Après avoir passé une partie de l’été à Nantucket, m’être infiltrée dans la forêt guyanaise, avoir navigué sur l’Atlantique, mes yeux se sont posés à Belleville, dans les années 90, et j’ai passé quelques jours (parce que j’ai fait durer le plaisir) au bout de la rue Piat dans une no-go-zone avant qu’elle ne devienne une bobo-zone.
Ce premier roman de Nadège Érika, intitulé Mon petit, va être un très grand succès. Son éditeur, Livres agités, qui ne publie que des premiers romans, frappe encore fort en cette rentrée littéraire qui se profile. Je ne suis pas dans le secret des dieux mais je le verrais bien dans les sélections de plusieurs prix littéraires, rien que ça !
J’ai arpenté le quartier il y a une dizaine d’années pour me documenter dans le cadre d’une commande littéraire (qui n’a d’ailleurs pas abouti) et j’avais pris des dizaines de photos dont ne subsiste qu’une seule et j’imagine que l’auteure reconnaîtra cette fresque signée par Jérôme Mesnager, visible en montant la rue de Ménilmontant (Paris 20°) au niveau du n°74.
Si l’Homme en blanc, « symbole de lumière, de force et de paix » est apparu le 16 janvier 1983, cette grande peinture a été réalisée en 1995 et pastiche le célèbre tableau La Danse, de Matisse.
Administrativement, le quartier de Belleville est limité aujourd’hui par l’axe des rues de Belleville, Pixérécourt, de Ménilmontant, et du boulevard de Belleville. Ses limites actuelles correspondent à une partie de l’ancienne commune de Belleville, annexée par Paris en 1860, qui s’étendait sur la moitié nord de l’actuel 20° arrondissement, mais aussi -en bonne partie- sur la moitié sud de l’actuel 19°.
D’abord paroisse rurale, ses activités étaient essentiellement agricoles. On y a aussi très longtemps extrait le gypse qui a fourni le plâtre de Paris et dont les carrières furent transformées en parc.
Le début du XXème siècle marqua le début de l’arrivée, par vagues successives, d’étrangers persécutés dans leur pays d’origine ou poussés par la misère : Arméniens, Juifs d’Europe centrale, maghrébins, juifs de Tunisie, Chinois, migrants…, faisant de Belleville un quartier où les valeurs de solidarité et de tolérance étaient d’actualité, une sorte de « ville-monde », avant qu’il ne se boboïse, phénomène qui fera fuir la grand-mère de l’auteure et qu’elle dénonce.
Le récit se situe essentiellement dans l’Est parisien que Nadège sillonne de part en part. Dans le roman elle s’appelle Naëlle mais on ne peut pas imaginer que le personnage ait été inventé. Elle est autant la petite fille de sa rigide mais si bonne Grand-Maman chez qui elle doit porter le col Claudine sur une jupe-culotte en tissu pied-de-poule, que fille de Jeanne, bohème, mère de quatre enfants de couleur différente, de quatre pères différents (p. 56). Elle fait la navette entre le 12 et le E en effectuant une mutation de style de vie entre les deux pour s’accommoder d’appartenir à une famille asymétrique (p.69). Plus tard, elle marchera depuis la rue de la Mare, trait d’union entre Belleville et Ménilmontant, en passant le plus possible par l’épicentre qu’est la place Gambetta et qui agit sur elle comme l’aiguille aimantée d’une boussole. Mon Dieu, ce qu’elle peut marcher !
La lecture commence « gentiment » dans un style très vivant, un peu effronté, par quelqu’un qui connait si bien le coin qu’elle est légitime à se moquer de la transformation de l’environnement. On comprend tout à fait aussi la nostalgie qu’elle peut en avoir et l’agacement à s’en sentir dépossédée par une population qui a les moyens d’y vivre dans l’abondance.
