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La publication des articles est conçue selon une alternance entre le culinaire et la culture où prennent place des critiques de spectacles, de films, de concerts, de livres et d’expositions … pour y défendre les valeurs liées au patrimoine et la création, sous toutes ses formes.

samedi 9 novembre 2024

Exposition Heinz Berggruen, un marchand et sa collection au Musée de l’Orangerie

J’ai été enchantée par l’exposition Heinz Berggruen, un marchand et sa collection que j’ai vue au Musée de l’Orangerie alors qu’a priori je n’y venais que pour revoir les grands tableaux de Monet consacrés aux Nymphéas.

C’est un petit tableau de Klee (1879-1940), un de ses peintres préférés, qui a été choisi pour l’affiche de l’exposition : Paysage en Bleu (Landschaft in Blau), 1917, Aquarelle, crayon, encre sur papier apprêté sur carton, 18,3 x 24,5 cm. Collection particulière, en dépôt au Berggruen Museum.

Le marchand-collectionneur allemand (1914-2007) a constitué un ensemble exceptionnel de ses maîtres du XX° siècle, en travaillant dans la lignée d’un Paul Guillaume, dont le musée conserve la collection, et à laquelle je vais consacrer un article spécifique.

Cette exposition temporaire permet d’explorer le rapport de ce galeriste singulier avec ses artistes et son réseau du marché de l’art de l’après-guerre à Paris. Il serait erroné de parler de "destin tout tracé" pour définir la vie de Heinz Berggruen. Né dans une famille juive à Berlin en 1914, il s’est exilé en Californie à l’orée de la Seconde Guerre Mondiale. Après des études en France, il a ses premiers contacts avec le monde de l’art à San Francisco. Au lendemain de la guerre, Berggruen préfère retourner sur le vieux continent, d’abord dans son pays natal en tant que journaliste, puis au siège de l’UNESCO à Paris. Lassé, il s’engouffre petit à petit dans le marché de l’art : après une première galerie Place Dauphine, il s’installe définitivement rue de l’Université où il se spécialise notamment dans les arts graphiques des artistes modernes.

Passionné, il noue très rapidement des contacts avec la sphère culturelle parisienne et rencontre autant les artistes à exposer que les poètes, marchands, historiens, critiques et collectionneurs de l’époque. Berggruen se fait une place certaine dans la capitale et fort de son succès, il devient son "meilleur client". En effet, guidé par ses propres goûts et affinités, il constitue une solide collection d’œuvres du XX° siècle autour de ses deux maîtres favoris : Picasso et Klee, dont il mettra en avant l’ensemble quasi exhaustif de leurs oeuvres. Il se focalisera aussi sur les remarquables papiers collés de Matisse et les sculptures filiformes de Giacometti.

Le parcours de l’exposition, entre monographies et focus thématiques, souligne avant tout les goûts particuliers et personnels de Berggruen. Cédé à l’état allemand en 2000, quelques années avant la mort du collectionneur, sa collection trouve un écho particulier avec celle de Paul Guillaume, faisant de lui un acteur majeur du marché de l’art parisien de la deuxième moitié du XX° siècle.
Klee a occupé une place à part dans la collection de Berggruen. Il est tant fasciné par cet artiste qu'il le surnomme "le magicien". Ses paysages abstraits sont des fenêtres sur le monde intérieur du peintre. C'est particulièrement sensible avec Lieu dans le Nord, aquarelle, gouache et encre sur papier apprêté sur carton (1923) où l'aquarelle permet une extraordinaire harmonie des couleurs et des effets de contraste et de résonance.

vendredi 8 novembre 2024

One Place, 5 restaurants et plus encore à Rungis

Gregory Cohen a inauguré hier un Food court sur la commune de Rungis. C’est aux portes du Min mais ce n’est pas à l’intérieur de l’immense marché international qui est, personne ne peut dire le contraire, un lieu d'approvisionnement exceptionnel.

Cela s’appelle One Place mais c'est en fait 5 lieux de restauration offrant cinq cuisines différentes dans cinq ambiances appropriées (plus une cuisine centrale, un bar privé, un restaurant d’exception). Et s'il ne s'agit pas d'un unique restaurant c'est parce que le chef, qui est aussi un homme d'affaires (n'y voyez aucune critique négative de ma part) a bien compris une des nouvelles tendances de consommation : vouloir multiplier les expériences gustatives sans se ruiner.

L'offre est innovante et audacieuse parce qu'elle promet du 100% fait maison. Voilà pourquoi il s'est doté en sous-sol d'une grande cuisine de préparation générale de 800 m2, utilisée comme un véritable laboratoire traiteur. Les consommateurs ne peuvent qu'être ravis. On le sait car les portes ont ouvert il y a quelques semaines, en septembre 2024, au sein du Parc Icade Paris Orly-Rungis, au sud de Paris.

Pour ceux qui ne connaîtraient pas ce chef je rappellerai qu'il a commencé sa carrière dans le numérique à l'international, avant de revenir à son premier amour, la cuisine, en devenant célèbre grâce à ses nombreux passages télévisés. Il faut dire que la restauration est un secteur qu'il connait depuis toujours. Son père était chef du Galant verre, le restaurant de la rue de Verneuil dont Serge Gainsbourg était un habitué, appréciant particulièrement la sole meunière.

On entre par le rez-de-chaussée, qui comporte environ 300 places assises, réparties sur cinq espaces de restauration. Si le pari du chef est de promettre une cuisine rapide on peut tout de même avoir envie de s'attarder parce que les ambiances sont vraiment différentes et hésiter longuement entre les plats car on devine que les saveurs pourront surprendre.

Les cinq voyages gustatifs possibles correspondent aux affinités de Gregory Cohen qui le dit lui-même : Je suis profondément ancré dans la Méditerranée. J’aime les saveurs asiatiques. J'ai vécu pendant des années aux Etats Unis et j’ai des origines italiennes de par mes arrière grands parents, qui étaient siciliens.

Je ne sais pas si la soirée aura permis de s'en faire une idée exacte mais je vous garantis que le pastrami (maison, je le rappelle, comme le pain de mie des sandwichs) est à se damner et que j'ai adoré la version Reuben. Vous le trouverez chez Shmatz, inspiré du Katz's Delicatessen de Manhattan dans le Lower East Side, auquel Willy Katz, un immigré juif venu de Russie a accolé son nom en 1903. L'établissement propose des plats typiques de la cuisine juive nord-américaine comme le sandwich à la viande fumée, au corned-beef ou au pastrami, la soupe de boulettes de Matza, le sandwich Reuben (très surprenant pour qui le découvre car il est fourré de corned-beef, choucroute, emmental et sauce russe) et initie les américains aux cornichons de type pickle.
Bien entendu l'endroit se fait un devoir de proposer plusieurs bières pressions américaines (à consommer en toute modération, cela va de soi).
Les pâtes fraiches sont un régal (elles changent tous les jours) et les pizzas hyper digestes (on comprend l'intérêt de savoir préparer la biga, qui est une sorte de pré-ferment avant l'étape de pétrissage. Et chez Bella Gigi elle fermente 24 heures et la pâte lèvera pendant 48 autres). Je veux bien croire que ce sont les racines siciliennes qui auront inspiré Grégory qui a tenu particulièrement à équiper l'espace d'un four dix étoiles.

jeudi 7 novembre 2024

Le papier peint jaune mis en scène par Alix Riemer

J'ignorais que The Yellow Wallpaper, Le papier peint jaune, écrit par Charlotte Perkins Gilman en 1890, était un texte majeur de la littérature féministe et fantastique américaine.
Une jeune femme ayant récemment accouché est condamnée à une "thérapie du repos" par son mari John dans une chambre au papier peint jaune d'une grande maison coloniale de l’Est américain, et se retrouve peu à peu en proie à de multiples hallucinations.
Qu'il s'agisse d'une pépite est une évidence avec la formidable incarnation de Marie Kauffmann, qui le soir de la première, a fait face à plusieurs aléas avec sang-froid. Ce fut d'abord le malaise d'une spectatrice puis plus tard une salve de tirs qu'on pensait appartenir à la bande-son tant ils résonnaient à un moment clé.

