J'ai eu un vrai coup de coeur pour cette exposition de sculptures de Giacometti que j'ai visitée dès la rentrée pour la chroniquer sur Needradio (vous pouvez la retrouver sur la page replay de la radio parmi les chroniques MC'aime, à la date du 22 septembre).
Ouvert depuis 1995 le musée Maillol présente la plus importante collection d’œuvres du sculpteur Aristide Maillol dont on peut voir des statues dans les tout proches jardins des Tuileries. Ce sont des femmes qui semblent généreuses et si je puis dire bien en chair.
Rien à voir apparemment vécu les silhouettes longilignes que Giacometti a faites à partir de 1947. Et pourtant si. Comme le démontre l’évolution du travail de ce sculpteur au fil d’une exposition chronologique.
Il est tout à fait d'actualité de la présenter maintenant car elle est prolongée jusqu'au 3 février et que donc le public pourra la visiter pendant les vacances de fin d'année, adultes comme enfants parce qu'elle est plutôt facile d'accès, et ouverte sept jours sur sept, ce qui est rare.
L'exposition a été conçue en collaboration avec la Fondation Giacometti, Paris. L'enjeu consistait à mettre en regard plus de cinquante sculptures de l'artiste suisse Alberto Giacometti avec près de vingt-cinq œuvres d’autres artistes majeurs tels que Rodin, Bourdelle, Maillol, Despiau, mais aussi Brancusi, Laurens, Lipchitz, Zadkine, Csaky ou encore Richier.
Le titre de l'exposition, entre tradition et avant-garde, se justifie par la relecture de l'œuvre du sculpteur en la confrontant avec les grands sculpteurs classiques et les modernes de son époque. Le parcours propose un éclairage nouveau sur la période méconnue d’avant-guerre : ses œuvres de jeunesse, encore empreintes de modernité classique (Despiau, Maillol) et sa rencontre avec les avant-gardes parisiennes après 1925 (Zadkine, Lipchitz, Csaky).
Alberto Giacometti est connu comme sculpteur mais il a aussi été peintre et créateur d’objets d’art décoratif. C’est néanmoins en tant que sculpteur que l’on a traité l’exposition en considérant l’originalité de sa position entre modernité et tradition. Lui même disait qu’il avait été successivement exotique, surréaliste, abstrait ...
Sa formation et son éducation le placent dans la tradition mais il va vite entrer dans l’avant-garde et même dans les rangs du cubisme et du surréalisme, tout en continuant à s’interroger en tant que sculpteur. Contrairement à d’autres comme Picasso il n’assemblera pas des objets trouvés mais des formes qu’il a lui-même crées. Ce qui ne l’empêchera pas d’apprécier Maillol en pleine période surréaliste (d'où la présence de cette Tête de femme, non daté, terre cuite d'Aristide Maillol, qui dialogue avec la Tête (grande tête de la mère) 1918-1925, plâtre d'Alberto Giacometti.
Dans mes compositions, il m'arrive souvent d'introduire des instruments de musique. Leur tonalité, leur bruissement m'attirent par des forces obscures. La musique est en effet un sujet qui est cher au sculpteur. La sculpture ci-dessus, à gauche (Ossip Zadkine, Accordéoniste, 1922-1926, bronze, musée Zadkine) est une de ses toutes premières oeuvres à avoir été fondue en bronze. Elle fait partie des créations de la courte période cubiste de l'artiste, dont il s'émancipera après 1926. L'instrument de musique, par ses arêtes verticales saillantes, donne un rythme graphique à l'ensemble. Le personnage est construit par différents emboitements géométriques. Juste à coté, Giacometti semble rendre hommage à Zadkine dans une version plus compacte, avec cette Figure (dite cubiste), vers 1926, bronze.
Alberto Giacometti, Le Couple, 1927, bronze
Dans les années 20, Giacometti découvre les arts extra-occidentaux alors en vogue dans le cercle d'artistes et de galeries qu'il fréquente à cette époque à Paris. L'influence de l'art africain est ici visible dans cette sculpture, qu'il expose en 1927 au Salon des Tuileries, à coté d'oeuvres de Brancusi et de Zadkine, artistes déjà affirmés que Giacometti admire. A la différence des bustes d'après modèle, et des sculptures dites "cubistes" aux angles de vue multiples, cette figure totémique se prête à une vision franchement frontale. Des indications anatomiques schématiques permettent d'identifier, sur deux éléments massifs, les figures d'une femme et d'un homme. Loin de se réduire à un simple exercice formel, l'observation de l'art archaïque et extra-européen, offre à Giacometti les moyens d'élaborer une syntaxe personnelle, libre des codes traditionnels et académiques de l'art occidental.
