Je crois que je ne vais pas pouvoir écrire une critique comme je le fais habituellement.
Scruter le texte d'Une fille de passage me semblerait indécent. Je sais bien qu'il s'agit d'autofiction, donc librement consentie si je puis le faire remarquer, puisque Cécile Balavoine a publié sans la moindre contrainte, et des années après la période concernée.
Scruter le texte d'Une fille de passage me semblerait indécent. Je sais bien qu'il s'agit d'autofiction, donc librement consentie si je puis le faire remarquer, puisque Cécile Balavoine a publié sans la moindre contrainte, et des années après la période concernée.
En écrivant un livre, elle autorise qu'on la regarde, le cas échéant que l'on juge, peut-être pas qu'on la juge, mais qu'on commente les faits. Et c'est précisément là que je suis comme interdite. Stupéfaite par ce courage, et par son honnêteté à dire. Le terme de "roman" figure sur la couverture mais je sais, je le répète, qu'il s'agit d'une autofiction, et que donc tout n'est sans doute pas rigoureusement exact, mais là n'est pas la question.
Il y a une telle puissance dans les lignes qui se déploient que je ne peux que songer à plusieurs écrivains, comme Joyce Carol Oates, et tant d'autres femmes, qui ont su s'affranchir de la pudeur qu'il faut abandonner pour se livrer. Se livrer, voilà bien tout ce que je peux oser pointer.
Je pressentais, rien qu'en tenant l'objet entre mes mains, cette application de l'auteure à coucher toutes les émotions, et surtout aussi les questions qui n'ont cessé de la secouer pendant tout ce temps qu'a duré sa relation avec Doudou.
Nous remontons avec elle en arrière, en septembre 1997, à New-York. La jeune Cécile est étudiante. L’un de ses professeurs est un écrivain célèbre : Serge Doubrovsky, pape de l’autofiction. Entre elle et lui s’installe une relation très forte. Les années passant, la jeune femme et l’écrivain se voient, à Paris ou à New York, ils dînent ensemble, apprennent à se connaître toujours plus intimement, échangent sur la littérature et sur la vie. Bientôt, ils n’ont plus de secret l’un pour l’autre, une confiance absolue les lie. Pygmalion ou père de substitution, Doubrovsky n’est pour Cécile ni l’un ni l’autre. Du moins se plaît-elle à le croire et à le lui faire croire.
Arrive le cap de l'an 2000 auquel la (encore) jeune Cécile attribue une valeur symbolique. Passage obligatoire pour tout un chacun, inéluctable, à l'instar de la mort, dont l'écrivain éprouve une frayeur obsessionnelle.
Il n'est pas nécessaire d'être "grand critique" pour prédire que, malgré une sortie au pire moment de 2020, Une fille de passage deviendra un de ces ouvrages dont on recommandera la lecture, non seulement aux étudiants en littérature, mais à toutes les femmes. Et je crois que l'on peut dire qu'une grande auteure est là, près de nous, et dans la force de l'âge.
Car au-delà de son intérêt pour ceux qui ont envie de mieux connaitre le fondement de l'autofiction, ou qui feraient une fixation sur le célèbre écrivain que fut Serge Doubrovsky, la manière dont Cécile Balavoine analyse la relation entre un homme et une femme est très pertinente, en dehors même de la question de l'âge. Il se noue entre les deux protagonistes un rapport de domination qui ne peut pas combler les attentes de cette femme qui n'envisage rien sous l'angle de la soumission. Sans doute a-t-elle rêvé, un instant, vivre auprès de lui comme son égale. Sans doute a-t-il craint cette arithmétique. La bascule était inévitable. Malgré l'attirance, les sentiments, la connivence, l'évidence ... Tout cela ne pesait pas suffisamment.
Une musique particulière se dégage au fil des chapitres, lesquels se déploient dans une chronologie imposée par l'ordre dans lequel les souvenirs reviennent à Cécile, enfin c'est ce qu'elle laisse supposer au lecteur. La déambulation est probablement construite sans prévoir de place au hasard, même si celui-ci se fraie nécessairement un chemin, à l'instar des personnages que l'étudiante croise au détour de ses promenades dans la capitale new-yorkaise.
Le décor participe à l'ancrage des souvenirs. Cécile écrit à merveille l'ambiance de la ville américaine, qu'elle traverse de part en part. Le salon d'où l'on contemple l'or du soir sur les buildings. Le changement de perspective consécutif à la démolition des tours jumelles du Worl Trade Center. L'ambiance si différente entre Soho et le quartier d'East Village. Le moindre élément fait sens. Une porte intentionnellement entrouverte, un cadenas, un bouquet de fleurs, l'odeur désuète d'un après-rasage, la douceur d'un tricot.
On comprend que la jeune fille ressent sent une immense empathie à l'égard du vieil homme, faite de respect, d'admiration et d'une autre chose, de cet état si particulier que l'on peut éprouver avec quelqu'un dont on partage le cheminement. Ce n'est pas de l'amitié, ni de l'amour. Serge est un frère d'âme .... qui est aussi compagnon d'armes. La frontière entre les trois états (amitié, amour, affection) est si poreuse que l'un comme l'autre, peut parfois se sentir aspiré et être tenté d'incliner la trajectoire. C'est cela (aussi) qu'elle expose au lecteur, sans innocence, mais avec confiance.
L'écriture était sans doute un outil de séduction pour Serge Doubrovsky. Tu sais, si je devais raconter notre histoire, voilà comment je la commencerais : On se vouvoie, on se louvoie (p. 129) (...) Il allait donc écrire sur moi, j'allais devenir un personnage.
On connait les atermoiements amoureux à propos de l'importance qu'on revêt dans le coeur de l'autre. On a beaucoup moins écrit, me semble-t-il, sur l'attachement affectueux, en dehors d'une sexualité affirmée. Cécile Balavoine témoigne que, finalement, ces deux situations sont très semblables, produisant les mêmes effets alors que les causes sont différentes.
Ainsi on peut lire (p. 77) alors qu'elle relate une première séance de travail à laquelle elle participe comme étudiante, et lui comme professeur : Il ne m'avait accordé aucun instant de connivence, aucun signe de reconnaissance, pas même un bref coup d'oeil. J'en avais ressenti une blessure, aigüe et saisissante. Même si je me disais qu'il fallait bien dissimuler les manifestations de notre amitié naissante.
Un autre intérêt de son livre est d'en apprendre davantage sur les diverses manières de pratiquer l'écriture. C'était un écrivain de l'instinct, dont les romans se construisaient d'eux-mêmes, comme indépendamment de lui. Il racontait qu'il se corrigeait peu, qu'il écrivait par flots, sous l'impulsion de ses jeux de mots, qu'il se laissait guider par le bruit de ses doigts sur le clavier de sa machine à écrire. Ses romans grandissaient comme des enfants sauvages. Ecrire était pour lui un acte vital, naturel, organique. Et désormais, il allait devoir enseigner ce geste presque inné (p. 77).
Cet immense écrivain, déjà professeur aguerri en littérature, se lance dans un nouveau cours, d'écriture créative (p. 77), une pratique très courante pour les étudiants américains mais dont il pense ne pas maitriser les codes : Je ne fais jamais de plan pour un roman, je ne prends pas de notes, je ne tiens pas de journal pour me souvenir de ma vie, qui constitue pourtant la matière de mes livres (p. 78).
Elle le vouvoie, il la tutoie. Elle est sur le registre d'une amitié affectueuse. (...) quelle compassion j'avais pour lui, quelle curiosité j'avais de ses histoires, de ses mots, de sa guerre, de ses parents, de tous ces gens qu'il avait pu aimer bien avant nos naissances (p. 79).