Quelque chose, et c'est infiniment subtil, nous laisse entendre dès le début que le discours de la jeune femme est sincère mais sonne faux. Je veux dire que le spectateur n'est pas dupe. Le mari n'a pas enfermé Jane "pour son bien". Le doute n'est permis que sur les motivations du conjoint qui, parce qu'il est médecin, s'arroge le droit de décider ce qui est bon pour sa femme, et s'emploie à l'en persuader, sans y parvenir tout à fait. Il suffit de l'entendre nous confier que John est médecin et que c'est peut-être pour cette raison que je ne guéris pas plus vite.

Il est plausible que la jeune mère ait développé une dépression post-partum. Ce récit est d'ailleurs largement autobiographique et comme Virginia Woolf ou Edith Wharton, l'auteure a été contrainte à une "cure de repos" prescrite par un médecin, et qui la plongea dans les parages de la folie. La publication du Papier peint jaune amènera -et on s'en réjouit- le corps médical à remettre en cause ce type de soins.

L'enfermement ne gommera pas le baby-blues de Jane. On l'a compris avec la crise sanitaire de 2020. Un confinement cristallise les tensions. L'isolement, qui a été annoncé pour ne durer que trois mois mais dont on ne voit pas la fin, va légitimement "taper sur les nerfs" de la narratrice, cramponnée à son fauteuil, figée dans une posture de défense pendant la première partie.

Qui résisterait à n'avoir le droit de ne rien faire, en étant écartée de son enfant, privée de toute visite (sauf celle d'une belle-soeur inquiétante) et interdite d'écrire alors que c'est la seule chose qui peut la soulager, ce qu'elle fera en cachette … impossible de procéder autrement.

La description de la pièce vaste, aérée et ensoleillée, mais avec des barreaux aux fenêtres et un lit horrible a de quoi miner le moral de la plus optimiste d'entre nous. Et ce papier peint orné de grands motifs jaunes devient le seul endroit où il est possible (et autorisé) de rêver un peu. De là à s'évader il n'y a qu'un pas. A condition de quitter la posture dans laquelle le personnage s'est rigidifié.

Ce qui est très réussi c'est de permettre au spectateur de se laisser porter par le mystère en lui laissant imaginer le motif du papier peint. Voilà pourquoi la chambre est un lieu symbolique, bordée de deux murs de rideaux blancs sur lesquels la lumière créera des ambiances. Des cierges ceinturent le sol, jaune curcuma intense, dont on est persuadé qu'il est composé de sable coloré. Quelle surprise quand il change brutalement de teinte ! Le travail de Mathilde Chamoux est magique.

Côté costumes Anaïs Heureux a coupé une tenue évoquant l'habit de lumières que porte le torero sur une chemise blanche à jabot, et suggère la détermination de la patiente, pour le moment immobile au centre de l'arène, à l'exception de sa tête qui est le seul organe à bouger. Vous comprenez ? Je ne baisse pas la garde.

Nous non plus. Nous devenons attentifs au moindre signe, qu'il s'agisse d'un cri de grenouille, d'un mot, d'un changement de ton du sable. L'emprise masculine est présente sous nos yeux et la folie devient le moyen d'entrer en résistance et de parvenir à gagner la libération par le fantastique. A condition de savoir décrypter ce qui se cache derrière le jaune du papier peint comme nous le suggère en voix off la traductrice Dorothée Zumstein dans les dernières secondes du spectacle.

Je ne peux me résoudre à ne pas pointer que le nom de la compagnie créée en 2018 par Alix Riemer s'appelle la Compagnie Paper Doll avec laquelle elle a conçu son premier spectacle d'après les journaux de Susan Sontag. Le rapprochement s'imposait … avec cette troisième mise en scène.

Pour terminer je préciserai que Charlotte Perkins Gilman (1860 -1935) née à Hartford, dans le Connecticut, a connu une enfance difficile. Le Papier peint jaune a suivi une période de crise après son premier mariage et la naissance de sa fille. Sa publication lui redonna la force d’écrire, d’enseigner, de voyager sans jamais cesser de militer à travers les États-Unis et l’Europe, pour le socialisme et les droits des femmes et de dénoncer une médecine masculine incompétente cherchant à hystéries les corps des femmes.

Le papier peint jaune de Charlotte Perkins Gilman
Traduction de Dorothée Zumstei
Mis en scène par Alix Riemer
Avec (en alternance) Marie Kauffmann ou Alix Riemer
Scénographie Hélène Jourdan et costumes Anaïs Heureux
Création lumière Mathilde Chamoux et sonore Tom Ménigault
Du 05 au 16 novembre 2024
Du mardi au vendredi à 20h30 sauf jeudi 14 à 14h30 / samedi à 19h30
Au Théâtre Silvia Monfort - 106 Rue Brancion - 75015 Paris - 01 56 08 33 88

L'affiche du spectacle est L’œil du python, Courtesy d’Anne-Charlotte Finel et de la galerie Jousse Entreprise © Adagp, Paris, 2020 

mercredi 6 novembre 2024

Trois amies d’Emmanuel Mouret

Trois amies est un film d’Emmanuel Mouret qui m'a énormément touchée tant il est bien conçu (alors que la bande annonce ne m’avait pas convaincue).

Les relations amoureuses y sont traitées sous un angle original, avec beaucoup de respect et de tendresse. Les personnages ont envie de vivre une belle histoire d’amour tout autant qu’ils le redoutent. Et surtout, personne ne veut blesser qui que ce soit. Quand cela se produit on cherche à réparer quitte à être maladroit. Car chacun a intégré qu'en cas de séparation la peine est bilatérale.
Joan n'est plus amoureuse de Victor et souffre de se sentir malhonnête avec lui. Alice, sa meilleure amie, la rassure : elle-même n’éprouve aucune passion pour Eric et pourtant leur couple se porte à merveille ! Elle ignore qu’il a une liaison avec Rebecca, leur amie commune... Quand Joan décide finalement de quitter Victor et que celui-ci disparaît, la vie des trois amies et leurs histoires s’en trouvent bouleversées.
Emmanuel Mouret a bien fait de collaborer avec Carmen Leroi pour écrire le scénario. Il traite avec subtilité la question de la jalousie (ou de l’envie) et passe en revue les occasions de remercier, au sens propre comme au figuré. Avec une dimension philosophique indéniable : être vivant c’est aussi être triste.

Sur quoi repose la durabilité d’une relation amoureuse ? Est-ce sur l’honnêteté comme le pense Joan (India Hair, formidable comme toujours), quitte à provoquer par ricochet un drame ? Inversement son amie Alice (Camille Cottin) mise tout sur la stabilité, quitte à supporter une passion éteinte. Quant à Rebecca (Sara Forestier) elle tangue avec fantaisie et pragmatisme dans une situation inconfortable tant professionnellement qu’affectivement, n’osant pas réclamer plus à la vie. Elle-même se révèlera d’une honnêteté extrême, démontrant combien le mensonge peut devenir une marque d’honnêteté quand il sert à préserver l’autre.

Le casting des trois personnages masculins principaux, avec Damien Bonnard, Grégoire Ludig, Vincent Macaigne, est parfaitement équilibré. Avec "en prime"  Eric Caravaca qui est surprenant en contre-point.

Ajoutez plusieurs formes de comique, dans les dialogues, dans la répétition, dans la situation, dans un jeu expressif, dans un équilibre entre irrationnel et contingences matérielles, et même dans des choix musicaux comme la brillante idée d’évoquer les célébrissimes notes de Carmen de Bizet. Et puis la ville de Lyon est filmée avec tendresse et originalité.

On y décline je t’aime, moi non plus à l’infini, suivant les personnages sur plus de deux ans, ce qui permet une réflexion poussée sur l'évolution des personnages, dans une vision très féministe qui ne diabolise pas les hommes. Je ne qualifierai pas le film de marivaudage parce que les personnages du film ne cherchent pas à séduire sans s’attacher. S’ils ne s’attachent pas (ou se détachent) ce n’est pas intentionnel et jamais dans la manipulation comme on le constate par exemple dans La double inconstance, en ce moment au théâtre du Lucernaire. 

La tragédie n’est jamais loin mais côtoie le comique avec un humour joyeux qui libère le rire du spectateur. C’est sans doute cela l’essence d’une comédie romantique réussie.

J'écrivais à la fin du billet consacré à Chronique d'une liaison passagère : D'Emmanuel Mouret j'avais beaucoup aimé Une autre vie, un peu moins Les choses qu'on dit, les choses qu'on fait. Le réalisateur voulait y démontrer que pour construire une relation durable il fallait s'appuyer sur des projets communs plutôt que sur un plaisir appelé à être éphémère. Et ne jamais perdre de vue que personne peut tout faire bien, ce qui déculpabilise complètement, pourvu qu'on soit de bonne intention.

Je terminais l'article de 2022 en disant mon impatience de découvrir le prochain film de notre Woody Allen français. J'ai été enchantée par Trois amies et je pense que c'est le plus abouti et nous donne l'occasion de saluer Sara Forestier dont on se réjouit du retour au cinéma et qu’on espère revoir très vite.

Trois amies
Réalisation – Emmanuel Mouret
Scénario – Emmanuel Mouret et Carmen Leroi
Avec Camille Cottin, Sara Forestier, India Hair, Damien Bonnard, Grégoire Ludig, Vincent Macaigne, Eric Caravaca …
En salles depuis le 06 novembre 2024

mardi 5 novembre 2024

Ombres portées de Raphaëlle Boitel

C’est un choc et plus encore qu’un coup de coeur que j’ai ressenti tout au long de la représentation d’Ombres portées, un spectacle chorégraphié et mis en scène par Raphaëlle Boitel que j’ai vu à Paris au Théâtre Silvia Monfort.

Je devais, mais les choses en ont décidé autrement, passer l’après-midi à la Médiathèque Marguerite Yourcenar, 41 rue d’Alleray. J’ai changé mes plans, ignorant que les photos du spectacle capturées par Pierre Planchenault y étaient exposées avec le soutien du Divan Librairie. Ce fut après tout un mal pour un bien car la surprise fut encore plus forte.

Il est proposé à partir de 10 ans mais il me semble que cet âge est un peu jeune pour en apprécier davantage que les effet esthétiques.

Rarement une note d'intention aura été aussi juste tant il est vrai que Raphaëlle Boitel a construit Ombres Portées comme une œuvre à tiroirs, qui plonge le spectateur dans une poétique Kafkaïenne, autour d’une réflexion sur la quête identitaire, la construction de soi, les destins qui basculent, la fragilité des équilibres, mais évoque aussi la question du sentiment de culpabilité ou de ses dommages collatéraux

Le spectacle commence avant que ne se dissipe un épais brouillard. Une jeune fille (Vassili Rossilion) parle et danse suspendue à une corde (ce qui, même en étant sonorisée est une véritable prouesse). Ses cheveux accompagnent ses mouvements et scandent ses souvenirs et ses rêves. Elle se balance, comme tous les enfants du monde, à ceci près que la corde est en forme de V … et que ça devient vite plus qu'impressionnant … et que sans qu'on y prenne garde elle disparaisse dans les cintres.

Après le cirque, place au théâtre avec une scène de mariage accompagné de la promesse que "ce sera vite passé et que tout ira bien", comme si cela pouvait se dérouler ainsi. Personne n'est dupe.

Il y a aussi du mime dans le jeu des artistes. Et une musique répétitive, composée par Arthur Bison, dont on se demande si elle provoque leurs mouvements ou si elle en est issue.
Tristan Baudoin est un génie en matière d'éclairage. Le peu de lumière sur le plateau nous contraint à mieux regarder et à maintenir notre attention à son paroxysme. Plus tard les rayons stroboscopiques permettront, à l'instar de pinceaux, de découper l'espace en y configurant comme des parois noires entre lesquelles les personnages se débattent, en dansant parfois à reculons, composant des figures insensées.
Il y a aussi des moments de douceur comme ce dîner sur la musique mélancolique à souhait de Simon & Garfunkel créée en 1970, "Bridge over Troubled Water" dont les notes reviendront plus tard. Ce choix n'est sans doute pas un hasard. Le spectacle est imprégné de références à la psychanalyse.

La chanson, emblématique d'une époque, a reçu 7 Grammys alors qu'elle a été composée à la va-vite (c'est de notoriété publique) ce qui reviendrait à célébrer le contraire du mérite. De plus, elle a correspondu à la fois au sommet de la carrière du duo folk et au point de rupture qui a conduit à la séparation, un thème au coeur de la scénographie d'Ombres portées.

Les dialogues sont mesurés et chaque mot est pesé, charriant les violences subies et redoutées, les amertumes et les regrets, amenant le spectateur à supposer des non-dits. On joue sur scène avec les mots avec la même souplesse qu'on danse avec les corps.
Parfois surréaliste, tantôt comique aussi. Qu'il est savoureux ce simulacre de séance mené par un psy dans la fumée (on ne peut s'empêcher aux cigares de Lacan) d'un docteur à la méthode laconique (sic).

