Je suis allée voir Je change de file et j'en suis revenue conquise. Sarah Doraghi est épatante. de sincérité et de talent.
Arrivée en France en 1983, âgée de dix ans, fuyant la Révolution iranienne et la guerre entre l’Iran et l’Irak, la petite fille apprend vite. Douée pour les langues, elle choisit de faire des études de journalisme. William Leymergie la choisit pour présenter la chronique "culture en régions" sur Télématin, ce qu'elle ne manque pas de pointer avec humour au cours de la soirée : elle "l'étrangère", rendre compte de la culture de nos belles provinces... avec son passeport iranien et une carte de résident.
Son objectif est d'abord de rire ensemble de soi sur ce terrain vague de la scène où tout est possible. Elle l'affirme en interview et elle le démontre avec humour et amour. Et surtout un sens de l'autodérision puissance 1000. Aussi savoureux pour les français de souche que pour ses compatriotes (très nombreux dans la salle le soir de ma venue).
De fait elle ne se moque pas. Mais elle partage des souvenirs qui ne s'inventent pas. Si elle maitrise à la perfection la langue de Molière, sa mère multiplie les lapsus, mettant facilement les pieds dans le plâtre. C'est à elle qu'elle a emprunté le titre de son livre, paru aux éditions First, "Là tu dépasses les borgnes".
Elle m'a rappelé ma grand-mère qui n'était pas iranienne mais qui, ayant quitté l'école très tôt, avait sa manière personnelle d'employer les proverbes. A l'entendre on s'entendait comme marrons en foire. Quand elle était en colère elle menaçait qu'il n'y avait rien qui passe sans que ça ne rapace.
Sarah Doraghi a beaucoup communiqué sur se motivations. Je suis arrivée enfant dans ce pays qui n’était pas le mien, sans parler ni comprendre un mot. Mon livre de chevet a été pendant des années le Petit Robert, 3 pages avant de me coucher, essayant de retenir un mot par page pour tenter de les placer dans quelques phrases dès le lendemain. Ici, j’ai grandi, j’ai étudié, j’ai lu, j’ai découvert l’amour et les chansons d’amour, j’ai rencontré des gens formidables, bienveillants pour la plupart, parfois juste drôles. J’aime la France sans relâche, en continu. À l’heure où le pays dévisage son immigration, se sent mal aimé et dont l’esprit balance entre culpabilité et colère, il était urgent pour moi de faire ma déclaration d’amour à la France.
Ce spectacle était mon besoin de crier à cette France que si l’actualité la rend triste, qu’elle n’oublie jamais le pouvoir extraordinaire de ses valeurs, de ses principes, de ses trois mots-clés Liberté, Egalité, Fraternité qui ont éclairé nos cahiers et nos livres à nous, enfants de l’exil, qui avons étudié ici, sous la lumière de ces trois petits lampions, seule arme contre l’obscurité.
C'est sur la recommandation d'Isabelle Nanty qu'elle a créé Je change de file au BO Saint-Martin, avant de le jouer à la Comédie des Boulevards puis au Lucernaire et de poursuivre par une tournée dans toute la France.
Elle arrive sur scène en posant la question banale à laquelle il est souvent difficile de répondre : Sans indiscrétion, vous êtes d’où ? Il est vrai qu'en France, on ne coupe pas à cette interrogation qui est ressenti comme un interrogatoire. Qu'est-ce que j'ai pu être ennuyée de devoir justifier mes origines quand je travaillais en Alsace ! J'y étais considérée comme étrangère au motif que je venais de l'intérieur comme on dit là-bas avec mépris pour ceux qui sont nés de l'autre coté des Vosges.
Alors je comprends ce que Sarah a pu ressentir.
Elle confie qu'elle a autant appris notre langue dans les livres, à l'école qu'à la télévision, en particulier en se nourrissant des sketches de Muriel Robin dont l'aplomb lui servit de guide. Ne faisant pas de distinction entre la voix, l'intonation et la personnalité elle se mettait à parler comme l'humoriste dès qu'elle cherchait à s'affirmer.
Et elle nous rejoue ces moments sur scène. Sans décor mais quelques accessoires coté jardin : une table de bistrot, une chaise, un téléphone, un verre de vin rouge. Elle y campera la maman de sa copine Sophie qui avec force gestes de mains s'étonnait que la fillette ne mange pas avec les doigts et qu'elle ait pu arriver en France en avion, ce qui ne correspond pas à sa vision des réfugiés.
Plus tard elle s'y installera comme au Flore pour déguster un Club Rykiel, un "club sandwich tout nu" créé spécialement pour la couturière (et c'est vrai !) où le pain est remplacé par des feuilles de romaine, avec ketchup et moutarde à la place de la mayonnaise. Elle a raison de railler le "conceptuel" à tout prix.
Elle est très forte pour balayer les idées reçues : Le Caire, l'Egypte et la Turquie n'ont pas de rapport avec l'Iran. Levons le voile dit-elle avec humour, rappelant 5000 ans d'histoire, la Perse, un territoire grand comme 3 fois et demi la France, entouré de pays dont le nom se termine systématiquement par "kan", de multiples révolutions, la prise de pouvoir par un ayatollah qui a vécu près de Paris à Neaulphe-le-Chateau (c'est encore vrai) comme Marguerite Duras (ça c'est moi qui l'ajoute), et puis la guerre Iran-Irak qui a fait 1 million de morts. Voilà le public est prêt à entendre la suite.
Le moins qu'on puisse dire est que Sarah ne ménage pas les effets. Elle s'étonne que la prière soit remplacée à la télévision par Bonne Nuit les Petits. Elle décrypte la littérature jeunesse, voyant dans la bande dessinée des Schtroumpfs un éloge au communisme où le rouge aurait été remplacé par du bleu. Poursuivant avec les couleurs elle établit un parallèle entre Stendhal et Louboutin pour leur association du rouge et du noir.
Inversement elle se lance dans une analyse lexicale de la danse orientale qui est à mourir de rire. Les mouvements des mains seraient une sorte de langage codé censé rassurer l'homme que l'on veut séduire sur ses capacités à se maquiller, mettre la table ...
La tentation est forte de vous raconter le spectacle, de vous dire pourquoi elle aime Ravel, de pointer la valeur pédagogique des matchs de Roland-Garros, d'expliquer le choix du titre un peu énigmatique du spectacle et de souligner que oui elle mange du saucisson et plutôt deux fois qu'une. Parce qu'elle aime ça et qu'elle est intégrée tout en restant fière de ses origines.
Elle aime autant la France que l'Iran et le public salue bien bas son talent et sa joie de vivre. Qu'elle soit rassurée : elle ne risque plus d'être regardée comme une terroriste potentielle mais comme une humoriste à haut potentiel, mille fois oui.
Sa manière de prononcer les S est un moment d'anthologie. Le s de la minaudeuse, une exception française, qui ne prend au restaurant que des carpaccios, n'a rien à voir avec celui de l'homme qui déjà petit zozotait. Il faut l'entendre parler l'anglais du commandant de bord ! Sarah imite à merveille mais elle est inimitable.
Je change de file,
Textes : Sarah Doraghi
Mise en scène : Isabelle Nanty et Sharzad Doraghi-Karila
Du 30 juin au 3 septembre 2016 avant une tournée en France.
Les jeudis, vendredis et samedis à 21h30
Au Théâtre du Lucernaire 53, rue Notre-Dame-des-Champs 75006 Paris
Le spectacle est de nouveau programmé au Lucernaire jusqu'au 14 janvier 2017, voire plus ...
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire