L’année n’est pas finie et on parle déjà de rentrée. C’est toujours la même collusion début juin entre année scolaire et année civile, la première s’articulant autour d’un été prometteur de vacances et la seconde, officielle et se voulant plus sérieuse.
Je digresse ? Pas tant que ça parce qu’Eric Pessan met notre œil face aux arcanes administratives et pressions de toutes sortes, notamment en nous confiant qu’il a passé deux fois plus de temps à remplir des dossiers de subvention qu’à se tenir debout sur une scène de théâtre (p. 51).
Derrière le « il » de son personnage, auquel il ne lui aura pas échappé qu’il a donné le prénom de son éditeur, David Meulemans, la personnalité de l’auteur est si présente pour qui le connait un peu qu’on a le sentiment de lire un récit autobiographique bien qu’il n’est pas certain qu’il faille tout le temps chercher les clés d’une œuvre dans la biographie de son auteur, (…) ce serait sous-estimer l’invention (p. 99).
On peut malgré tout parier sans risque qu’il a raconté des milliers d’histoires à ses enfants, à l’abri sous une montagne de couettes (p. 37) comme le faisait la petite Clarisse dans La tempête de Florence Seyvos dans le joli album illustré par Claude Ponti en 1993, publié à l’Ecole des loisirs.
Ma tempête est un roman qui se savoure à plusieurs niveaux de lecture. On peut le lire sans rien savoir du parcours de l’auteur ni sans même connaître la pièce de William Shakespeare. Cela étant, on perdra une certaine saveur car les multiples références (accessibles même pour un néophyte puisqu’elles sont explicitées, et en cela on reconnaît le souci d’Eric Pessan d’être accessible à ses lecteurs sans sacrifier le fond).
Le lecteur est, à l’instar des enfants à qui on aurait tort de ne pas raconter d’histoires sous prétexte qu’il n’est pas capable de les comprendre (comme je l’approuve de fustiger cette opinion fréquemment répandue chez les professionnels de la petite enfance (p. 18) et heureusement que Françoise Dolto nous a convaincu du contraire). Mais le chemin est étroit entre l’élitisme et en dire trop, en multipliant les explications. Sur ce point il me semble que l’équilibre est parfait.
La citation qu’il place en exergue est une des plus célèbres, mais aussi une des plus justes :
Nous sommes de l’étoffe
Dont les rêves sont faits, et notre vie
Infime est couronnée par un sommeil
Elle justifiera qu’au début de l’acte II du roman, il note que les pensées des enfants sont un grand mystère, on ne sait dont est tissée cette étoffe là (p. 39).
Un papa prend prétexte de profiter d’un jour de grève de la crèche, et tandis que la maman part travailler à l’extérieur, pour raconter La tempête à sa fille. C’est l’occasion pour lui de partager un moment d’intimité avec son enfant, de lui dire combien il l’aime et de lui donner confiance dans l’avenir, malgré tous les soucis qu’il doit affronter. C’est donc une fable, comme l’est l’histoire imaginée par Shakespeare.
C’est sous forme d’un jeu (p. 14) qu’il annonce que la journée se déroulera. Et c’est aussi sous cette forme qu’il engage un dialogue avec le lecteur, puisqu’il nous prend souvent à parti au cours du récit après nous avoir mis clairement en garde : mettons qu’elle se nomme Miranda et que ses parents aient puisé dans cette vieille histoire de tempête la musique de son prénom (p. 15).
Il pousse le bouchon aussi loin que possible en nommant la mère Anne, une coïncidence de plus si l’on pense à Anne Hathaway (qui était l’épouse de Shakespeare p. 22). C’est contagieux puisque je viens d’en faire autant (la preuve ici) et j’ai adoré la discrète allusion à un de ses meilleurs romans de littérature jeunesse avec l’allusion au petit parc où un jardinier avait été blessé par une bouteille de bière lancée depuis la terrasse de leur immeuble (p. 54).
On apprend beaucoup de choses. Par exemple qu’il fallut attendre à Londres l’hiver 1660 pour qu’une femme (Margaret Hughes) incarne le rôle d’une femme, Desdémone dans Othello (p. 59) mettant fin à la discrimination voulant que seuls les hommes avaient le droit de jouer au théâtre. Je ne le sais moi-même pas depuis longtemps, depuis Belles de scène que j’ai vu l’an dernier au festival d’Avignon.