Quelques minutes plus tard c'est de nouveau amusant de suivre la conversation téléphonique avec le téléphone rouge, posé sur cette table qui bouge, prenant de la hauteur quand le sujet l'impose. Nos sentiments passent par des montagnes russes tout au long de la représentation qui joue sur et avec nos frayeurs.

Tous les arts sont convoqués : cirque, théâtre, mime, musique, mais aussi cinéma quand nous sommes face à des séquences qui se déroulent en accéléré comme dans un film, à la frange de l'illusion et donc de la magie. Et bien évidemment la danse qui reste le pivot central. Les corps qu'on plie et déplie comme des origamis resteront longtemps imprimés dans nos mémoires.
Il faut s'arrêter un instant sur Alba Faivre, spécialiste de mât chinois, corde lisse et trapèze, sortie en 2016 de l’École nationale de Cirque de Montréal et dont le travail s’articule toujours entre cirque traditionnel ou contemporain et danse, ce qui la prédisposait à rencontrer Raphaëlle Boitel. Tia Balacey est une acrodanseuse exceptionnelle. Elle interprète avec Vassili (citée en début d'article) et Alba plusieurs rôles féminins.

Le sexe masculin est représenté lui aussi par 3 personnes. Parmi eux Alain Anglaret (pour la première fois sur une scène) qui est le père, rôle difficile qu'il assume avec tempérament, jusqu'à consentir in fine un "pardon ma grande" qui soudera, on l'espère, une réconciliation transgénérationnelle. L’acrobate et danseur Mohamed Rarhib et puis le fabuleux Nicolas Lourdelle, en beau-fils volage, amoureux de deux des filles de la famille, est porteur d'un secret douloureux.

Cet artiste est également responsable des machineries et de la sécurité de ses partenaires, fonction essentielle sur un tel spectacle.

Ombres Portées
Mise en scène et chorégraphie Raphaëlle Boitel
Avec Alba Faivre, Vassiliki Rossillion, Tia Balacey, Mohamed Rarhib, Nicolas Lourdelle, Alain Anglaret
Collaborateur artistique, lumière, scénographie Tristan Baudoin
Musique originale Arthur Bison
Machinerie, accroches, agrès, sécurité Nicolas Lourdelle
Espace sonore, régie son Nicolas Gardel
Construction décor Ateliers de l’Opéra National de Bordeaux
Mise en garde : effets stroboscopiques
Théâtre Silvia Monfort, Paris
du 5 au 23 novembre 2024
Du mardi au vendredi à 19h30
Le samedi à 18h 
Et en tournée à la Faïen­ce­rie, Scène conven­tion­née de Creil le 5 décembre
La Passerelle, Scène nationale de Gap les 23 et 24 janvier 2025
Théâtre Durance, Scène nationale Château-Arnoux-Saint-Auban les 28 et 29 janvier
Le ZEF, Scène nationale de Marseille les 6 et 7 février
Célestins, Théâtre de Lyon du 19 au 23 mars

lundi 4 novembre 2024

Le Royaume, premier long métrage de Julien Colonna

J’étais heureuse de renouer avec le rituel de l’avant-première surprise à l’initiative de l’AFCAE. C’est presque les yeux bandés que je me suis retrouvée en projection.

Dans ce cas on fait feu du moindre indice. La cymbalisation croissante des cigales, ces insectes les plus bruyants de notre planète, situait l’action en bordure de Méditerranée. Le titre, Le royaume apparut dans une typographie modeste. Et aucun nom du générique ne m'était connu hormis le patronyme de Colonna qui ne permet aucun doute. L’action se situera en Corse.

La scène d’ouverture, de chasse au sanglier noir, confirme l’évidence. Une jeune fille, murée dans un puissant silence, ouvre la bête et sort les viscères sans frémir de se maculer de sang. On sent à la contraction des mâchoires qu’elle est très concentrée, peut-être inquiète, seule femme, qui plus est très jeune, dans ce monde d’hommes où elle est en train de se faire une place légitime.

Une fois n’est pas coutume : j’ai pris peu de notes au cours de la projection. Soit que j’étais comme empêchée par la dureté de la scène, en raison du nombre de tirs qui, même avec un "silencieux", sont impressionnants, ou même par l’angoisse parce qu’on ne sait pas ce qui va arriver comme dans cette scène de chasse qui se prolongera par l’envoi des deux canines (de plus) sur les genoux de la jeune fille qui collectionne ces trophées. Soit aussi que j’étais emportée par le naturel d’une séquence de confection d’une soupe de poissons, semble-t-il improvisée, et dégustée dans une joie sincère. Ou encore intimidée par un passage au fond d’une piscine. 

C’est sûr, les scènes sont souvent sans explication. Les dialogues ne sont jamais bavards, marqués par une vraie pudeur, alternant le dialecte (sous-titré) et le français. Il n’y a pas de musique pour faire monter la tension, pas de violons en crescendo. On entend essentiellement le fracassement des vagues sur les rochers et les cigales qui, mais le savez-vous … font du vacarme pour signaler la présence de prédateurs. Et puis des chansons de variété. Les accents sont sincères. Et on est abasourdi d'apprendre que notamment les deux rôles principaux sont tenus par des non-comédiens. Remplacez l’un d’eux par Vincent Lindon (très bon acteur au demeurant) et vous avez un thriller à grand spectacle. Alors qu’ici tout semble authentique. Et pourtant on ne saura rien des enjeux qui poussent au(x) crime(s) si ce n’est une affreuse escalade qui fait dire au réalisateur qu’il a voulu mettre en garde les candidats à l’héroïsme apparent de la vendetta. La voyoucratie est un chemin qui ne peut qu’être pavé de drames. Sans pour autant chercher à donner des leçons Julien Colonna en dénonce le mécanisme en pointant les dommages collatéraux de ce choix de vie sur l’entourage.
Corse, 1995. Lesia vit son premier été d’adolescente. Un jour, un homme fait irruption et la conduit à moto dans une villa isolée où elle retrouve son père, en planque, entouré de ses hommes. Une guerre éclate dans le milieu et l’étau se resserre autour du clan. La mort frappe. Commence alors une cavale au cours de laquelle père et fille vont apprendre à se regarder, à se comprendre et à s’aimer. 
Le père est un bandit et on saura à la fin du film pourquoi il est tombé dans ce piège qui va se répéter avec sa fille. Ça se terminera mal. Impossible qu’il en soit autrement. Quoique ce soit affaire de point de vue car elle aura noué une forte relation avec cet homme qu’elle voyait si rarement. Son éducation est relativement bienveillante. Il essaie de la protéger en lui donnant les seules clés qu’il connaît : être silencieux, brouiller les pistes, se méfier de tout le monde. Mais aussi être courageux et déterminé. Quand elle peine à sortir du sommeil il se contente de conseiller : lève la tête, le corps suivra. Dans ce microcosme qu’on connaît pour ses affaires de terrorisme ce sont les hommes qui mènent la danse. Les femmes restent toujours en retrait et donc exclues (théoriquement) des rixes. Peut-être pour les protéger car ce sont elles qui élèvent les enfants. Mais ici Lesia se retrouvera en première ligne, sans y avoir été contrainte. À se pisser dessus de peur. Et le public n’est pas loin de ressentir pareil effroi, oubliant qu’il est dans une salle de cinéma.

