Chagrin pour soi est un spectacle dont je vais longtemps me souvenir, et pas seulement parce que je l'ai vu deux fois (il y a deux distributions alors pas question de faire un jaloux), mais parce qu'il est tout simplement écrit aux petits oignons, drôle comme une chute sur le verglas et terriblement juste sur un thème ingrat.
Je suppose que vous n'avez pas envie qu'on vous parle de chagrin d'amour inconsolable pendant une heure trente ... Vous changerez d'avis en sortant du théâtre. Et vous m'imiterez en y retournant.
L’annonce est brutale. Le mari a besoin de liberté au nom de l’amour. Grand seigneur il promet de rester jusqu’à Noël (vous remarquerez que la pièce est de circonstance). La femme a de la fierté. Elle ne supplie pas, ne quémande pas un amour réchauffé (d'autant qu'il n'est pas sûr qu'il soit réchauffable).
Pauline (extraordinaire Sophie Forte) le vire comme un saligot, ce qu’il est. Il est cinq heures du matin. On est la veille de Noël, précisément le 23 décembre (parce que chez ces gens là on considère que la fête a lieu le 24).
Vous imaginez la tête de déterrée de cette femme quand on sonne à la porte qu’elle se précipite pour ouvrir persuadée que son mari revient (déjà !) penaud et avec excuses. Ce n’est pas un fantôme qui s'impose alors mais le Chagrin, un professionnel de catégorie 4 (donc très très sérieux), personnage collant au possible qui va s’incruster des mois à ses côtés.
La chanceuse a hérité d’un gros chagrin de longue durée qui déroule un CV impressionnant, affirmant avoir inspiré Rimbaud, Barbara, Léo Ferré et autres célébrités. Si ça se trouve je vais vous inspirer un spectacle, se permet-il de suggérer. Prémonitoire ...
Notre "homme" est perfectionniste. Il commence le journal de sa mission que, moderne, il tiendra en enregistrant un résumé de la situation sur un dictaphone. Jour J, 23 décembre, prise de fonction ouvrant sur des perspectives magnifiques.
A partir de là le chagrin (personnifié à la perfection par Tchavdar Pentchev) occupera la scène pratiquement sans discontinuer. Il est partout, même dans le sapin où il se cache derrière les guirlandes.
Il fallait d'autres acteurs pour jouer tous les protagonistes que l'on rencontre dans la vraie vie : le mari, les enfants, le coiffeur, les médecins, la meilleure amie ... Impossible d'engager autant de comédiens que de rôles à tenir. C'est là que Sophie Forte et Virginie Lemoine (qui écrivent pour la première fois ensemble) ont eu une idée de génie en écrivant le texte : elles les ont tous confié à une seule personne, en se disant qu'il suffirait de trouver le comédien idéal.
Et elles en ont déniché deux, parce que leur idéal l'était tellement qu'il était engagé sur un autre spectacle qui se jouait en même temps. Voilà comment William Mesguisch et Pierre-Jean Chérer se sont retrouvés à se partager l'affiche. Ils ont chacun leur manière de s'approprier "les" personnages et leurs deux compères, Tchavdar comme Sophie, sont autant à l'aise, quoique forcément un peu différents aussi, avec l'un qu'avec l'autre. J'ai vu les deux options et je n'ai pas de préférence.
Le challenge était élevé. Il le fut plus encore car outre des personnages de chair et de sang, ils doivent interpréter aussi des sentiments comme la colère, le déni, l'espoir .... Ce qui est insensé c'est qu'on comprend instantanément qui ils sont.
Et elles en ont déniché deux, parce que leur idéal l'était tellement qu'il était engagé sur un autre spectacle qui se jouait en même temps. Voilà comment William Mesguisch et Pierre-Jean Chérer se sont retrouvés à se partager l'affiche. Ils ont chacun leur manière de s'approprier "les" personnages et leurs deux compères, Tchavdar comme Sophie, sont autant à l'aise, quoique forcément un peu différents aussi, avec l'un qu'avec l'autre. J'ai vu les deux options et je n'ai pas de préférence.
