Jean-François Piège est un habitué de votre salon. Il est venu plusieurs lundis de suite pour commenter et juger les épreuves de Top Chef. On croit bien le connaitre et le découvrir au bord de l'éclat de rire est assez inattendu. Cela m'a immédiatement donné envie d'ouvrir le livre.
Si l'homme n'a rien perdu de son intransigeance, on saisit mieux ses motivations, l'amour du beau et du juste. Il n'y a aucune vanité dans son ouvrage et ... cela m'a même donné envie d'ouvrir la porte ... peut-être pas encore de son restaurant, mais de la brasserie, oui. A cet égard je vous recommande d'aller jeter un oeil sur le site de Thoumieux après avoir refermé l'ouvrage. Vous y trouverez un petit film qui vous permettra de visualiser les objets décrits sur le papier.
C'est dans la collection Manifeste des Editions Autrement qu'il a choisi de s'exprimer. Il le fait avec intelligence et simplicité, n'omettant pas de célébrer sa femme Elodie, dont le prénom ouvre et clôture le livre. Il remercie aussi celui qui fut le contributeur du texte, Eric Roux. une telle honnêteté est rare et de bonne augure. Nous ne lirons pas le roman d'un tricheur.
On y trouve quelques recettes mais là n'est pas l'essentiel. La quatrième de couverture nous apprend qu'il a invité à s'exprimer ses producteurs, fournisseurs, clients, artistes et amis... Richard Geoffroy (chef de cave de Dom Pérignon), Mathias Augustyniak (directeur artistique), Bénabar (le chanteur), India Mahdavi (architecte d'intérieur), Xavier Darcos (désormais président exécutif de l'Institut français), Joël Thiébault ("le" maraîcher qui fournit presque tous les chefs ), Stéphane de Bourgies (photographe) ou Valérie Expert (journaliste). Nouvelle surprise en lisant le nom de Xavier Darcos, même si je me souviens d'avoir vu sa fourchette très alerte dans un dîner organisé dans le cadre d'une Semaine du Goût. Il était alors ministre de l'Education nationale et j'avais pensé qu'il avait été invité en tant que personnalité. Je découvre un érudit de la gourmandise.
L’art de manger décline parfaitement le leitmotiv sur lequel le chef ne cesse de revenir quand il juge les créations des candidats de Top Chef : un plat doit raconter une histoire.
C'est classique, les plus beaux souvenirs de Jean-François Piège viennent de son enfance. Il entre à 14 ans à l'école hôtelière de Tain-l'Hermitage et démarre réellement dans la profession au Chabichou de Courchevel. Il a 18 ans mais continue à apprendre et décide de passer parallèlement un CAP de pâtissier. Je n'égrènerai pas son curriculum vitae, prestigieux évidemment, mais j'ai relevé des noms que beaucoup rêveraient de voir se pencher sur leur cocotte : Jean-Paul Pénin, Bruno Cirino, Christian Constant (chez qui il a rencontré Yves Camdeborde et Eric Fréchon), Joël Robuchon, Joël Normand, Pierre Hermé, et surtout Alain Ducasse qui lui enseigna l'importance de la mise en scène du repas.
Outre la maitrise du feu, un grand chef doit cumuler de subtiles compétences comme le choix des légumes à des stades de maturité différents pour une même recette. Un principe que je retiens. Il est complémentaire de ma façon de découper les légumes en tailles différentes pour cumuler fondant et croquant à temps de cuisson égal.
Ce n'est plus la faim qui amène à pousser la porte d'un restaurant. Le Chef en a pleinement conscience : il ne s'agit plus d'ingérer une combinaison d'acides animés pour subsister (p.20). Il le sait : en vingt ans les codes de la nourriture et de la bienséance ont changé, d'où l'importance du cérémonial du repas.
Le restaurant est devenu la scène de son patron. Décor et accessoires sont choisis avec une intention particulière, en composant, pourquoi pas, une installation qui s'apparente au land-art (p.39) ou qui suggère un cabinet de curiosités. Il est donc naturel que Jean-François Piège rende hommage à la maison Maleville qui a conçu un coffret de présentation d'un dessert, à la maison Jars qui a conçu son plateau de fruits de mer, l'orfèvrerie Christofle, Michel Bernardaud qui lui fit spécialement la surprenante assiette des grignotages, en forme de marguerite, esthétique et ergonomique, dans une porcelaine d'une blancheur immaculée.
J'ai apprécié la parole d'India Mahdavi qui cerne bien le caractère "cérébral" du chef et sa volonté de préparer un repas comme un scénariste écrirait un story-board, en jouant sur les contrastes. Le livre fourmille de références à des ouvrages culinaires. c'est facile : Jean-François Piège a constitué dans son domaine une des plus belles collections de livres. Il collectionne aussi les menus et son Art de manger s'en trouve abondamment illustré. Chacun est chargé d'histoire. On découvre page 35 le sien, sous forme de règle du jeu. Une des particularités y est de citer nommément son fromager, Xavier.
Je l'ai dit plus haut, il y a quelques recettes, pages 46 et svtes, mais l'essentiel n'était pas là. Le "Chef de l’Année en 2011" présente davantage l'esprit qu'il a insufflé à Thoumieux qui est "sa" maison. Si j'étais lacanienne je ferais remarquer que le nom lui-même inspire le nec plus ultra. La promesse qu'il fait à ses hôtes est qu'ils soient détendus pour y dîner de façon fabuleuse.
L'atmosphère s'y inscrit dans le mouvement des arts décoratifs avec une forte touche de modernité qui se voit dans le graphisme du T, lettre majuscule évoquant une abeille, la clé d'un trésor ou même un haricot.
L'éclat de rire que l'on sent poindre dans le visuel de couverture n'est pas une fausse piste. Les paroles de deux chansons de Bénabar témoignent de l'humour de Jean-François Piège avouant adorer les prétextes invoqués dans Reprise des négociations pour ne pas aller à un dîner, préférer une pizza et rester devant la télé.
Il s'amuse aussi du franc-parler de Valérie Expert dressant la liste de tout ce qui l'horripile au restaurant. Par exemple les menus incompréhensibles pour qui n'a pas fait l'école hôtelière, les suppléments sur presque tous les plats, les espumas qui donnent l'impression qu'un escargot s'est trainé dans l'assiette, ... et même le mot "snacké" ... que vous et moi avons entendu dans la bouche du chef s'extasiant sur le degré de cuisson de noix de Saint Jacques de Naoëlle d'Hainaut ... Valérie suggère cuisson rapide à feu vif, à la poêle ou sur plancha.
Pour finir les photos de Stéphane de Bourgies achève de nous mettre l'eau à la bouche. J'en viendrais presque à surmonter mon aversion pour les blettes en découvrant la variété Charlotte aux tiges couleur rubis. J'apprends que le chou pommé et allongé est un coeur de boeuf, nom que je croyais réservé à des tomates.
Dans cette même collection, dont le premier numéro fut le Manifeste hédoniste de Michel Onfray en avril 2011, vous trouverez aussi le Manifeste féministe de Laure Adler (octobre 2011), le Manifeste pour l'égalité de Lilian Thuram (mars 2012) et le Manifeste pour la vie d'artiste de Bartabas (septembre 2012) dont j'ai rendu compte sur le blog en même temps que son magnifique dernier spectacle Calacas.
L'art de manger de Jean-François Piège, collection Manifeste, éditions Autrement, avril 2013.
Thoumieux, 79 rue Saint Dominique 75007 Paris
Thoumieux, 79 rue Saint Dominique 75007 Paris
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