Une chose est sûre. Je ne serais pas allée le voir spontanément. Parce qu’il parle de violence. Parce que, se déroulant en Corse, on sait bien quelle réalité se cache derrière les sublimes paysages. Après avoir visionné deux fois la bande-annonce, j’avais renoncé à voir la dernière fiction de Thierry de Peretti, A son image dénonçant la Corse des années de feu. Il n'y avait aucune chance que je découvre spontanément le film de Julien Colonna. Je serais passé à côté d'un chef d’œuvre.

Sans être autobiographique ce film est inspiré de la relation que le réalisateur, né en 1982, a vécue avec son père, qui fut un parrain notoire. Il y a beaucoup de vrai mais cela reste un récit de fiction. Le Royaume se réclame être un travail de scénaristes, pas un travail de mémoire. Il faut souligner d’ailleurs qu’il est co-écrit avec Jeanne Herry, réalisatrice et scénariste en 2023 du prodigieux film Je verrai toujours vos visages, et du très réaliste Pupille en 2018.

Le Royaume, premier long métrage de Julien Colonna
Scénario de Julien Colonna et Jeanne Herry
Avec Ghjuvanna Benedetti, Saveriu Santucci, Anthony Morganti, Andrea Cossu, Frédéric Poggi
Avec avertissement
En salle le 13 novembre 2024

dimanche 3 novembre 2024

Le musée de l’Orangerie pour y revoir les Nymphéas

Je suis allée au musée de l’Orangerie pour revoir les Nymphéas de Monet parce que mon souvenir était flou et que j’avais besoin de m’en approcher avant de terminer ma chronique du livre (plutôt polémique) de Grégoire Bouiller.

Cet écrivain, persuadé que Monet a enfoui un cadavre (ou plusieurs) quelque part, entreprend d'explorer les huit panneaux géants de quatre-vingt-onze mètres de longueur sur un peu moins de 2 mètres de hauteur, comme s'il s'agissait d'une scène de crime. Je consacrerai un article spécifique à l'analyse que je fais de la sienne.

J’espère que je n’aurai pas été influencée à mon insu par le raisonnement de l’écrivain qui est très critique, c’est le moins qu’on puisse dire. Toujours est-il que je ne fus pas longue à voir un visage dans ce panneau (ci-dessous). Étrange, non ?
Mais, curieusement, l’émotion tant attendue n’a pas été au rendez-vous. Peut-être parce qu’il y avait une affluence énorme, surtout de japonais qui n’arrêtaient pas de se photographier devant les toiles (si bien qu’on avait du mal à les voir dans leur intégralité), et beaucoup de bruit contrairement à la volonté de Monet et malgré les rappels à l’ordre (eux aussi bruyants) du personnel de surveillance.

Le peintre a conçu son cycle des Nymphéas de sorte qu’on ne puisse pas l’embrasser d’un seul regard. Ici, on a tout le temps l’œuvre devant soi et derrière soi. On est forcé d’être en mouvement. Forcé d’entrer la ronde. Impossible de voir les Nymphéas dans leur totalité. Si bien que, ne sachant où donner de la tête, on est un peu perdu, on est désorienté, on perd pied, déboussolé on est. On ne sait pas vraiment où se mettre ni ce qu’il y a à voir (…). Au vrai, on ne voit rien. Rien de précis. Rien de définitif. Il faut en permanence accommoder sa vue, entre s’approcher au plus près et se reculer au plus loin, entre myopie et hypermétropie (…) comme si son intention avait été de réaliser un film se déroulant dans le temps et dans l’espace ! (p. 25).

Je voulais faire l’expérience, ce fut fait. Et j’ai bien noté que Grégoire Bouiller n’a pas eu à chercher longtemps pour apprendre l’origine de cette série. Elle est mentionnée en toutes lettres sur le passage surélevé (qui n’est pas un pont japonais … ) : l’artiste a conçu ses toiles "sans dessin et sans bords" en hommage au 11 novembre en accord avec son ami Georges Clemenceau, glorieux "Père de la Victoire". Il a prévu les formes, les volumes, la disposition en continuum dans deux salles ovales, les scansions et les espaces entre les différents panneaux, le parcours libre du visiteur, la lumière zénithale, tout cela pour provoquer une expérience d'immersion totale dans la peinture. L'installation a malgré tout été faite bien après la mort de l'artiste.
Etant sur place, j’ai bien entendu visité les fonds permanents qui sont un émerveillement et qui à eux seuls méritent amplement qu’on se rende dans ce musée. L’exposition temporaire Heinz Berggruen, un marchand et sa collection (jusqu’au 27 janvier 2025) est elle aussi fort intéressante, permettant de voir des oeuvres rarement montrées au public parisien.

Autre chose m'a intriguée, les sièges disposés ça et là, et dont j’ai remarqué qu’ils composaient des lettres. J’ai cherché à en connaître l’origine. Appelées Matrices Chromatiques, ces sculptures fonctionnelle ont été conçues par Agnès Thurnauer pour offrir un signal visuel fort et élégant au musée de l’Orangerie rénové.
Ces sculptures bancs d’aluminium mat sont des lettres en creux à échelle du corps, installées dans plusieurs espaces du musée, dans l’objectif de diffuser l’aura de l’œuvre de Monet comme autant de "nymphéas-lettres" (ou "Nymphéas de langage" comme les nomment Cécile Debray, la directrice de l'Orangerie) et formeraient le mot "chromatiques" si on les juxtaposait.

Elles sont néanmoins fort pratiques et face aux chefs-d’œuvre, les Matrices/Assises ont vocation à réactiver notre capacité à les lire, en mesurant leur singularité et en recevant leur puissance. Enfin, qu'elles s’apparentent à du mobilier et soient éditées en série permet de toucher un public plus large.
Musée de l’Orangerie
Jardins des Tuileries - 75001 Paris
Ouvert tous les jours de 9 heures à 18 heures, sauf le mardi (jour de fermeture)
Nocturne le vendredi jusque 21 heures
Gratuit le premier dimanche du mois
(photo ci-dessus de l'ancienne porte d'entrée du monument)

samedi 2 novembre 2024

Les grands méchants, album d'Elsa Oriol et Marie Desplechin

Un an après L'enfance des méchants, l'Ecole des loisirs publie un livre comparable, réalisé par deux autres de leurs auteurs, Elsa Oriol (pour les illustrations) et Marie Desplechin (pour les textes).

L'autrice fidèle de cet éditeur avait précédemment réussi une collaboration passionnante avec Claude Ponti, intitulée Enfances, que j'ouvre régulièrement avec grand plaisir. Ici sa plume a été trempée dans la malice pour faire le portrait, en une page seulement, de célébrités plutôt monstrueuses que des cohortes d'enfants ont côtoyé.
La marâtre de Blanche-Neige, Dracula, Barbe-Bleue, la Reine de cœur... Iconiques ou méconnus, ces grands méchants de contes, romans ou mythes nous effraient de génération en génération. Et si nous leur donnions la parole pour qu'ils nous livrent leur version des faits ? Sincères ou manipulateurs... est-ce si évident ?
Le résultat est amusant, jouissif, particulièrement en cette période d'Halloween, et même éducatif car Sophie Van Der Linden, qui a rédigé une intéressante introduction, a raison : les méchants nous initient à l'altérité et Marie nous invite à les regarder d’un autre œil … qui fait l’essuie-glace entre le texte et l’image, cherchant dans la peinture des indices prouvant que les mots sont justes.

