
(Article mis à jour le 1er février 2025)
Beaucoup de cinéphiles s’interdisent d’aller au cinéma voir l’adaptation d’un livre qu’ils ont beaucoup apprécié. Ce n’est pas mon cas même si j’avais une certaine appréhension à découvrir sur grand écran les personnages de
Ce qu’il faut de nuit de
Laurent Petitmangin.
J’ai entendu, à la sortie, des critiques à propos des parti-pris de réalisation et il est probable que mes souvenirs de lecture m’ont aidée à être en empathie avec le personnage du père car l’auteur narre cette histoire de son point de vue, ce qui est d’ailleurs respecté par le scénario.
Ma réserve à aller voir le film tenait essentiellement au sujet car il n’est pas aisé de traduire la violence au cinéma. Je connaissais Delphine Coulin et Muriel Coulin à travers leur film Voir du pays en 2016 à propos de deux soldates françaises tentant d'oublier l'Afghanistan. Cette fiction bien documentée m'avait beaucoup interpelée sur l'aspect politique de la violence. L’originalité de leur nouveau film -qui porte sur un tout autre contexte- est de démontrer que celle-ci est une addiction avant de s’inscrire dans un discours politique. C’est un aspect qui était nettement moins prégnant dans le roman mais il est très intéressant car il permet d’approcher la fascination d’une frange de la population pour des actes extrêmes.
Quelque chose me mettait mal à l’aise au fur et à mesure de la projection et que je n’avais pas ressenti de cette manière dans le souvenir que j’avais du roman. J’ai donc décidé de le relire quelques jours plus tard, ce qui m’a amenée à remanier la critique que j’avais écrite de ce film.
Pour résumer mon point de vue Jouer avec le feu est admirablement construit et interprété. Mais il ne restitue pas les subtilités avec lesquelles le romancier avait tricoté son histoire. Le contexte régional très particulier de la Lorraine y est presque effacé. Plusieurs personnages, à mes yeux essentiels, ont été gommés. Quelques scènes fortes ont été occultées. La fin est différente, et l’émotion qu’elle provoque n’est pas ressentie au cours de la projection. Il me semble que presque tout ce qui permettait de nuancer l’enchaînement dramatique a été écarté de manière à livrer au spectateur un portrait à charge. Laurent Petitmangin n’excuse jamais mais il installe un climat semblable à celui qui est travaillé dans ce qu’on appelle aujourd’hui la justice réparative et qu’il transpose dans l’univers social. C’est selon moi capital pour ne pas alimenter les discours de haine qui ne sont pas constructifs, et cela bien qu’il ne faille évidemment pas être conciliant avec les extrêmes.
L’analyse qui suit se focalise sur le scénario du film et son interprétation, tout en revenant au livre quand c’est nécessaire pour éclairer le thème qui reste central.
Pierre, chef mécanicien de nuit à la SNCF, ancré à gauche, rangé du syndicalisme avec l’âge, élève seul ses deux fils dans son pavillon de Metz depuis la mort de son épouse. Louis, le cadet, réussit de brillantes études et avance facilement dans la vie. Fus, l'aîné, part à la dérive. Fasciné par la violence et les rapports de force, il se rapproche de groupes d'extrême-droite, à l'opposé des valeurs de son père, et partage avec eux les rixes et les idées. Pierre assiste impuissant à l'emprise de ces fréquentations sur son fils. Peu à peu, l'amour cède place à l'incompréhension.
Les acteurs comptent pour beaucoup dans la cohérence de cette famille. Pierre (dont le prénom est une promesse de force) est interprété par Vincent Lindon qui fut primé pour ce rôle à la Mostra de Venise. Stefan Crépon est Louis (un prénom de roi mais dans le roman il était Gillou, surnommé Gros, pour signifier son caractère de nounours), le fils cadet, poursuivant de brillantes études mais restant humble. Benjamin Voisin (qu'on avait déjà remarqué en 2021 dans Illusions perdues) est Felix, l’ainé, formé à la métallurgie mais désertant son IUT sans doute parce qu’il a peu d’espoir de trouver un travail dans son domaine. Son prénom aurait dû lui porter chance puisqu’il signifie bonheur. La vie a voulu qu’on l’appelle plutôt Fus, selon le diminutif donné par sa mère, en référence à Fussbol, mot dérivé de l’allemand désignant ce sport qu’il adore et où il se donne à fond.
Les deux comédiens se connaissaient dans la vraie vie, ayant partagé une colocation ; autant dire qu’ils sont plus que parfaitement crédibles en frères et qui plus est dans la fraternité qui les soude. On apprendra au cours du déroulement des faits que l’ainé s’est beaucoup occupé du second pendant la maladie de leur mère.