Alberto Giacometti, Composition (dite cubiste) II, vers 1927, bronze
Alberto Giacometti, Femme (plate V), vers 1929, plâtre
A coté de son travail d'après modèle, Giacometti réalise beaucoup de figures de mémoire, dans lesquelles il radicalise sa démarche entamée avec Le Couple et avec l'aplatissement des têtes. En 1951, Giacometti dira de ses sculptures de la fin des années 1920 : "Je commençais bel et bien par faire une figure analysée, avec des jambes, une tête, des bras et tout cela me semblait faux, je n'y croyais pas ... pour le préciser, j'ai été obligé peut à peu de sacrifier, de réduire (...) De la figure, il ne me restait qu'une plaque." dans cette stèle massive, l'anatomie féminine se voit réduite à quelques traits gravés dans le plâtre associés à un jeu subtil de formes concaves et convexes. Comme Cocteau l'écrit en 1929, cette sculpture est à la fois solide et légère telle "de la neige gardant les empreintes d'un oiseau". Si on regarde attentivement le sommet on remarque les coups de griffes signifiant les cheveux.
"Mais l'aventure, la grande aventure, c'est d avoir surgir quelque chose d'inconnu chaque jour, dans le même visage. Ça vaut tous les voyages autour du monde." Alberto Giacometti, 1963.
Alberto Giacometti, Couple, vers 1925-1927, pierre peinte
Giacometti aura représenté toute sa vie que des êtres humains, et uniquement à part de modèles vivants, son frère, sa femme, plus rarement quelques amis. A l'inverse de Picasso qui créait à partir de n’importe quoi.. sa détermination est exemplaire. C’est un artiste qui ne se lasse pas de son modèle : chaque jour je redécouvre quelque chose de nouveau dans son visage, disait-il de sa femme, Annette.
L’humanité est centrale dans son travail. Il n’est pas un sculpteur héroïque cherchant à faire des monuments. Il a inventé son propre canon à partir du canon académique qu’il maîtrise parfaitement qui est le plus souvent un homme faible, fragile, presque transparent. Il a peut-être anticipé la disparition de l’homme suite aux catastrophes écologiques qui nous attendent et qui seront peut-être pires que la Seconde Guerre Mondiale que Giacometti a traversée.
L’exposition s’est concentrée sur ses oeuvres en plâtre qui ont été rarement montrées jusqu’à présent. En effet la fondation Giacometti n’a que quinze ans et il a fallu d’abord entreprendre un important travail de restauration.
Le sculpteur aimait la blancheur du plâtre, il aimait le peindre, et le travaillait comme de la pierre, intervenant à de nombreuses reprises avec un petit canif. Il s’attachait à rendre le caractère torturé des visages. C’était un artiste qui valorisait le doute et qui n’était pas rebuté par l’échec. On peut même considérer que c’était son carburant. Il disait : Je retourne à mon atelier émerveillé, pour faire mieux. C’est un expérimenteur, perpétuellement en recherche. Il est très cultivé, se rend très souvent au Louvre, se plonge dans des livres, étudie l’histoire de l’art.
Alberto Giacometti, Tête crâne, vers 1934, plâtre
Cette tête cubisante, publiée en 1934, dans la revue surréaliste Minotaure, témoigne de la toute dernière phrase de la participation de Alberto Giacometti au groupe, avec lequel il prend ses distances en 1935, par des cavités arrondies comme des orbites, un angle pointu évoquant le nez, et, à la base, le creux d'une bouche, cette structure géométrique fait clairement référence à une tête, ou, mieux, à sa structure la plus essentielle : le crâne. Le décès de son père, en juin 1933, a sans doute réveillé une hantise de la mort, déjà manifeste, par ailleurs, dans des œuvres et écrits antérieurs. A mi-chemin entre sculpture et objet surréaliste, entre abstraction et figuration, entre portrait vivant et tête de mort, cette sculpture est symptomatique d'un délicat et crucial passage dans la vie et dans l'oeuvre de l'artiste.
En 1935, alors qu’il est déjà célèbre dans le mouvement surréaliste (créé déjà depuis longtemps) il décide de revenir à une pratique d’atelier et à sculpter de nouveau d’après modèle mais sans travailler pour autant comme au XIXeme siècle. Il opère ainsi un retour sur sa propre trajectoire en s’engageant dans la représentation en se posant la question de la tête, de la sculpture en pied et de la place du socle ainsi que de sa fonction.
La salle des têtes évoque ce retour à la figuration alors qu’il avait commencé cela quand il était ado. Il pense alors que c’est l’affaire de quinze jours, ça lui prendra toute sa vie. Il a détruit beaucoup de ses œuvres. Aussi bien en sculpture qu’en peinture. Il repeignait souvent par dessus.
Giacometti ne sculpte qu’un motif, humain, même s’il peut parfois se restreindre à quelques parties du corps. Il n’a que très peu de modèles, surtout Diego et Annette, quelques amis (Beauvoir, Noailles) très rarement des modèles professionnels.
Il regarde ce que font d’autres artistes, très différents de lui. Alberto Giacometti, Copies d'après deux sculptures grecques : Diadumène de Polyclète et Aphrodite accroupie ou Vénus de Doidalsès, non daté, crayon sur papier.