Combien de fois ai-je écrit que, dans l'affaire du Petit Chaperon rouge, c'était la mère qui était entièrement responsable des déboires de la gamine ? A-t-on idée d'envoyer une enfant vêtue de rouge de pied en cap à travers la forêt ? D'ailleurs de multiples versions réhabilitent le loup, quand on n'en fait pas le perdant de l'affaire. L'illustratrice a raison de le représenter en petit marquis tandis que le texte nous interroge sur nos propres habitudes alimentaires puisque, étant omnivores, manger de la viande ne nous est pas essentiel.

On apprend que Cendrillon s'appelait Cunégonde et son portrait en creux (car la méchante reste Javotte) est assez amusant, démontrant que tout est question de point de vue.

C'est un peu fort de café s'agissant de Barbe-Bleue mais la chute est plutôt bien trouvée et réussit à nous faire douter. Comme quoi, à l'instar des contes, une double lecture est envisageable que vous soyez encore enfant ou déjà adulte. 

S'agissant de Dracula j'ai une image plus positive des vampires depuis que j'ai vu Vampire cherche suicidaire consentant, un premier film très réussi d'Ariane Louis-Seize.

Certains personnages se défendent avec une mauvaise foi méprisable comme le Prince de la Petite Sirène (dont j'avais oublié la misérable existence). J'aurais d'ailleurs plutôt retenu Ursulala sœur du roi Triton qui est inspirée de la sorcière des mers du conte d'Hans Christian Andersen.

La Reine de Coeur, à l'inverse, déploie des arguments rationnels qui font mouche. Et c'est la Marâtre de Blanche-Neige qui fait la couverture et qui, de loin, semble rayonner comme la madone d'une icône.

N'allons pas croire pour autant que le sexe féminin est plus familier de la méchanceté. Les deux compères ont choisi quasiment autant de personnages masculins que féminins (respectivement 7 et 6) et ont fait preuve d'originalité car je n'aurais pas pensé aux Parents du Petit Poucet ni au Joueur de flûte de Hamelin.

Elsa Oriol a recours à la technique du glacis qu'elle apprécie pour la possibilité qu'elle offre de revenir en arrière (ce qui serait impossible avec l'aquarelle). Après avoir tracé les traits de ses personnages elle les recouvre de peinture à l’huile blanche, au couteau de manière à instaurer du relief.

Quelques jours plus tard, quand la feuille est bien sèche, elle reprend son dessin par transparence et applique ensuite la peinture qui aura des effets de transparence. 

Les grands méchants, album, illustrations d'Elsa Oriol, textes de Marie Desplechin, Kaléidoscope, Ecole des loisirs, en librairie depuis le 10 octobre 2024

vendredi 1 novembre 2024

Un déjeuner chez Vendémiaire

On peut indifféremment dire qu'on va déjeuner chez ou au Vendémiaire. Le propriétaire du restaurant éponyme a choisi de donner ce prénom peu commun, qui est aussi le sien, à l'établissement qu'il dirige en trio depuis juillet dernier.

Il est calligraphié élégamment sur la carte qui évoque un passeport, estampillé 1973, date de naissance du maitre des lieux.

Passionné d'histoire, il a aussi choisi cet intitulé pour faire référence au mois des vendanges dans le calendrier révolutionnaire, parce que c'est un des surnoms de Napoléon, dont je rappelle qu'il repose à quelques pas, sous le dôme des Invalides.

Je reviendrai sur le parcours et sur le credo de Vendémiaire Nadd-Mitterrand ainsi que sur la description des différents espaces en fin d'article mais, en tout premier, un restaurant est un endroit où l'on vient pour se régaler. Alors place aux assiettes.
Pour commencer nous sommes partis sur un Tartare de daurade, mayonnaise aux crustacés, pickles d'oignons (qui pourrait être servi enrichi de caviar Baeri Perle noire) et sur un Tataki de boeuf mariné au vin rouge, sauce Chimichuri, purée de potimarron. Mais j'avoue avoir hésité avec des Poireaux grillés, noisettes et orange brûlée, et des Carottes rôties au miel et au thym, crème d'Isigny, témoignant de l'attention de l'équipe à satisfaire aussi une clientèle végétarienne.

Sachez en tout cas que les Oeufs bio mayonnaise au persil demeurent à la carte tant ils sont devenus incontournables. Tout comme les Huitres fines de claire, pomme verte et salicorne.

Comme boisson nous avons suivi le conseil du serveur d'accompagner les entrées avec un verre d'une AOP du Languedoc dont nous avons apprécié les arômes floraux (chèvrefeuille), fruités (amande fraiche) alors que de fins amers ajustent l’équilibre. Cette cuvée Clos Marie Manon Blanc de 2023 est surprenante par sa tension, qui tient probablement de la combinaison de plusieurs cépages (clairette, grenache, carignan … ) dont quelques-uns sont issus d’anciennes parcelles.
En plat, la carte ayant récemment changé nous nous sommes laissé tenter par deux nouveaux classiques, des Gambas à la plancha, crumble de chorizo, fenouil confit, bisque (qui bientôt laisseront place aux coquilles Saint-Jacques) et à un Foie de veau, sauce au cidre, amandes torréfiées.
Le foie de veau est devenu rare sur les cartes des restaurants et c'était une occasion à saisir. Comme tous les plats, cette assiette est pensée comme un tableau, avec l’utilisation de fleurs comestibles, ici l'oeillet de poète, qui ajoutent une élégance supplémentaire.

jeudi 31 octobre 2024

Le père Goriot adapté et mis en scène par David Goldzahl

Manifestement Le père Goriot ne connaissait pas le proverbe Qui aime bien châtie bien. Il a pourri gâté ses deux filles Anastasie (Mme de Restaud) et Delphine (épouse du baron de Nucingen, banquier) qui ne lui en seront pas reconnaissantes. Il sera ruiné et mourra dans le dénuement. Deux mondes s'affrontent entre Goriot qui ne place jamais son intérêt au centre de ses préoccupations et Eugène que l'on voit goulu dans la jouissance, résolu à appliquer sa devise : quand on s’attaque à quelque chose dans le ciel il faut viser dieu !

Le jeune étudiant en droit, Eugène Rastignac s'acharnera à sortir de sa condition, quitte à s'élever grâce à une femme. Et s'il est rabroué par l’une, il séduira l’autre tout en s'appuyant sur une troisième, sa bonne marraine Madame de Beauséant.

On a un peu de mal à se laisser envahir par le tourbillon qui agitait Paris au XIX° oscillant entre la flamboyance des riches et la misère des pauvres. Les descriptions minutieuses de Balzac sont occultées en raison d’un décor fait de grilles et découpé de clairs-obscurs et d’ombres (construits par le toujours génial éclairagiste Denis Koranskydont l’intérêt est malgré tout d’instaurer de la froideur et de suggérer l’emprisonnement des personnages dans leurs ambitions ou leur pauvreté, à l'instar d'une musique parfois assourdissante.