Le challenge était élevé. Il le fut plus encore car outre des personnages de chair et de sang, ils doivent interpréter aussi des sentiments comme la colère, le déni, l'espoir .... Ce qui est insensé c'est qu'on comprend instantanément qui ils sont.
On connaît les étapes du deuil. On sait que l'on passera par le choc, le déni, la colère, le marchandage, la tristesse, la résignation et l'acceptation avant de pouvoir se reconstruire. On a deviné que Pauline les traversera toutes, et dans cet ordre. Mais ce n’est pas dérangeant : on a compris aussi qu’on va se régaler. En fait la surprise ne vient pas tellement du fond mais de la forme et c’est très bien ainsi.
Pour signifier les filles, le comédien porte un blouson assemblé de deux morceaux différents, avec une coiffure asymétrique si bien que le profil gauche est celui de la petite fille et le droit celui de la grande soeur. Il change aussi sa voix en fonction de l'âge de l'enfant. On perçoit leur sensibilité à l'humeur en dents de scie de leur mère, étonnées de la voir accepter de péter la carte bleue dans les magasins ou se souler en buvant du champagne au goulot, avec sur la tête des cornes de renne (c'est Noël), même si elle a l'air trop bien avec.
Nous sommes à J + 1, en plein déni de réalité et c'est toujours Noël. Pauline cherche à se montrer forte et combattive. La musique rock est à fond et elle hurle dégage connard à un chagrin qui semble si grand à coté d'elle, qui parait si petite.
La copine Odile, qui parle la bouche pleine, n'a jamais le bon conseil. Le chagrin empathique lui fredonnera une comptine dors dors dors, personne ne rêve de ton corps ... tout flétrie, bref une berceuse de chagrin. Mais il peut aussi se mettre en veilleuse, le temps d'une séance inouïe chez un coiffeur qui fait un numéro sensationnel digne d'Arturo Brachetti faisant émerger une nouvelle tête par demi-minute à Pauline cachée derrière un magazine DEFRANGE (joli clin d'oeil à la célèbre enseigne).
On applaudit quand Pauline apparait enfin au naturel. Derrière la farce, Sophie et Virginie exploitent à la perfection et avec sensibilité les difficultés rencontrées pour surmonter un état dépressif tout à fait légitime au demeurant. Les médicaments seront bien entendu inefficaces. On a beau ne pas aimer l'expression elle est juste : il faut laisser le temps au temps. Les jours s’égrènent.
Notre vaillante Pauline ne chôme pas. Elle fait ce qu'elle peut, essaie de rester une "bonne" mère. En appliquant la règle d'or consistant à ne pas dire du mal du père (cet enfoiré). Elle ne va guère mieux. Pourtant elle y croit. On frappe à la porte. Je suis l’espoir, doucereux puis vindicatif. Mais le chagrin le chasse : c’était personne (indiquant que ce sentiment est bien fugitif). Et ça reprend avec un maelström d’émotions pour Pauline, de rire pour la salle.
J + 19 c’est dingue je me sens bien annonce Pauline. La pauvre n’est pourtant pas tirée d’affaires. La rechute est inévitable. Ça fait partie du processus. On pourrait recommander le spectacle à tous les déprimés, pour les rassurer et à tous ceux qui vont bien ... pour le moment, pour les prévenir de ce qui les attend. ... peut-être.
J + 44 il ne reviendra plus. Le chagrin compatit une fois de plus. On aborde le pardon, enfin l’intention de pardonner. Car le mari manque plutôt de tact. Va, je ne te hais point consent Pauline, ce qui provoque l'hilarité dans le public.
Ce voyage qu'on devait faire ensemble ... je le ferais, dit le mari, ...avec une autre, l'autre. Autant dire qu'il déclenche une crise. La colère ne lui sera d'aucune aide, empêtrée avec ses gants de boxe. La lumière rouge s'assombrit, la colère retombe, le chagrin subsiste. Les pleurs reviennent.