Le rituel de la baignoire fait sourire (p. 76), avec un peu de nostalgie pour moi qui ai connu plus rudimentaire encore puisque chez ma grand-mère il n’y avait ni salle de bains, ni eau chaude et qu’il s’agissait d’une grande bassine ovale, la même qui servait pour les grandes lessives.
Le livre est d’ailleurs un vibrant hommage à cette grand-mère qui l’appelait mon petit, ou ma Nana, selon l’humeur. Qui ne parlait jamais de temps de merde mais d’intempéries (p. 42). Naëlle intègre tous les codes. Mais elle nous aussi dit tout, avec un style cash. Elle confesse par exemple « prendre » un rouge à lèvres dans un magasin : quand j’ai pris, j’ai pris ! (p. 119). C’est qu’elle n’est jamais langue de bois. Non seulement ses lignes respirent la vérité mais en plus le style est personnel, très imagé, on ne peut plus clair.
Elle explique très bien l’évolution historique du quartier, renforcée par le mépris de classe que lui manifeste sa future belle-famille, se moquant de son ignorance à propos des glaces Bertholon (je pourrais lui donne des adresses bien meilleures, soit dit en passant) et s’étonnant qu’elle apprécie les ballets Preljocal (p. 134).
Pour se faire accepter, la jeune femme se fait discrète, acceptant de n’être que mignonne et rigolote. Des années plus tard elle persistera à offrir un silence de rêve à ceux qui voudront jouer avec elle au jeu de Tu-Me-Donnes-Quel-Age qu’elle déteste (p.258).
Pourtant elle n’a pas la langue dans sa poche, surtout quand elle dégaine son stylo pour écrire. A propos de cette belle famille elle transformera la mise en garde collée sur les portes du métro : Ne mets pas ton coeur dans cette famille, ou tu risque de te faire pincer le coeur très fort (p. 134). Ou encore : du coté des parents de Gustave j’ai très vite compris que la chaîne du froid avait été rompue. Ils avaient pris un coup de chaud, je veux dire. L’annonce de ma grossesse les avait achevés (p. 139).
Petit à petit, ce qui est une chronique tendre d’années difficiles mais joyeuses glisse dans un récit de vie bouleversant. Les indications ponctuant la première partie comme, à propos des gifles que lui envoie son père, je savais retenir mes larmes, j’avais du métier (p. 104) ne sont plus furtives. C’est un très long cri que l’on entend dans la seconde moitié du livre.
On le perçoit au détour de chaque paragraphe. La grossesse s’avère très difficile. Elle traversera son accouchement et le mois qui suivra comme un naufrage. J’ai ressenti de la colère à la lire en m’insurgeant que si peu de monde ne lui soit venu en aide.
Le décès d’un de ses jumeaux est une intoxication infinie et lente (p. 209). Nadège a le courage d’aborder un sujet tabou, de même que celui des fausse-couches, un terme qui révolte Line Papin dans Une vie possible. Les mamans des bébés morts ne parlent pas (p. 162). Comme si le drame était une énigme. Rien d’étonnant alors que les confidences soient ponctuées de termes médicaux et de rapports qui sonnent comme des pièces à conviction.
On voudrait tant qu’elle ne se sente plus coupable mais victime de la mort de cet enfant ! J’espère que son cri agira comme une délivrance. C’est le mot que l’on emploie (à l’instar du « travail » qu’elle n’aime pas) pour désigner un accouchement. Mon petit est un bel et beau bébé ! Nous souhaitons tous qu’il y en ait d’autres ensuite et que Nadège Érika soit l’heureuse maman d’une famille de nombreux romans depuis qu’elle a démissionné de son métier d’éducatrice spécialisée dans le médico-social pour se consacrer à l’écriture.
Mon petit de Nadège Erika, éditions Livres agités, en librairie le 25 août 2023
Les citations de début d’articles font référence à Un dernier été d’Erin Hildenbrand, Ceux qui restent de Jean Michelin et Mes Soeurs, n’aimez pas les marins de Gregory Nicolas.
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