La scénographie de Charlotte Villermet nous éloigne du naturalisme de l’auteur tandis que les costumes qu’elle a également conçus fait hésiter notre œil entre les temps anciens et un certain modernisme, encore à l’œuvre au temps des trente Glorieuses quand les espoirs d’ascension sociale restaient permis.

C’est astucieux car le roman est entièrement centré sur cet aspect. Le déterminisme social ne résiste pas à une ambition démesurée et libérée de tout frein moral. La sincérité amoureuse n'a guère de place en dehors des intérêts des uns et des autres. Place au jeu, au propre comme au figuré.

Dans cette comédie de l'hypocrisie, si un mot ouvre les portes, il en ferme d’autres. La galerie de personnages est multiple. La bonne idée de David Goldzahl est d'abord d'avoir adapté ce roman-fleuve pour le resserrer à l'essentiel et ensuite d'avoir construit une distribution reposant sur seulement trois comédiens, Delphine Depardieu (tellement différente de al femme qu'elle joue dans Les liaisons dangereuses au même moment qu'on en est abasourdi), Jean-Benoît Souilh et Duncan Talhouëtchacun exceptionnel, qui vont nous donner le tournis grâce à une interprétation et une mise en scène qui tient de la bande dessinée.
On se perdra, c'est voulu, car les apparences sont toujours trompeuses, n'est-ce-pas ? On redécouvre le cynisme de Balzac, à son paroxysme, jusqu'à en devenir drôle et nous faire oublier que c'est un drame qui se joue sous nos yeux.

Le Père Goriot
De Honoré de Balzac / Adaptation et mise en scène de David Goldzahl
Avec Delphine Depardieu, Jean-Benoît Souilh et Duncan Talhouët
Scénographie et Costumes : Charlotte Villermet
Lumières : Denis Koransky
Son : Xavier Ferri
Au Théâtre des Gémeaux Parisiens - 15 rue du Retrait - 75020 Paris
Du 23 Septembre 2024  au 31 Décembre 2024 
Les lundis et mardis à 21h sauf le mardi 31 décembre à 18h
Réservations par téléphone au 01 87 44 61 11

mercredi 30 octobre 2024

L’allègement des vernis de Paul Saint Bris

Je suis impressionnée par le palmarès de Paul Saint Bris en découvrant que son (premier) roman L’allègement des vernis a déjà reçu plus de vingt prix littéraires dont le prestigieux (et futur défunt) Prix Orange du Livre, créé en 2009.

Mon intérêt provient surtout du fait qu’il s’agit d’un premier roman et que le chantier de rénovation des peintures de Notre-Dame a stimulé mon intérêt pour ce sujet. En outre les tableaux sont manifestement une forte source d'inspiration pour les écrivains, comme en a témoigné l'excellent ouvrage de Camille de Peretti, L'inconnue du portrait. Il faudrait aussi citer Grégoire Bouillier (Le syndrome de l’Orangerie) et Thomas Schlesser (Dans les yeux de Mona). D’autres encore peut-être.

L’héroïne de L’allègement des vernis est La Jocondeen italien La Gioconda. Encore désigné sous les noms de Monna Lisaou Portrait de Monna Lisa, ce tableau a été peint par Léonard de Vinci entre 1503 et 1506 ou entre 1513 et 1516, et peut-être jusqu'à 1517. Il représente un portrait mi-corps, celui de la Florentine Lisa Gherardini (p. 204), épouse de Francesco del Giocondo, sur un panneau de bois de peuplier de 77 × 53 cm, exposé au musée du Louvre. C’est l'un des rares tableaux attribués de façon certaine à Léonard de Vinci.

Ces gens ne viennent que pour elle. Pour elle, ils ont fait le tour de la terre , parfois ils ne connaissent qu’elle et cela leur suffit. (…) Elle est l’art, sa figure incarnée. Ils la miment, la copient, l’adulent ou la détestent. Ils n’en détournent jamais le regard (p. 45). Aurélien n’en fait pas mystère. Le directeur du département des Peintures du Louvre préfère de loin les peintures d’un autre italien de la Renaissance, Andrea Del Sarto (1486-1530).

Il n’occulte pas la querelle politique a propos de sa présence dans les collections françaises en nous rappelant que ce tableau n’a jamais été livré à son commanditaire. Il voyagea à dos de mule avec Leonardo quand il rallia Le Clos Lucé pour rejoindre François 1er (p. 211) qui l’avait très probablement acquis. Il revient à plusieurs reprises sur son histoire en s’arrêtant longuement sur son vol en août 1911, qui lui aussi est véridique. 

La crise pandémique a participé à la baisse de fréquentation des musées, c’est un fait connu. Malgré une notoriété planétaire, le phénomène a touché la belle dame en ralentissant la venue de visiteurs étrangers à Paris. Paul Saint-Bris s’appuie sur cette vérité pour monter une fable autour de la nécessité de la restauration du plus célèbre des tableaux de ”notre” patrimoine. Car la vieille dame baigne dans une marée verdâtre. D’où la suggestion de procéder à un allègement de ses vernis ( p 46) en conclusion d’implacables arguments marketing.

L’idée est portée par la nouvelle présidente du Louvre, une certaine Daphné, dont Aurélien a trouvé un air de ressemblance avec le Portrait d’une jeune femme de Lubeck tenant un œillet de Jacob van Utrecht. ( p 29). Cette femme énergique, d’un pragmatisme désinhibé, adepte du nudge, technique de management visant à suggérer le changement plutôt que l’imposer (p 28), rompue à l’exercice des médias, voudrait faire croire qu’avant elle le musée était à l’âge de pierre. Sois le maître et le sculpteur de toi-même, telle est la devise qu’elle a emprunté à Zarathoustra (p. 28).

L’auteur s’est manifestement soigneusement documenté, ce qui nous vaut des pages intéressantes sur les technique de restauration (p. 102 puis plus loin p. 135) comme sur le processus administratif (p. 140). A peine commence-t-on à s’ennuyer de ces méandres imposés par une mission si périlleuse et à se lasser de la procédure en comptant le nombre de pages restant à lire (malgré les circonvolutions amusantes d’Homero, homme de ménage tout autant que Roméo) que l’auteur envoie Aurélien en Toscane. Il s’y rend un peu à contrecœur tandis que nous sommes éblouis par la demeure de Gaetano, un restaurateur illustre, esthète autant que bon vivant qui nous envoûte littéralement.