Celle-ci est "présente" par la chaise vide à la table de la cuisine, ce qui n’est pas autant perceptible dans le film que dans le livre, même si dans les dernières minutes de la projection le père raccourcit la table en rentrant les deux rallonges, signe probable d’une fin de deuil.
On ne sait pas pourquoi le garçon traine avec des militants d’extrême-droite qu’il désigne d’ailleurs comme "des mecs de l’IUT" sans doute parce qu’il sait bien que son père désapprouverait qu'il en dise plus.
Ce serait trop facile d’opposer le bon Louis au mauvais Fus. Le film est un peu long, sans doute parce que les soeurs Coulin ont tenu à ce que le spectateur ne conclue pas trop vite. D’ailleurs on n’imagine pas combien les choses vont s’accélérer et déraper, car c’est un peu de cela qu’il s’agit.
Fus n’est pas du tout un dur à cuire animé par la méchanceté. Il démontre sa tendresse à l’égard de son père (très jolie scène pendant laquelle il ôte précautionneusement les chaussures de son paternel affalé sur son lit, et éteint la lumière, à laquelle une autre scène répondra en écho quand le père le déshabillera à son retour d’hôpital). Il pousse son frère à poursuivre ses études à Paris sans une once de jalousie. Il ne ménage pas sa peine pour l’aider à s’installer dans son appartement parisien. On le voit triste de ne pas pouvoir participer au déménagement car la voiture est soit-disant trop petite. Il prépare à manger pour son père et son frère. Il se réjouit avec eux pendant un match de football. Il demande à son père de l’initier au rock (vrai moment de joie).
Jamais il ne se plaint. Il laisse juste échapper quelques critiques à propos de ses études qui fabriquent de la "chair à canon" pour les usines et surtout il ne croit pas en la justice, ce qui justifiera qu'il ne porte pas plainte malgré les encouragements de son père après son agression. Le spectateur ignorant ce qui s’est passé pourra imaginer qu’il a "juste" été victime d’un combat à mains nues qui aurait mal tourné.
Dans cet univers très masculin, aussi bien entre copains, que dans le métier du père, ou l’association sportive footbalistique de Fus, la figure féminine est très peu présente. La mère est morte. Il y a peu de femmes parmi les ultras. Les réalisatrices ont pris le parti d'occulter la petite amie de Fus tout en lui accordant une partenaire fugace le temps d’une danse, mais pas de laisser entendre que la figure féminine soit totalement absente de notre société et qu'elle peut jouer des rôles importants : être doyenne de la faculté des lettres de la Sorbonne, avocate (on aura reconnu Maëlle Poésy) ou encore juge.
La première scène montre Fus (mais on ne sait pas encore que c’est lui) danser sur un rythme fou et sous des lumières stroboscopiques. Tout de suite après, c’est le père qui marche sur les rails brandissant sa torche pour annoncer le passage de la machine roulante contrôlant les caténaires (il faut d’ailleurs savoir que ce type d’opération est en train de changer et de se simplifier avec un système portatif standard moins coûteux en équipement car il faut tout de même contrôler ces caténaires tous les 3 jours environ). Qui joue avec le feu à ce moment de l’histoire ?
A son retour, après sa nuit à effectuer des réparations manifestement dangereuses, le père entend des informations à la radio à propos de mouvements de jeunes appartenant à une génération oubliée. Il réveille son fils en douceur et l’exhorte à surtout ne pas se rendormir. Le père n’a pas dormi de la nuit mais il accompagne malgré tout Fus à son match de foot dont il est le premier supporter. Il tique à propos d'une action répréhensible mais comme le dira Fus : Pas de carton, pas de faute (l’équivalent du pas vu, pas pris) lourd de sens.
Son collègue Bernard l’interroge à propos de la présence d'un gars qui ressemble à Fus parmi les jeunes qui ont décollé les affiches syndicales. Pierre botte en touche, rappelant qu’il a décroché du syndicat et affirmant que non, son fils n’a pas de blouson avec un dragon rouge dans le dos.
Avoir confié le rôle de Bernard à Arnaud Rebotini ne peut pas être un hasard. Il est aussi un musicien, DJ emblématique de la scène française, compositeur de musique électronique et producteur français, né à Nancy (donc en Lorraine, lieu où se situe l’intrigue) le 12 avril 1970. Il se produit sous son propre nom, mais aussi sous le pseudonyme Zend Avesta. Il est aussi l'un des fondateurs du groupe Black Strobe.
La musique est presque un personnage, dès le générique et elle deviendra presque insoutenable pendant les séances de rééducation. Elle est signée Pawel Mykietvn, combinant rock et electro avec Patti Smith, Soko, Thurston Moore, la musique brute de Cantenac Dagar, l’electro de Rone, et du Gabber, une électro de 160 à 220 bpm qu’écoutent des militants d’extrême droite.