Émilie de Turckheim est prolixe et talentueuse. Elle collectionne les récompenses et parvient à surprendre avec chacun de ses livres. Elle a commencé avec Les Amants terrestres à vingt-quatre ans. Son expérience de visiteuse à la prison de Fresnes lui inspira en 2008 Les Pendus. Elle a reçu un an plus tard le prix de la Vocation pour Chute libre, puis le prix Bel Ami pour Héloïse est chauve (2012) et le prix Nimier pour La disparition du nombril.
Je m'interrogeais sur ce qu'elle allait écrire après un tel succès. Son nouveau roman ouvre avec fantaisie et une rentrée littéraire
Exit la contemplation égocentrée (mais ô combien réjouissante) de sa personne pour nous plonger dans une autre disparition que celle de son nombril, l'anéantissement de la culture et des populations amérindiennes, et particulièrement les Kansas, ces indiens autochtones des grandes plaines américaines qui ont donné son nom à l'état du Kansas.
Tom Elliott, la trentaine, est propriétaire de la dernière supérette de Shellawick, un bled paumé du Midwest, frappé par l’alcoolisme et le chômage, situé au milieu d’un désert de cailloux noirs infesté de mouches. La moitié des habitants vit - survit serait plus exact - de l’usine de pop-corn du groupe Buffalo Rocks, magnat industriel qui domine toute la région. Tout le monde en périt aussi. Depuis des années, la bourgade se meurt et les commerces ferment les uns après les autres. Mais le coup fatal est porté par l’ouverture d’un immense supermarché ultramoderne juste en face du commerce de Tom. La descente aux enfers commence…
Emilie est sociologue de formation. Cela se sent dans sa volonté de rendre hommage au peuple indien parqué dans des réserves et des internats, ayant fait l'objet de massacres systématiques comme les troupeaux de bisons dont 50 à 60 millions de têtes ont été décimés. Elle en relate les légendes et les croyances à travers des pages bouleversantes (notamment p. 99 à 102).
Cette fois l'auteur s'éloigne de l'autobiographie. Elle en profite pour égratigner le genre au passage : les autobiographies sont des tissus de mensonges sincères qui varient au gré des années et des ressentiments (p. 61). Une définition à méditer.
Elle nous immerge dans un univers fictionnel, planté dans un décor qui pourrait faire penser à celui de Bagdad Café, et traversé de personnages hauts en couleur. Le point de ralliement n'est pas un troquet mais la boutique où Tom vend la "trilogie du bonheur" : de quoi manger, se laver et tuer les mouches.
On entre au Bonheur (c'est le nom de cette épicerie) pour vider son sac, pas pour le remplir (p.30) pour déposer ses émotions, ses souvenirs, plutôt que faire ses courses et Tom a l'ambition d'apporter du bonheur à ses clients plus que des biens matériels.
Tom a gagné beaucoup d'argent en étant le visage du pop-corn kid qui donne envie d'acheter les paquets de friandises. Il a effectué de coûteuses études à l'université qui ne lui auront pas appris à trouver une autre place que la sienne. Il y a découvert (p. 103) un espace à l'intérieur de moi, un pays qu'une vie entière ne suffirait pas à explorer. Et il est devenu allergique au monde de l'argent.
L'ancien fauteuil de barbier de son père est une sorte de divan où ses clients déversent des confidences que Tom synthétise à travers quelques mots qu'il jette sur les pages imprimées d'un vieil annuaire téléphonique, en courtes phrases qui composent des poèmes à l'allure de haïkus.
Le récit est truffé d'expressions inventées qui semblent naturelles. L'écriture charrie des expressions qui constituent un métalangage. Les jurons sont des cailloux noirs, l'usine un paquebot et dans ce désert où la poussière fait loi on ne doit pas se permettre d'être toucateux. On se méfie des crêles. Les vieux ne sucrent pas les fraises mais ils vendent des fleurs. Les fous aussi.
Une sorte de conte philosophique se tisse au fil des pages. De fait la poésie infiltre tout le roman et ce ne peut être un hasard si la fille adoptive de son ami Matt s'appelle Emily ... Emily Dickinson comme la grande poétesse américaine.
Quand ses congénères ont recours au Dry Corny, un tord boyau local, Tom choisit de fuir dans l'imaginaire. Un érable apparait quand on ferme les yeux et c'est un véritable érable (p. 86).
Le désespoir semble reculer à mesure que le désert avance. La terre inculte prend vie sous la plume d'Emilie de Turckheim qui ouvre brillamment la rentrée littéraire avec ce roman.
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