Comment dire les choses sans être taxée de provocation ? Laurent Orry a choisi de s’atteler au magnifique texte d’Alessandro Baricco, relativement récent puisqu’il a été publié en 1994, pour monter "son" Novecento pianiste. Il a pour cela bénéficié d’une résidence dans le cadre du programme Adami déclencheur sans lequel cette création n’aurait pas pu avoir lieu.
Je suis allée la voir en avant-première cet après-midi mardi 15 juin à 16h (durée 1h15) au Théâtre Le Lustre du Centre de la Nouvelle Athènes, 14 Rue de La Tour Des Dames - 75009 Paris.
Il sera réellement créé dans un mois au festival Off d’Avignon, au Grand Pavois, à 16 h 20 (sauf les mardis).
Quand on donne le titre du spectacle Novecento : pianiste, à toute personne passionnée de théâtre on la voit froncer les sourcils et on devine qu’elle pense à la sublime version d’André Dussolier, qui lui valut entre autres le Prix du brigadier. Comme il est périlleux d’être le suivant !
Laurent Orry réussit parfaitement son pari, quasiment sans décor, avec juste une caisse et une flasque de whisky pour accessoire, un costume vieilli (il pourrait l'être encore plus car son personnage a tant bourlingué qu’il ne doit pas avoir grand chose de neuf à se mettre sur le dos). Et surtout sans l’enveloppe musicale que l’on s’attendrait à entendre.
J’avoue que, au tout début du spectacle, mes oreilles chatouillées par les notes d’Erik Satie (curieux choix au demeurant que de faire écouter Gymnopédie alors que le public s’installe) avaient furieusement envie d’entendre les grands standards du jazz américain.
Et puis la magie a opéré. Celle du texte qui met en lumière le pouvoir de l’imagination. Celle du comédien qui incarne le trompettiste Tim Tooney, dépositaire de l’histoire de cet enfant abandonné dans un carton sur le piano d’un bateau – le Virginian – devenu un pianiste hors normes et qu’on désigne sous le nom de Dany Goodman T.D. Lemon Novecento. Il ne posa jamais un pied à terre, tant le monde extérieur l’effrayait. Navigant sans répit entre l’Europe et les Etats-Unis, il passa ses journées devant son instrument, à jouer sa musique qui représenta, dans une solitude à la fois subie et voulue, un refuge et le moyen de supporter le monde.
Un jour, pourtant, il affirme son intention de descendre à terre, mais renonce à la troisième marche. Je sais maintenant que ce jour là Novecento avait décidé qu’il allait s’asseoir devant les touches blanches et noires de sa vie, et commencer à jouer une musique, absurde et géniale, compliquée mais superbe, la plus grande de toutes. Et plus jamais être malheureux (p. 69).
On comprendra que ce qui l'a arrêté ce n’est pas ce qu’il a vu. C’est ce qu’il n’a pas vu la fin du monde. Un piano. Les touches ont un début. Et les touches ont une fin. Toi tu sais qu’il y en a 88, là-dessus personne peut te rouler. Elles ne sont pas infinies elles et toi tu es infini, et sur ces touches la musique que tu peux jouer elle est infinie (p. 75).
Il finit par conclure : La terre, c’est un bateau trop grand pour moi. C’est un trop long voyage. Une femme trop belle. Un parfum trop fort. Une musique que je ne sais pas jouer. (p. 77)
Cependant des désirs, il en a, alors il dit qu’il les à ensorcelés. Et je les ai laissés l’un après l’autre derrière moi. De la géométrie. Un travail parfait. (…) J’ai dit adieu aux miracles quand j’ai vu rire ces hommes que la guerre avait démoli, j’ai dit adieu à la colère quand j’ai vu ce bateau qu’on bourrait de dynamite, j’ai dit adieu à la musique, à ma musique, le jour où je suis arrivé à la jouer toute entière dans une seule note d’un seul instant, et j’ai dit adieu à la joie, en l’ensorcelant elle aussi, quand je t’ai vu entrer ici (…) J’ai désarmé le malheur. J’ai désenfilé ma vie de mes désirs.
Aujourd’hui, on qualifierait son génie comme le symptôme d’un autisme de type Asperger. Je sais bien qu’il s’agit d’un personnage fictif mais Laurent Orry nous raconte sa vie comme si elle avait été réellement vécue, et c’est magnifique.
On l’écoute attentivement. C’est une vraie leçon d’humanité et d’humilité. Une métaphore philosophique sur la manière d’être fidèle à un idéal de vie, sur le respect de l’autre, sur l’attachement aux valeurs. Le spectacle soulève énormément de questions sur la gloire, la notoriété, la condition humaine, le talent, l’inné et l’acquis et bien entendu sur ce qu’on appelle "le point de vue".
La musique n’est finalement qu’un prétexte à nous dire ce qui est essentiel dans la trace qu’on laissera, ou non, derrière nous. Alors la compagnie Les âmes errantes a raison de ne pas alourdir le spectacle avec une bande son. La véritable musique du spectacle est intérieure, au fond de notre conscience, et notre coeur la perçoit.
Cette histoire est, je le répète, une fiction, mais on y croit, ce qui prouve bien le pouvoir de l'imagination souligné par Alessandro Barrico, philosophe et musicologue de formation. Quand on reprend son livre on réalise qu’il a écrit ce texte pour un comédien et un metteur en scène en particulier, soulignant "Je ne sais pas si cela suffit pour dire que j’ai écrit un texte de théâtre ; en réalité, j’en doute. A le voir maintenant sous forme de livre, j’ai plutôt l’impression d’un texte qui serait à mi-chemin entre une vraie mise en scène et une histoire à lire à voix haute. (…) J’aime bien l’idée que quelqu’un la lira".
Le parti-pris de Laurent Orry est donc légitime. Il le justifie aussi par le fait qu'il a connu lui aussi une époque intense et heureuse au plan artistique avant d'être vaincu, lui aussi, par l'adversité, la peur et l'isolement. Ayant vu sombrer sa compagnie, il se retrouve dans le destin de Tim et de Novecento, qu'il désigne sous le terme de "perdants magnifiques" sans vouloir les imiter dans le regret du passé et la sublimation des désirs, mais au contraire chercher à toujours les réaliser sur scène.
Un dernier mot : n'allez pas croire que ce spectacle soit déprimant; il est au contraire lumineux, ponctué de touches d'humour comme le texte original d'Alessandro Baricco que je me suis empressée de savourer ensuite.
Novecento : pianiste d’Alessandro Baricco
Traduction de Françoise Brun
Monologue mis en scène et interprété par Laurent Orry
Du 7 au 31 juillet à 16 h 20, relâche 13, 20 et 27 juillet
Au Grand Pavois - 13, rue Bouquerie - 84000 - Avignon
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