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mercredi 18 mars 2020

Tenir debout dans la nuit d’Éric Pessan

De livres en livres, Éric Pessan démontre avec constance ses qualités d’écrivain urbain humaniste. J’entends par urbain le fait qu’il excelle dans la description des quartiers.

Dans Tenir debout dans la nuit, il nous fait traverser New York comme si on y était. Ses descriptions sont précises. Sans doute parce qu'il travaille toujours avec des sources documentaires et des témoignages.

Je connais la ville et c’est exactement ça, en peu de mots. J'ai eu le sentiment d'y revenir, même si j'ai appris un nouveau terme, pet-sitter, consistant à prendre soin, contre rémunération, d'un animal de compagnie comme d'un enfant (page 61).

Mais pour vous mettre en condition, je vous conseille de suivre la recommandation de l'auteur en écoutant New York, chantée en 2008 par Cat Power. Ou, plus récent, 2014, Dirty Boulevard de Lou Reed.

Dans ce dernier roman, Eric Pessan décrit la déambulation nocturne d'une jeune fille paumée dans Manhattan. Sa honte de s’être laissée piéger en n’ayant rien vu venir. Les fidèles de cet auteur auront remarqué que ce n’est pas la première fois qu'il nous raconte l’histoire d’un adolescent tout seul dans la nuit. Dans la forêt de Hokaïdo relatait la survie d'un jeune japonais, abandonné brutalement par ses parents, en début de soirée, en pleine nature.

New York, Lalie n’y est jamais allée. Elle n’a même jamais osé en rêver. C’est trop beau, trop loin, trop cher. Alors, quand Piotr lui propose de l’y accompagner, elle est prête à tout pour saisir cette chance.

A tout ? Non. Car il y a des choses qu’on ne peut accepter. Des contreparties qu’on ne peut pas donner.

Et maintenant la voici dans la rue, face aux regards de travers et aux mille dangers de la nuit, avec une seule obsession : rester éveillée. Résister. Tenir debout.
Tenir debout, l’expression est lâchée dès les premières lignes. Et arrive tout de suite la colère… (page 7) : contre moi qui me suis fourrée toute seule dans un piège terrible (le fameux elle l’a bien cherché). Cette colère qui imprègne cette phrase très longue, la plus longue de tout le roman, qui se déverse comme un tsunami. Parfois, on ne peut que fuir ... ce qui ne signifie pas manquer d'énergie et on comprendra que pour Eric Pessan la rage est un carburant (page 103).
On apprendra vite pourquoi et comment la jeune fille s’est retrouvée dehors sans téléphone, sans argent ni carte bancaire, sans papiers, mais avec un recueil de poésies, Ultramarine de Raymond Carver, un passe illimité de métro et un modeste appareil photo qui lui permettra de faire des petits miracles, pas pour avoir des souvenirs (page 90) mais pour étayer des témoignages. La description de ces clichés est admirable de précision. Comme Lalie, je ne fais jamais de selfies (sauf pour annoncer mes interviews à la radio). Je n’ai pas besoin de me photographier dans l’avion pour savoir que j’ai pris l’avion. A cet égard je réalise que je n’ai pas photographié Éric Pessan lundi soir, quand nous avons discuté ensemble.

Sans compter ce qui est arrivé à Lalie, l’atmosphère de cette nuit est hyper anxiogène. La ville elle-même de New York se prête à développer ce type d'émotion. La jeune fille se reconnaît anxieuse et seule jusqu’à l’os (page 16) mais elle est déterminée. Depuis le début, puisqu'elle a financé elle-même son voyage. Elle souhaitait ardemment entreprendre ce voyage et elle va tomber de haut (page 28) : un rêve ne fait pas souffrir si l’on sait qu’il est irréalisable (donc jusqu’à ce qu’il devienne une hypothèse envisageable).

J’apprécie qu’il s’agisse d’un roman de littérature jeunesse, bien qu’il soit tout à fait adapté aussi à un lectorat adulte, parce que je me dis que ça ne peut pas mal finir, même si le début, ne s’effacera jamais. Et si certaines scènes, comme l’épisode du métro (page 52) ou du bagel, sont terribles à supporter.

Elle a ravivé le souvenir de grandes misères que j'ai constatées au cours de mes séjours au Mexique. Je me rappelle notamment d'une femme qui a volé du pain dans mon assiette alors que je déjeunais en terrasse. Cela s'est produit à la vitesse de l'éclair. Je n'ai pas eu le temps de l'appeler pour lui donner davantage. Ce qui est différent avec les USA c'est que là-bas, quand on ne finit pas la totalité d'un sandwich, on donne le reste à un pauvre, lequel mendie très rarement...

Eric Pessan, qui se définit comme un auteur humaniste (en général), aborde pour la première fois la violence sexuelle dans un roman pour adolescents. Dans les affaires de viol on fait systématiquement allusion au rôle des parents, surtout celui de la mère. Gabrielle Tuloup fait référence à cette carence dans son dernier roman Sauf que c'étaient des enfants. Ici la mère avait pris soin de mettre clairement sa fille en garde. Le personnage est d'ailleurs extrêmement touchant, comme celle de la mère de la jeune fille du livre de Gabrielle Tuloup. On remarquera que les papas sont tous absents. Est-ce intentionnel ? En tout cas, ce qui frappe, c’est la répétition des situations entre la mère et la fille.