L’homme sera-t-il assez audacieux pour supporter la pression et s’attaquer à l’ultime chef-d’œuvre ? Sa personnalité intense et libre nous le laisse croire. Face à Monna Lisa, l’Italien va confronter son propre génie à celui de Vinci, tandis que l’humanité retient son souffle…

Paul Saint-Bris a conçu un roman qui navigue entre plusieurs styles, à la frontière du polar et de la fantaisie, pour se moquer du monde de l’art et donc des artifices en tous genres, qu’ils soient d’ordre social (à travers le personnage de Claire, la compagne d’Aurélien), entrepreneurial (à travers Daphné et les multiples sociétés d’études et de conseil), marketing, car le parcours pédagogique de l’exposition Raviver la Joconde, ambition et technique d’une restauration, peut-être trop scientifique et difficile d’accès ne réussira pas à attirer le public et se conclure à par un flop (p. 257), qu’également mégalomaniaque (à travers Gaétano), ridiculisant au passage les procédés de surveillance par caméras électroniques dont il souligne l’intérêt comme leurs limites. Avec parfois un humour franchement ironique dont les artistes font les frais, à l’instar de Buren qui, dans la cour du Palais-Royal, à la porte du ministère de la culture, aurait créé le meilleur terrain de chat perché au monde (p. 122).

Il en profite aussi pour déplorer la diminution de l’intérêt des jeunes générations pour la culture et l’appauvrissement de leurs connaissances si bien que, bientôt, les références connues aujourd’hui leur feront cruellement défaut (p. 99).

Considérant que Monna Lisa a fait l’objet de multiples déclinaisons commerciales j’ai choisi d’illustrer cet article par l’affiche ”She si Mona”, à prononcer Cheese Mona, que j’avais remarquée lors de ma visite du Musée vivant du fromage.

De 42 cm x 59,4 cm (format standard A2), elle représente La Joconde tenant en ses bras trois fromages d'exception : Le Persillé de Tigne, le Bleu de Termignon, et l'Abondance.

Je signale que l’impression est faite sur un papier mat couché de 170 g/m², pour assurer une qualité visuelle élevée. Le papier, issu de forêts gérées durablement, allie respect environnemental et rendu esthétique. Un vernis UV sans solvant recouvre l'affiche, offrant une protection renforcée contre l'usure et le frottement, assurant ainsi une longévité accrue et un toucher agréable. 

Son auteur promet qu’avec ses couleurs dominantes marron vert, cette affiche apportera une touche d'élégance et de caractère à tout espace de vie ou de travail. Ces mots, qui reprennent la description du produit auraient pu avoir été écrits par l’auteur du roman, prouvant la minceur entre la fiction et la réalité.

L’allègement des vernis de Paul Saint Bris, chez Philippe Rey, en librairie depuis le 12 janvier 2023

mardi 29 octobre 2024

Pascal et Descartes

L’entretien de M. Descartes avec M. Pascal le jeune est devenu plus simplement Pascal et Descartes.

L’équipe du théâtre des Gémeaux parisiens a eu la bonne idée de reprendre le spectacle créé en octobre 1985 au Théâtre de l'Europe dans une mise en scène de Jean-Pierre Miquel, avec Henri Virlogeux (René Descartes) et Daniel Mesguich (Blaise Pascal). La pièce a été reprise en 2007 au Théâtre de l'Œuvre dans une mise en scène de Daniel Mesguich, avec Daniel Mesguich qui, ayant pris quelques années, interprétait alors Descartes alors que son fils William devenait Pascal.

Il me semble que si celui-ci avait déjà joué sous la direction de son père (et au moins dans trois spectacles avec sa sœur Sarah, Des saisons enfer, La seconde surprise de l’amour, Antoine et Cléopâtre, c’était la première fois que père et fils se trouvaient sur la même scène, et qui plus est seuls, en face à face.

Ce fut un succès, à tel point qu’ils eurent envie de récidiver avec un second texte de Jean-Claude Brisville, Le Souper, qui fut créé en 2019. Depuis, l’un et l’autre de ces deux spectacles est régulièrement à l’affiche mais ce sera la première fois qu’une salle les proposera en même temps. Pascal et Descartes depuis le 24 Septembre et le Souper à partir du 30 Septembre. Et tous deux sont désormais annoncés avec conjointement Daniel et William Mesguich pour l'adaptation, la mise en scène et l'interprétation.

Qui l’aura remarqué ? Le 24 septembre est une date très symbolique puisque c’est le 24 septembre 1647 que les deux philosophes les plus célèbres de leur temps se sont rencontrés à huis clos durant plusieurs heures, au couvent des Minimes à Paris. Blaise Pascal, déjà très malade, n’avait alors que 24 ans, René Descartes, 51. De cet entretien historique, rien n’a filtré, sinon une ou deux courtes notes jetées sur le papier par l’un et l’autre.

Descartes fait les cent pas alors que résonne un tonnerre fracassant. Pascal arrive, un peu pompeux chez un hôte un peu mielleux : Je crois que nous avons des choses à nous dire, fait-il mine d’être aimable. Mais quelles sont ces choses ? 

La conversation qu’ont pu avoir ces deux hommes est imaginaire. Ils se découvrent progressivement, s'estiment mais qui sont tant à l’opposé l’un de l’autre que le conflit est constamment sous-jacent : Descartes est rationaliste, réaliste, pragmatique, grand voyageur (il se plait à Amsterdam), bon vivant (il fera habilement l’apologie du loisir) ; Pascal, mystique ardent, intransigeant, malade, tourmenté, exaltant la souffrance et la mort.

Il est évidemment question de ”raison”, à propos de laquelle Descartes estime que sa raison aujourd’hui le tient quitte d’avoir raison. Mais on le voit discuter pied à pied pour faire basculer la conversation à son avantage et chacun argumente pour tenter de convaincre l’autre. La grande question serait de parvenir à penser en toute liberté, notamment quand on sollicite votre appui en faveur d’un innocent, ou de quelqu’un qu’on dit comme tel. Pascal le voudrait mais on essaie de comprendre et puis on arrive au mystère et on renonce.  Descartes restera intransigeant : Je n’ai jamais fait l’aumône de mon nom. 

Le combat entre le coeur et la raison sera inégal. Bien que ces paroles soient lointaines, elles résonnent aujourd'hui, en raison d'une adaptation fidèle mais audacieuse, et d'une interprétation hors pair, offrant  sans doute des surprises à chaque représentation, parce que c'est Daniel, parce que c'est William … Il faut bien quelque piment pour maintenir le désir de jouer ces rôles après plus de 450 représentations. Comme par exemple la présence (saugrenue et anachronique d’un poste de radio, même très ancien … mais il en faudrait bien davantage pour désarçonner un Mesguich …
Quant au Souper, créé en 2019, c'est un autre bijou qui démontre une nouvelle fois l'excellence de l'auteur à imaginer des duo qui tournent au duel. C'est aussi l'occasion pour nous de voir une autre fois sur scène deux comédiens qui adorent se donner la réplique, et qui n'hésitent pas très longtemps à se surprendre encore, et nous avec.

Pour s’y retrouver dans les dates sachez que la semaine commence le lundi avec le Souper et se poursuit le mardi avec Pascal et Descartes.

L’entretien de M. Descartes avec M. Pascal le jeune de Jean-Claude Brisville
Adaptation, mise en scène et interprétation Daniel Mesguich et William Mesguich
Texte édité chez Actes Sud-Papiers 
Au Théâtre des Gémeaux Parisiens - 15 rue du Retrait - 75020 Paris
Accueil/Billetterie : 01 87 446 111

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