On comprend vite (p.88) qu'il serait disposé à ce que leur relation glisse vers autre autre chose, comme le baiser qu'il lui donne un soir.
Puis il s’était penché. Je m’étais approchée pour lui offrir ma joue. Mais il s’était penché encore. Et soudain, dans le choc des visages, j’avais senti l’humidité de sa bouche s’échouer au coin de mes lèvres. Je n’avais eu que le temps d’esquisser un mouvement de recul. Il avait refermé la portière, me faisant un signe de la main en me souriant tandis que la voiture démarrait et que je m’effondrais sur le dossier, essuyant mon visage avec dégoût sur la manche de ma veste en jean, le cœur battant, en retenant mes larmes.
Ce moment est loin d'être anodin, parce qu'elle n'avait pas du tout envisagé cela. Il provoque en elle honte, tristesse et colère, écrira-t-elle (p. 90), les mêmes émotions qu'après un viol, même s'il ne s'est pas agi d'un viol physique.
Il y aura entre eux un je t'aime en forme de reproche (p. 104). Qui pourrait résister à ce tourbillon ? Elle se confie à un psy, creuse le mal et le bien, attraction et répulsion, honte et fierté. Quand les souvenirs deviennent trop brûlants, elle les écrit en anglais, à l'homme comme à l'écrivain, sans nous les traduire. L'inévitable se produit : elle-même devient malade, comme en miroir au cancer du rein dont il est opéré.
La jeune femme lui conserve néanmoins peu ou prou ses sentiments. Il ne lâche pas le morceau, comme dirait les ados d'aujourd'hui. Avoir presque le triple de son âge ne le freine pas : Ne t'inquiète pas mon petit moineau, un jour viendra où nous ... (p. 123). Très vite il joue son va-tout : je t'épouse. Je te donne la sécurité, la stabilité, mon nom, la gloire-du-nom. Elle éructe : Merci mais je me la ferai moi-même (p. 140). Piqué au vif il en épousera une autre, une dernière, à peine plus âgée qu'elle et lui annoncera la nouvelle dans la foulée. Un homme de l'âge de mon grand-père qui ne m'a jamais vue nue me demande en mariage et me quitte en même temps (p. 142).
Elle ne l'aura sans doute pas guéri de son obsession. Elle croyait le rassurer en lui disant qu'il avait l'âge de son grand-père, lequel était en parfaite santé. Sa remarque le foudroie car elle signe surtout l'improbabilité d'une relation réellement amoureuse. Il admet qu'elle ne pourra que demeurer en lui une pythie et une amitié amoureuse (p. 178). Il n'aura été pour elle, comme il le lui écrira, quinze ans plus tard en dédicace, qu'un homme de passage.
Le grand homme aurait-il fait une erreur d'appréciation ? Sa femme Elisabeth nous éclaire à ce propos en donnant sa définition de l'amour : un être qu'on aime, on ne fait pas de tri dedans, c'est à prendre ou à laisser.
Il aura surtout été un pédagogue hors pair, dont l'enseignement illustre à la perfection la devise de Maria Montessori : apprends moi à faire tout seul. En lui rendant son manuscrit il lui assène : Il faudra que tu fournisses un travail de Romain (sous-entendu si tu as l'ambition de publier) p. 194.
Après avoir été Céline dans son dernier roman, la jeune femme fera de lui le personnage central du sien, à ceci près qu'elle s'affranchira du code de l'autofiction en osant coucher sur le papier son identité véritable et celle de sa dernière épouse, Elisabeth, et en leur dédicaçant sans ambages le trajet d'Une fille de passage.
Si l'autofiction n'a rien à voir avec la reconstitution exacte des évènements, ce roman, qui se réclame de cette nature, est malgré tout l'exact reflet de leurs conséquences.
Livre lu dans le cadre de la Sélection "anniversaire" 2020 : 14 romans (premiers ou deuxième textes, anciens ou récents, français ou traduits) choisis par un panel d’auteurs et 5 seconds romans français.
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