Outre les parallèles constants avec le monde théâtral en général et l’œuvre de Shakespeare en particulier, on perçoit combien être artiste peut soulever des jalousies dans le cadre familial, ce qui est justifié par cette affirmation d’un comédien comme quoi le passage de la bible qui revient le plus souvent est le meurtre d’Abel par son cadet (p. 43). On ne s’étonnera donc pas que le frère de David, élu à la culture, lui ai coupé les subventions pour ne pas être accusé de faire du favoritisme (p. 84). On comprend que le père ait besoin d’expliquer (p. 44) les disputes, les colères, les zizanies, les inimitiés et les ruptures (familiales).
A plus grande échelle cela donne lieu à critique par ceux qui se plaignent des trop nombreuses aides accordées à une culture qui ne serait pas essentielle dès lors qu’elle n’est pas consensuelle.
Le roman est aussi prétexte à nous interroger sur les moteurs de la création et sur les conditions nécessaires pour parvenir à un résultat satisfaisant. Comme il est rassurant de lire que qui veut inventer doit apprendre (d’abord) à imiter (p. 102). Et, mais on pourrait convenir que c’est un avis personnel que je partage avec Eric Pessan (et Bossuet), que les gens qui ne rangent rien (le rien est sans doute excessif) sont plus intelligents que ceux qui classent. C’est le résultat d’une étude sans doute réalisée par des chercheurs désordonnés (p. 69).
Au risque de me répéter, il n’est pas nécessaire d’avoir lu les livres d’Eric Pessan pour apprécier le dernier, ni de tout savoir de la vie de l’auteur qui nous offre néanmoins son texte le plus personnel, presque un manifeste dont on pourrait penser qu’il l’a construit pour se venger du réel, ce que permet la fiction, en une sorte de consolation pathétique mais qui n’en est pas moins nécessaire (p. 30).
Le commun des mortels sait peu de choses du quotidien des artistes dont l’image glamour entretenue (souvent volontairement sur les médias car il faut faire envie pour attirer les spectateurs, comme les lecteurs) est aux antipodes d’un quotidien marqué par les tracas administratifs, juridiques et financiers. Le personnage principal, David, a perdu depuis six mois son statut d’intermittent, il n’a pas su trouver de rôle de remplacements, pas d’ateliers, pas de combines, pas le moindre casting en vue, il est un poids (p. 25). Voilà pourquoi il « peut » (doit ?) garder son enfant.
Ce statut, remis en question depuis des années par les institutions, a été créé pour répondre à un besoin du marché alors qu’on pense que c’est un avantage accordé aux artistes, lesquels ont d’ailleurs été les derniers à en bénéficier puis qu’à l’origine, en 1936, il devait permettre aux artisans, aux petites mains comme aux cadres du cinéma de recevoir une indemnité entre deux tournages et donc de demeurer disponibles pour l’industrie cinématographique sans chercher à obtenir un emploi permanent (p. 52). Les techniciens de l’audiovisuel l’obtiennent en 1965, les entreprises de spectacles en 68, et les artistes interprètes un an plus tard (alors que ce sont eux qu’on entend le plus le revendiquer aujourd’hui). J’ai d’ailleurs lu un message émouvant d’un comédien que j’aime beaucoup demander de l’aide sur Facebook pour rassembler urgemment le nombre de cachets nécessaires et qui se propose pour n’importe quelle figuration.
Comprendrait-on que Ma tempête est un plaidoyer pour dénoncer qu’un jour les acteurs et les metteurs en scène ne seront plus intermittents, c’est la pente de l’époque, on veut de la rentabilité, du retour sur investissements, du profit, on ne veut plus indemniser des créateurs lorsqu’ils créent. La pandémie des années 2020 et 2021 n’a apporté qu’un sursis (p. 52) ?
Plus qu’une tempête ce sera un tsunami. Espérons qu’Eric Pessan n’aura pas écrit dans le vide.
Ma tempête d’Eric Pessan, Aux Forges de Vulcain, couverture d’Elena Vieillard.
Lu en format numérique de 112 pages dans le cadre du challenge Netgalley 2023
En librairie le 25 aout 2023
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