Alberto Giacometti, Buste d'homme sur double socle, vers 1948-1949, plâtre
A gauche, Aristide Maillol, Jeune fille agenouillée, 1900, bronze,
et Alberto Giacometti, Femme assise, 1956, bronze
Les grands thèmes de l’après-guerre (groupes de figures, femme debout et homme qui marche), sont également évoqués depuis leur source dans le surréalisme avec la Femme qui marche (1932) jusqu’aux œuvres iconiques des années 1950 et 1960 comme La Clairière (1950), Femme de Venise III (1956), ou encore l’Homme qui marche II (1960).
Alberto Giacometti, Quatre femmes sur socle, 1950, bronze
Ces figures sur socle, que Giacometti qualifie de "toutes proches et menaçantes", comme des "diables qui sortent de la boîte", représentent le souvenir de quatre prostituées d'un bordel parisien, selon la description que l'artiste en donne à son marchand Pierre Matisse, lors de la première exposition de cette oeuvre à New York, en 1950. Selon le propos de l'artiste, le grand socle visualise la distance à la fois "proche" et "infranchissable" qui le sépare de celles qui sont perçues à la fois comme objet de désir et d répulsion. Giacometti travaille depuis 1948 au motif de quatre femmes alignées sur un seul socle. Il sera repris dans d'autres oeuvres de la même époque, proposant une approche très différente des figurines, selon le traitement, la taille et la hauteur du socle.
Alberto Giacometti, Femme debout (Poseuse II), vers 1954, plâtre
En complément des sculptures et de l'atelier d’Aristide Maillol reconstitué au sein du musée, l'exposition présente une sélection d’arts graphiques, de lithographies de documents d’archives et des photographies prises par certains des plus grands photographes du XX° siècle tels que Brassaï, Denise Colomb, Sabine Weiss ou Herbert Matter.
C’est un homme qui tient à sa liberté. Il ne veut pas juger ni être jugé. Il quitta donc le mouvement avant gardiste, et accepte de perdre ses collectionneurs et de période de pauvreté. C’était un artiste qui n’a rien sacrifié aux honneurs et à l’argent. Il n’a jamais voulu abandonner son atelier de la rue Hyppolite Maindron même quand la toiture prenait la pluie. Il allait très souvent au Louvre voir les œuvres d’autres sculpteurs. Il dormait très peu, travaillait sans relâche en s'acharnant à explorer les extrêmes : la sculpture plate, sans socle, ou au contraire minuscule sur un socle démesuré.
Alberto Giacometti, Sculptures dans l'atelier I, 1951, lithographie
Sabine Weiss, Atelier d'Alberto Giacometti, 1966, tirage argentique
Antoine Bourdelle, Madeleine Charnaux, statuette, 1917, bronze, Musée Bourdelle, Paris
Le sculpteur ne cherche pas ici la ressemblance avec son modèle, sa jeune élève âgée d'à peine 15 ans, mais nous offre plutôt la silhouette de la jeune femme. Il crée une figure droite et élancée, à l'allure antique, telle une cariatide. Par ailleurs, les plis de la robe ne sont pas sans rappeler les cannelures d'une colonne antique. Cette étonnante sculpture peut être perçue comme une oeuvre préliminaire aux sculptures filiformes de Giacometti : l'artiste recherche des formes synthétiques autour de la figure humaine et non la représentation réaliste d'un personnage.
Alberto Giacometti, Homme traversant une place, 1949, bronze
Alberto Giacometti, Homme qui marche II, 1960, plâtre
Giacometti est un artiste qui répète beaucoup. Il regarde, copie, par exemple l’œuvre de Rodin. Pour préparer l’Homme qui marche, il reproduit en dessinant, pas en sculptant. On voit que Giacometti a beaucoup dessiné le Saint Jean baptiste d’Auguste Rodin (1880), immense sculpteur dont on voit quelques œuvres dans la station de métro Varenne, puisque le musée est à la sortie au 77 de la rue.
Chaque muscle de cette sculpture est bombé. Quel contraste avec, juste en face, cet "homme qui marche" de Giacometti, immense. On remarque que l’artiste leur donna à tous le même nom, y compris à la première de ce qu’on peut considérer comme une série, qui était ... une femme.
Alberto Giacometti, Copie d'après Rodin : Homme qui marche, vers 1921
Au sous-sol le charmant café des frères Prévert est un endroit agréable où se poser avant ou après la visite.
Giacometti, entre tradition et avant-garde
Depuis le 14 septembre 2018 et jusqu'au 3 février 2019
Musée Maillol - Fondation Dina Vierny61 rue de Grenelle - 75007 Paris
Tous les jours 10 h 30 à 18 h 30
Commissariat : Catherine Grenier, commissaire générale, Conservatrice du patrimoine et Directrice de la Fondation, et Thierry Pautot, commissaire associé, historien de l'art et Responsable de la recherche à la Fondation Giacometti
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire