Publications prochaines :

La publication des articles est conçue selon une alternance entre le culinaire et la culture où prennent place des critiques de spectacles, de films, de concerts, de livres et d’expositions … pour y défendre les valeurs liées au patrimoine et la création, sous toutes ses formes.

mardi 4 février 2025

L'Ecole des loisirs privilégie les femmes et les enfants d'abord

C'est toujours avec grand plaisir et un fort intérêt que je découvre la programmation de l'Ecole des loisirs.

Les équipes ont l'art d'insuffler de la cohérence à leurs choix éditoriaux qui sont, le plus souvent, tout à fait en lien avec l'air du temps et l'évolution de notre société.

Ce printemps c'est le thème "les femmes et les enfants d'abord" qui a été pensé par Gaëlle Moreno et Marie Labonne, directrice éditoriale du département Romans et qui fut le fil conducteur de la matinée de présentation des nouveautés romans de la rentrée 2025, qui a eu lieu hier matin, en présence de trois autrices, Ingrid Thobois, Fanny Chartres et Florence Hinckel, une traductrice, Marion Danton et une illustratrice, Soledad Bravi.

Chaque livre présenté a de quoi provoquer un coup de coeur. mais particulièrement le premier, d'Ingrid Thobois. Interviewée par Morgane Vasta (autrefois libraire, aujourd'hui médiatrice du livre), cette romancière-poétesse a expliqué comment le réel nourrit sa création et combien elle a été marquée par sa rencontre avec l'oeuvre de Nicolas Bouvier, figure archétypale de l'écrivain-voyageur pour qui le voyage est une quête intérieure, tout autant qu'une découverte du monde extérieur.

Quoique vivant désormais à Istanbul, elle reste traversée par les bruits du monde et n'est pas étrangère aux questions posées par les lois sur la bioéthique et la PMA. Elle a reçu les confidences de deux personnes ayant vécu cette aventure et ayant eu elle-même des enfants tardivement elle a conscience qu'elle aurait pu être concernée de près par le sujet. Est-ce une raison pour qu'on puisse voir une ressemblance frappante entre elle et son héros ?
Son texte s'est limité d'abord à une vingtaine de pages qui ont lentement infusé jusqu'à ce qu'elle s'autorise à écrire plus longuement. Le don de Marin (publié chez Médium) aurait pu s'appeler Les absents du frigo en écho à ces photos qu'un enfant issus de PMA n'affichera nulle part à portée de regard, et pour cause.

Rappelons qu'il faut attendre l'âge de 18 ans pour exercer le droit à connaitre ses origines et qu'il concerne 8 millions de personnes, ce qui est énorme. Laissons le personnage présenter le contexte : Un enfant, ce n'est rien d'autre que cela : l'accident d'une rencontre au-dedans. Ni plus, ni moins qu'un autre, je suis né d'une histoire comme ça. Au fait, moi c'est Marin (p. 21).

Le sujet n'est pas nouveau pour moi. Je me souviens d'une discussion passionnante autant qu'enflammée avec des féministes à l'Espace culturel Vuitton il y a dix ans au cours de laquelle on exprimait combien vendre l'utérus d'une femme était scandaleux. Plus récemment Pauline Bureau avait fait débat avec son spectacle Pour autrui qui elle aussi faisait intervenir des questions d'écologie, le hasard et les coïncidences.

Ingrid Thobois les nomment "les constellations signifiantes", trouvant logique que des choses -parfois minuscules, parfois gigantesques- s'organisent et se répondent dès lors qu'on se met en route vers un but. Hermann Hesse (1877-1962), prix Nobel de littérature 1946, décrit le phénomène dans son livre, Le jeu des perles de verre (traduit de l'allemand par Jacques Martin en 1943).

Dans son roman, un des éléments de l'architecture du hasard est un des lieux victimes des attentats du 13 novembre 2015, en l'occurrence le Carillon (car il n'y a pas eu que le Bataclan, Le Petit Cambodge, La Bonne Bière, La Casa Nostra, Le Comptoir Voltaire, et La Belle Équipe a avoir été touchés). Un proverbe indien, cité dans le si beau film The Lunchbox assure que : parfois, le mauvais train vous amène à la bonne gare. Le personnage principal ajoute que renoncer à l'amour est peut-être la meilleure façon d'aimer (ce que démontre un autre film bouleversant, The Visitor, réalisé par Tom McCarthy avec Richard Jenkins en 2007).

Marin ayant été conçu en 2016 il a fallu que le livre devienne une légère dystopie pour que certains faits soient plausibles, et se produisent donc en 2034. Ce petit arrangement a permis aussi de parler d'écologie, et pour une fois de manière originale puisque ce n'est pas négatif.