La jeune fille va reconnaître avoir menti à sa maman mais ça ne suffit pas pour la condamner (page 19). On s’apercevra que Lalie n’est responsable en fait de rien. Il est vrai que sa mère l’avait alertée depuis qu’elle était toute petite. Informée pourtant, mais elle n’a rien vu venir. Puis elle reconnaît que si, mais sans y croire : j’ai tout vu venir, les signes étaient là, sous mes yeux, j’ai tout vu venir, mais j’ai refusé de penser que cela pouvait m’arriver (page 37).

Le lecteur par contre remarquera des détails qui signent l’égoïsme de la mère de Piotr, et qui donc rendent plausible son manque de considération pour Lalie, ne serait-ce que l’emplacement de son siège dans l’avion, loin du hublot alors que c’est la première fois qu’elle voyage outre-Atlantique (page 40).

La différence sociale est un facteur aggravant (minorant aucunement la responsabilité de la mère de Piotr, bien au contraire). L'écart de mode de vie avec sa famille et la différence de personnalité entre les deux mères ont eu un effet de miroir aux alouettes, semblable à celui qu'exerce la ville de New York de prime abord.

Dans cette ville démesurée où s'applique la loi du (presque) chacun pour soi, Lalie apparait comme un ange tombé du ciel et on éprouve à son encontre une immense empathie, lorsqu'elle se sent devenir (être devenue) une enveloppe vide (page 50) comme à l'inverse lorsqu'elle s'intéresse aux démunis dont elle croise la route, en particulier Mandy la SDF. Cette gosse en détresse fait du bien à plusieurs personnes tout au long de cette nuit, même si elle ne rencontre pas que de bonnes personnes. On lui souhaite le meilleur car ses espoirs sont légitimes : je n’attends pas le prince charmant (…) J’attends juste la bonne personne (page 118).

L’une des forces de ce roman est que Éric Pessan parvient à nous parler de plusieurs drames comme celui du World Trade Center. Et cette gamine a le pouvoir d’aider malgré sa détresse.

L'analyse de la pression exercée sur les filles dans une société favorisant la domination masculine est édifiante. Il n’y a pas un seul endroit au monde où une fille puisse être en sécurité si des hommes se trouvent dans les parages, écrit-il page 70. Pourtant, avec une infinie diplomatie, il ponctue régulièrement ... au collège les garçons (certains garçons) ... mais par contre je ne le suis pas quand il minore certains contextes, quand les enfants sont tout petits : ce n’est pas grave, à cet âge là ils jouent (page 74). La majorité des enseignants de maternelle même s’ils relativisent effectivement la gravité des comportements, font en général tout ce qu’ils peuvent pour faire comprendre aux enfants, malgré leur jeune âge, qu’il y a des choses que l’on ne fait pas.

J'ai du mal à imaginer le diktat vestimentaire actuel souligné dans l'histoire, amenant l'adolescente à ne plus porter de robe ou de jupe depuis son entrée au CP et son envie de mourir en CE2 pour un pull sali (page 83). Il me semble avoir paradoxalement vécu l'inverse. J'avais le droit de porter des minijupes et c’était le pantalon qui était interdit dans bien des circonstances, comme je le raconte ici.

Les lecteurs attentifs remarqueront l'allusion au livre La plus grande peur de ma vie (2017) page 66. C’est malin de ne pas avoir ajouté de notes de bas de page. C’est comme un clin d’œil que l’auteur adresse à ses plus fidèles lecteurs. Pareillement avec cette autre évocation (page 75) à laquelle je songeais pile à ce moment de ma lecture. Ce n'est pas anodin, pas plus que la citation d'Un cœur simple de Flaubert, dont je recommande la lecture.

J'espère que le roman suscitera l'envie de débattre entre ados et parents, élèves et enseignants.  Sr de nombreux thèmes. Par exemple la fierté d’être américain (ou le complexe de supériorité ?). Eric Pessan a raison d'insister sur l’importance de porter plainte, y compris pour "tentative" même si on peut se heurter à une écoute un peu hostile. J'espère que le personnage de la policière est une pure invention parce qu'il est insupportable.

Eric Pessan a déjà publié une trentaine d’écrits jeunesse comme adulte, roman comme théâtre. Je découvre toujours avec intérêt ses publicationsLisez tout, avant ou après Tenir debout dans la nuit et partagez les autour de vous. Jusqu'aux notes et remerciements qui résonnent comme des promesses.

Tenir debout, c’est ce que l’on vit, mais chez nous en ce moment.

Tenir debout dans la nuit d’Éric Pessan, collection Médium +, l’Ecole des loisirs, mars 2020
Mention spéciale attribuée par le jury du Prix Vendredi 2020 attribuée le 1er décembre 2020

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