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jeudi 5 mars 2020

Le quai de Ouistreham de Florence Aubenas, mis en scène par Louise Vignaud

Je suis allée voir Le quai de Ouistreham au Théâtre 14, bien entendu parce que j'avais énormément apprécié le retour d'expérience de Florence Aubenas, laquelle avait fait sensation à la publication de son livre et que j'avais eu la chance de rencontrer au Livre sur la Place, à Nancy.

Mais aussi parce que je n'avais pas encore eu l'occasion de revenir dans cet établissement et que j'étais curieuse d'en découvrir les transformations.

Il est devenu joli comme une bonbonnière, accueillant  comme un pub anglais. J’ai toujours eu beaucoup de plaisir à venir dans ce théâtre mais cette fois il est renforcé par l’ambiance qui met davantage en condition le spectateur que le traditionnel lever de rideau. On a le sentiment qu’on accède à une soirée privée, un peu underground. C’est étrange, troublant, délicieux.

La salle d'attente est un salon cosy. Le bar est vaste, largement ouvert sur le hall. Le changement est radical et réussi. Bravo à Mathieu Touzé et son équipe !

La salle a subi un lifting discret mais efficace en supprimant l’allée centrale et en facilitant l’accès aux fauteuils. Du coup la scène semble immense.

J'avais vu des photos du spectacle, en réalité des clichés que j'avais attribués à la scénographie, mais le plateau est étonnamment vide avec un dispositif ultra dépouillé se limitant à une chaise, une bouteille d'eau et un paper-board.

Magali Bonat est une comédienne remarquable mais son look androgyne ne parvient pas à me faire oublier la douceur et la blondeur de l'auteure. Je me dis que je n'aurais pas dû risquer de confronter la mise en scène de Louise Vignaud à mes souvenirs.

L'expérience avait eu lieu en 2010. Florence Aubenas avait raconté son immersion totale durant six mois dans le monde des travailleuses précaires. Son témoignage rendait visible ce qu'on ne voulait alors pas voir : la misère quotidienne de femmes de l'ombre (car la précarité touche davantage les femmes, 8 précaires sur 10 étaient des femmes en 2009).

Peut-être était-elle fatiguée ce soir ... ou est-ce moi qui ait du mal à la suivre... toujours est-il que son débit de paroles mitraille mon cerveau, m'épuise, et que je me surprends à m'agacer de l'entendre savonner, comme on dit dans le jargon pour désigner l'action de bafouiller son texte ou de buter sur les mots.
Je me suis précipitée dans ma bibliothèque en rentrant à la maison pour relire le livre ... qui n'a pas subi de modification. Tout y est. Mais c'est peut-être cela qui est dérangeant, avec en plus l'évidente déception que rien n'a changé depuis 11 ans.

Il est terrifiant de constater que la condition humaine n'a pas progressé. Peut-être s'est-elle dégradée encore davantage. Un tel spectacle devrait, de mon point de vue, s'accompagner au minimum d'une discussion de bord de plateau, même si Florence Aubenas a lancé le sujet en voix off pour camper le contexte : La crise (...) Tout donnait l’impression d’un monde en train de s’écrouler.

Tout donnait l'impression ... et aujourd'hui quelle évolution a connu cette région de Caen où la journaliste a fait cette expérience ? Car à l'époque, en 2009, on a cru que son livre exploserait les mentalités. Qu'il servirait de détonateur pour provoquer une prise de conscience.

Mes pensées tournaient en boucle ce soir. Je faisais l'exercice mental de m'interroger sur les mutations d'autres secteurs que celui de l'entretien. Je songeais aux manifestations des gilets jaunes. Je voyais les blouses blanches des personnels hospitaliers dénonçant le démantèlement de l'hôpital public. J'espérais que le spectacle allait prendre un chemin de traverse pour analyser comment on en était venu à quitter l’époque du social pour à ce point faire du chiffre.
La description des procédures de recherche d'emploi, la course aux heures par ceux qui ont intégré qu'ils ne retrouveront jamais "un" travail, la bascule dans l'invisibilité ... tout est incompréhensible sur le plan humain, à l'instar des gribouillis que la comédienne trace sur le paper-board.

Il me semblait que, dans le roman, les agents d'entretien partageaient quelques instants de solidarité, de complicité et de timide révolte. Mes pensées sont perturbées par les paroles de la chanson de France Gall dans lesquelles je cherche en vain un message :
Ne dites pas que ce garçon était fou
Il ne vivait pas comme les autres, c'est tout
Et pour quelles raisons étranges
Les gens qui n'sont pas comme nous, ça nous dérange

Qui sont ces "nous" ? Comment décoder ce parti-pris artistique ? Peut-être que si je n'avais pas lu le livre auparavant, j'aurais perçu la volonté de l'équipe artistique de "recréer les situations, les interroger, nous interroger sur un plateau devenu un lieu d'enquête et de questionnement. Un lieu de prise de conscience, toujours aussi nécessaire et urgent."

Au moins sommes-nous d'accord sur ces objectifs. Par contre notre point de vue diffère probablement sur la question de la représentation et de ses limites, et la manière de faire entendre un texte dans ce qu'il a de plus subversif. Le spectacle a été créé en mai 2018, à Lyon, au Théâtre des Clochards Célestes par la Compagnie La Résolue qui ne prétend pas apporter des réponses, mais ouvrir des brèches, inquiéter, interroger. On ne saurait donc le lui reprocher.

Je rappellerai aussi que Florence Aubenas, née en 1961 à Bruxelles, est journaliste et reporter de guerre. C'est dans le cadre d'une mission qu'elle a été retenue en otage pendant plusieurs mois en Irak en 2005. Il faut lire cette femme d'exception, impliquée et impliquante dans tout ce qu'elle fait .
Le quai de Ouistreham de Florence Aubenas (éditions de l'Olivier, 2010)
Mis en scène par Louise Vignaud
Avec Magali Bonat
Lumières et régie générale Nicola Hénault
Au Théâtre 14
20 avenue Marc Sangnier - 75014 Paris

Les photos qui ne sont pas logotypées A bride abattue sont de Rémi Blasquez

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