Il y a des Goncourt qu’on plébiscite avant même d’ouvrir le livre primé. Parce qu’on a déjà éprouvé tant de plaisirs de lecture avec l’auteur qu’on approuve a priori. Et de tous les romans d’Hervé Le Tellier il est probable, maintenant que je l’ai lu, que L’anomalie est finalement celui qui était le plus susceptible à déclencher le jury.
Pourtant ce n’est pas le plus facile. Il est très réussi mais je dirais qu’ "il faut le suivre". Non pas que le lexique soit abscons, bien que très recherché. Non, ce sont les imbroglios du scénario qui sont complexes et qui finissent par laisser entrevoir une éclaircie pile au milieu du roman qui compte 336 pages.
C’est que l’auteur multiplie les écritures et les points de vue, que le nombre de personnage est conséquent et que, du coup, à peine s’est-on laissé porter par un style qu’il en change, nous déroutant sans répit, à l’instar d’un avion pris dans des turbulences. Ajoutez à cela qu’il fut accueilli par des lecteurs confinés par un virus très spécial. Vous comprendrez que ce roman puisse être qualifié de phénomène.
Hervé le Tellier semble sincèrement surpris de son succès. On ne s'attend jamais à un prix comme le Goncourt. D'abord on n'écrit pas pour l'avoir, et puis on ne peut pas s'imaginer l'avoir, ce n'était pas du tout dans mes projets, a-t-il déclaré.
Comme je l’ai lu ce mois-ci alors que notre pays, bien qu’inquiet du virus indien (plus que du nombre de morts en Inde) se réjouit unanimement de sortir d’une crise dont il ne voyait plus la fin je ne me suis même pas étonnée que l’action se passe … en juin 2021, c’est-à-dire maintenant, un an après sa publication.
Il y a des vertiges, des moments de grâce, des éclairs de génie, un humour fou (j’adore la blague des triplés p. 264), mais, car oui je poserai un bémol sur le tombeau de louanges accordées à l’auteur, sa lecture est d’une facilité apparente. Il est davantage qu’un roman à clés. C’est un trousseau qu’il faut posséder pour ouvrir toutes les cachettes qui permettront de déguster cet ouvrage comme on le ferait des chocolats dissimulés derrière les fenêtres d’un calendrier de l’Avent.
L'auteur revisite le mythe de sosie. On a tellement répété qu'on a tous un double quelque part qu'on est tenté de le croire, voire de le chercher. Une telle aventure m'est arrivée. je la raconte dans cette nouvelle, intitulée Avoir rencontré son double. Avec L'anomalie l'hypothèse devient réalité, et ce double est plus fidèle qu'un jumeau homozygote.
Le roman est truffé d'hommages, à Georges Perec (p.171), à Emmanuel Carrière (en citant "d’autres vies que la sienne" ( p. 172), Albert Camus (p. 224), Stéphane Mallarmé (p. 262), à plusieurs romans de J.M. Coetzee, notamment Disgrâce. Tous les éléments sont digérés et en quelque sorte régurgités. Y compris une allusion "à propos du drame de l’année dernière, ce long confinement contre la pandémie, les jours et les semaines qui s’annoncent doivent devenir un temps pour penser, mais aussi un temps pour trouver la paix. (…) C’est en soi et en soi seul que chacun trouvera des réponses".
De nombreuses citations sont savoureuses :
Vivons-nous dans un temps qui n’est qu’une illusion, où chaque siècle apparent ne dure qu’une fraction de seconde dans les processeurs du gigantesque ordinateur ? Qu’est-ce que la mort alors, sinon un simple "end" écrit sur une ligne de code ? (p.196)
A quoi ça sert de savoir ? Il faut toujours préférer l’obscurité à la science. L’ignorance est bonne camarade, et la vérité ne fabrique jamais du bonheur. Autant être simulés et heureux (p.200).
Je ne connais pas de problème qui résiste à une absence de solution (p.214).
La mouche ne prend jamais rendez-vous avec l’araignée (p.218)
Quand on a un marteau, tout finit par ressembler à un clou (p.274).
L’anomalie de Hervé Le Tellier, Collection Blanche, Gallimard, en librairie depuis le 20 août 2020
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