Pauline est pourtant de bonne composition, prête à tout pour s'en sortir, jusqu'à prendre des fleurs de Bach (qu'elle bricole elle-même car c'est hors de prix). Elle aura tout essayé. Odile ne sait plus quoi conseiller.
J + 60 elle est encore au lit. Son généraliste la trouve abattue, l'engueule, et c'est partie pour une prescription de Prozac et autres anti dépresseurs qui la font ronfler pendant trois jours. le chagrin finit par s'inquiéter et tente le tout pour le tout en se résolvant au bisou (du prince charmant) et provoque un cri.
On pourra prétendre que le chagrin est une émotion utile et salvatrice. Mon cul, dira Pauline qui n'en peut plus de souffrir. Il ne faut pas avoir peur du chagrin, il est nécessaire. Il est surtout indécollable et où qu'on aille on l'emmène avec soi, y compris dans les faubourgs d'Hanoï où elle part en vacances.
Elle comprend aussi que la peur ça fait peur et se met à chanter, danser et à entrainer le chagrin dans ses élucubrations avec folie. On la voit zinzin à NewYork comme Bollywood, Genève, Athènes. On jurerait qu'elle est en pleine improvisation (pas du tout) allant jusqu'à tracter pour un spectacle sur le chagrin qui sera joué en Avignon à 23 h 45 au Chat qui pète.
Toutes les pistes sont tentées pour s'en débarrasser, y compris jouer à 123 soleil ou s'essayer à la méditation (sur la voix de Virginie Lemoine). Elle se casse la figure, chasse les pensées parasites qui se manifeste dans un théâtre d'objets avec des marionnettes.
Le décor fonctionne très bien, sur le principe des tiroirs, avec une grand économie de moyens, pour une efficacité maximum.
Arrive alors le quotidien qui reprend ses droits (quand on dit que la vie continue). Le chagrin se sacrifie. Pauline sombre de nouveau dans le somnifères et ... à 4 heures du matin Alexandre (le mari) revient. Ce n'est qu'un rêve, qui nous vaut une scène touchante avec la chanson des souvenirs ... les traces tristes du passé qui résiste.
Le chagrin est un vrai partenaire. Il persiste à vouloir s'incruster. Les faux départs s'enchainent à coup de excusez moi j'ai oublié ma mallette, avec un formidable sens du comique de répétition.
J + 183 à 215 Pauline écrit son histoire et c'est le chagrin qui est désormais dans le déni.
J + 362, elle est radieuse, le chagrin rabougri.
Elle est devenue actrice, sur scène. Je me suis enfin rencontrée (c'est la reconstruction). Et le chagrin brutalement au chômage quémande du travail.
La réplique du début tu vois la valise, ton slip la porte, tu fais le rapprochement entre les trois, prend un tout autre sens. La boucle est bouclée. Et le chagrin doit accepter l'évidence : un beau matin vous vous apercevrez tout simplement que je ne suis plus là.
Avec beaucoup de rythme, de chants, de danses et des dialogues qui font mouche, la pièce démontre que quel que soit l'ampleur du chagrin la reconstruction est possible. Le texte s'adosse à la réalité mais en étant plus déjanté tout de même. En ayant choisi un personnage de battante (mais capable d'humour et surtout d'autodérision) les auteures signifient que le chagrin touche tout le monde et qu'il est inéluctable mais pas sans espoir.
On souhaite une longue route à l'équipe et on espère une captation pour la télévision. Chagrin pour soi le mérite et le public aussi.
Chagrin pour soi
De Sophie Forte et Virginie LemoineMise en scène Virginie Lemoine
Avec Pierre-Jean Cherer, Sophie Forte, William Mesguich, Tchavdar Pentchev
(William Mesguich joue en alternance avec Pierre-Jean Cherer)
Du 15 novembre 2017 au 07 février 2018
Du mardi au samedi à 21 h, supplémentaire le samedi à 15 h 30
Du 7 février au 4 mars la séance passe à 19 heures
Théâtre La Bruyère, 5, rue La Bruyère, 75009 Paris
Location : 01 48 74 76 99
Les photos qui ne sont pas logotypées A bride abattue sont de Karine Letellier
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