Si la PMA a progressé, la GPA demeure interdite en France comme dans plusieurs pays européens (l'Allemagne, la Belgique, l'Espagne, l'Italie, le Luxembourg, etc). D'autres autorisent le recours aux mères porteuses : le Danemark, les Pays-Bas, l'Albanie, la Géorgie, la Grèce, le Canada, certains États fédérés américains. Les délais sont encore très longs et on se tourne souvent vers le Danemark. Dans les années qui viennent les enfants conçus comme Marin seront de plus en plus nombreux. Il est donc essentiel de leur transmettre de la confiance. Le roman d'Ingrid Thobois y participera.

Changement de décor avec Fanny Chartres dont j'avais remarqué le premier roman, Strada Zambila, déjà publié à l'Ecole des loisirs, collection Neuf, en 2017.

Elle revient avec un sujet très différent Dans le ventre de Fianna Sinn, chez Médium +. Nous voici en 1993, en Irlande du Nord qui fut un lieu de lutte pour le droit des femmes.
Abigeál O'Keegan aime les histoires qui font peur. Celles qu'elle raconte à Joe, son petit frère malvoyant. Celles qui font écho aux changements qu'elle perçoit dans son corps d'adolescente. Celles qui laissent libre cours à son imagination.
Lorsqu'elle quitte Belfast avec sa famille pour s'installer à Fianna Sinn, la réalité rattrape Abigeál. Dans la maison et aux alentours, se produisent des phénomènes étranges, inquiétants. Des objets disparaissent. Des rêves bizarres peuplent ses nuits. Et que veulent ces cerfs qui rôdent là-dehors ? Quelle histoire oubliée se cache dans cette vieille et grande maison en lisière de forêt ? Et si les lieux, comme les corps, étaient dotés d'une mémoire ?
L'auteure a voulu d'abord composer un roman d'atmosphère qui ferait grandement peur nous dit-elle de sa douce voix, presque enfantine en égrenant les noms d'auteurs du genre, parmi lesquels Le Tour d'écrou d'Henry James, un huis clos dans une vieille demeure de la campagne anglaise, Le Horla qui est une longue nouvelle fantastique et psychologique de Guy de Maupassant. Ou encore Nous avons toujours vécu au château (We Have Always Lived in the Castle) le roman policier publié en 1962 par Shirley Jackson que Stephen King avait cité comme la reine tant elle excelle à suggérer admirablement la peur.

A l'époque et dans le pays choisis par Fanny Chartres le divorce était encore interdit. Mais le 13 ème amendement voté en 1992 autorisait les irlandaises à avoir recours à une IVG pourvu que ce soit en dehors du pays.

Abigeál souffre de règles fantômes. De causes diverses, ce sont des métrorragies, un terme médical qui désigne les saignements qui interviennent entre les règles, pendant la puberté, une grossesse ou après la ménopause.

La demeure était une ancienne blanchisserie gérée par des religieuses où travaillaient des jeunes filles retenues contre leur gré. On remarquera sur la couverture l'ombre d'un cerf et au premier plan, les bois d'un autre.

Un roman qui effraiera sans nul doute le lecteur comme le père de la jeune fille est percuté par ses phrases.

Maya Michalon, son éditrice, a poursuivi en rappelant quelques temps forts de l'émancipation des femmes en s'appuyant sur le livre de Soledad Bravi (ci-dessous) et Dorothée Werner Pourquoi y a-t-il des inégalités entre les hommes et les femmes ?, un fondamental que j'avais chroniqué en 2018.
Comme je le soulignais dans ma publication, il fallut attendre 1875 pour avoir la preuve qu'un spermatozoïde ne pouvait pas suffire à donner un enfant. Il est bon de rappeler aussi le point de vue de George Sand, estimant qu'être une femme entretenue équivalait à se prostituer, mais légalement, ce qui a inspiré Marie-Aude Murail et sa fille, Constance Robert-Murail, pour écrire Francoeur, qui narre les tribulations artistiques d'une fratrie, ponctuées de clins d'œil aux vies de George Sand, Sarah Bernhardt et Rosa Bonheur.
Il fallut tout de même attendre deux guerres mondiales pour que les Françaises accèdent au droit de vote ! Soledad Bravi nous gratifia d'un croquis spécial rappelant les moments-clés d'une "bonne" journée.

Loïc Théret, éditeur, nous présenta son coup de coeur avec Une pour toutes de Jean-Laurent Del Socorro (2022) écrit en hommage au genre théâtral. De son côté Maya Michalon (ci-dessus) a présenté chacun des 4 tomes de la série Hypallage écrite par Sylvain Pattieu. J'avais beaucoup apprécié le premier, Amour chrome, qui reçut le Prix Cendres 2021 et le Prix Vendredi.

Nadia Gibert, éditrice chez Rue de Sèvres, présenta ensuite Vipère au poing, adapté en BD par Frédéric Rébéna (ci-contre) auquel on doit un superbe album sur Bonjour Tristesse, paru en 2018.

Il a une nouvelle fois exécuté un travail remarquable sur l'oeuvre d'Hervé Bazin qui, pour l'écrire, lâcha la poésie sur le conseil de Paul Valéry. Il réussit fort bien à suggérer la violence en la montrant à peine. Et à représenter l'hypocrisie bourgeoise qui formait des couples réunis pour le pire par pure vanité.

L'auteur, rigoureux comme à son habitude, à visité la maison-musée d'Hervé Bazin, le Château du Patys, situé à une demi-heure de route d'Angers.

Une traductrice avait été invitée. Il s'agit de Marion Danton, traductrice de Black girl unlimited d’Echo Brown, accompagnée de Véronique Haïtse, son éditrice, interviewées par Morgane Vasta.

Connue pour son activité de standupeuse, Echo Brown a une écriture que son éditrice qualifie de percutante, rythmée, subtile, sensuelle, drôle, crue, riche et donc multidimensionnelle. La difficulté de la traduction fut de restituer l'anglais vernaculaire afro-américain et l'aspect sorcellerie qui transpire de l'oeuvre et qui permettra à l'héroïne de poursuivre sa route sans crainte puisqu'elle est sans limites.

Cette posture nous ramène à la question de la confiance en soi précédemment soulevée notamment par Le don de Marin. En écrivant je m'élève d'un passé pétri de souffrance, la référence est claire à Je sais pourquoi chante l'oiseau en cage, le premier tome des mémoires de Maya Angelou dont le spectacle Maya une voix retraçait le parcours extraordinaire.

La traductrice n'a pas chercher à lisser le texte de manière à lui conserver sa dimension politique. On trouvera aussi dans ce roman de l'humour et du réconfort, à l'égard des personnes qu'on a cassées (p. 184).

Véronique Girard, éditrice, nous livra ensuite son coup de coeur, que je partage amplement puisqu'il s'agit du roman de Flore Vesco, De délicieux enfants. Et je vous encourage à lire ses autres transpositions de contes.

Enfin Florence Hinckel a présenté Le Brasier interviewée par Maya Michalon.

Il était une fois, il y a très longtemps, un vieux roi qui dirigeait cruellement l'île de Margelonne. Il a été une fois, au dix-neuvième siècle, Hans Christian Andersen, le grand auteur de contes danois, qui raconta cette histoire, Les Cygnes sauvages. Il est une fois, aujourd'hui, Florence Hinckel qui revisite les personnages de ce conte. Et ils ont bien des choses à nous apprendre, des combats à inspirer, et des manières critiques et intelligentes de lire ce qui nous parvient du passé.

Sa relecture du célèbre conte fait apparaitre une critique de la religion et plusieurs points qui étaient en demi-teintes. Elle correspond aussi à la grande colère qu'elle éprouvait quand sa mère lui promettait qu'elle se calmerait avec le temps, alors que non, il n'en serait pas question.

Les cygnes sauvages contiennent tout le contexte incestuel, en particulier l'injonction au silence, la dissociation et le refuge onirique. Le roman appelle une autre lecture, cette fois contemporaine, celle de Triste tigre de Neige Sinno publié chez P.O.L. à la rentrée littéraire 2023. 

Initialement intitulée Les trois sorcières, le livre est devenu Le brasier, un nom sciemment choisi en opposition au bûcher destiné à brûler les sorcières. L'illustration de la couverture, conçue par Ilya Haharev, est splendide, en clin d'œil aux militantes ukrainiennes pour les droits des femmes qui portaient toujours des couronnes de fleurs. L'illustratrice a ajouté une plume qui s'en échappe.

Ses personnages dialoguent avec l'auteur et à travers les époques, ce qui est particulièrement original … et efficace. Une douceur n'annule pas une brutalité. Voilà une vérité que femmes et filles devraient se tatouer dans le cerveau (p. 245). Et le brasier pourrait figurer parmi les lectures essentielles à recommander aux adolescentes.

Rappel des livres cités :
Le don de Marin d'Ingrid Thobois, Médium, parution en février
Dans le ventre de Fianna Sinn de Fanny Chartres, Médium+, parution en janvier
Pourquoi y-a-t-il des inégalités entre les hommes et les femmes ? de Soledad Bravi et Dorothée Werner, Rue de Sèvres, 2018
Une pour toutes de Jean-Laurent Del Socorro, Médium+, 2022
Amour chrome de Sylvain Pattieu, Médium +, 2021
Vipère au poing adapté en BD par Frédéric Rébéna, Rue de Sèvres, parution en avril 2025
Black girl unlimited d'Echo Brown, traduit de l'américain par Marion Danton, Médium+, parution en avril 2025
Le Brasier de Florence Hinckel, Médium, parution en février

Aucun commentaire:

Articles les plus consultés (au cours des 7 derniers jours)