J'ai commencé le livre avec appréhension. J'en connaissais le sujet. La citation a calmé ma peur. L'auteur cite souvent Rimbaud, et celle-ci est claire quand on referme le livre : La seule chose insupportable, c'est que rien ne soit insupportable.
J'ai eu tout de suite le sentiment de lire un conte. Cela me donnait envie de connaitre la suite. Je la pressentais terrible mais ce n'était qu'un livre après tout, et c'est ce qui rend l'ouvrage "supportable". Lire cette histoire ne ferait pas de moi une criminelle. Il ne faudrait tout de même pas renverser les rôles. J'ai plongé dans ces feuilles comme on peut glisser entre les vagues.
Le fait que ce soit une histoire inventée permet la distance sans nuire à la réflexion. Et si Hakan Günday a écrit une oeuvre incontestablement romanesque, bien qu'inspirée de certains faits réels, il est comme le versant masculin d'Un amour impossible de Christine Angot qui, lui aussi figure dans la sélection du Prix des lecteurs d'Antony, mais en catégorie romans français. La figure paternelle est perverse dans les deux romans, promettant une chose tout en empêchant qu'elle se produise. Sans parler du viol présent également dans les deux.
On pourra aussi songer au film le Temps des gitans, avec les scènes de rêve évoquant la mère.
Outre la couleur de la couverture, j'ai noté aussi des points communs avec Après le silence de Didier Castino. Là aussi c'est un adulte qui revient sur son enfance, en abordant une relation d'emprise ou de dépendance, dans le cercle infernal d'une condition humaine en lien avec l'esclavage, et la mort qui rode.
Francophone pour avoir suivi son père diplomate à Bruxelles et y avoir fait ses études, il s’est passionné pour Voyage au bout de la nuit de Céline, qui a beaucoup influencé son écriture et son regard sur le monde. Robinson Crusoé également. Il vit désormais à Istanbul.
Encore est construit en quatre tableaux, chacun portant le nom d'une technique picturale de la Renaissance : sfumato, cangiante, chiaroscuro et unione. De fait l'écriture oscille sans cesse entre l'ombre et la lumière pour nous offrir des fresques d'une portée quasi mythologique.
Le lecteur est abasourdi par la violence qui est mise en scène. On voudrait crier Assez alors qu'on entend Encore qui est le mot clé de la narration. En turc il se dit Daha, et c'est le souvent le seul mot de turc que connaissent les migrants épuisés pour réclamer aux passeurs encore un peu d’eau ou de nourriture. Encore, c’est évidemment aussi l’avidité insatiable des trafiquants pour gagner toujours plus d’argent. C'est aussi l'exacte inversion de Ahad, qui est le nom du père. De fait l'histoire s'inverse au début de la deuxième partie (p. 169) quand l'adolescent est enterré vivant.
Cet accident sera la cause d'une anxiété sociale post traumatique, à peine adoucie par l'addiction au sulfate de morphine qui est le sujet de la troisième partie mais dont on comprend bien avant le rôle déterminant. La dernière, très courte, s'achève sur une fin étonnante qui en quelque sorte, boucle la boucle.
Entre temps un étrange rêve de clé se glissera au fil des pages, laissant espérer une forme de rédemption avec l'entrée au lycée d'Istambul.
La plume d'Hakan Günday est foisonnante. Il dissèque les sentiments avec la froideur d'un médecin légiste, ce qui n'exclue pas certaines touches d'humour. Etre amoureux, c'est dresser des plans comme pour un hold-up (...) le premier fabricant de vêtements pour femmes imprimés léopard devait être dans le même état d'esprit. L'amour s'apparente à la chasse. (p. 53)
Humour encore quand il écrit que les deux choses les plus laides du monde, voter pour soi même et un Indien en train de jouer au cricket. (p.127 )
Il nous brosse des scènes d'une laideur bien plus extrême avec le transport des clandestins et le trafic d'esclaves. Ce que le jeune garçon fait subir est horrible. Peut-on lui trouver des excuses au motif qu'il a vécu auparavant des choses terribles qui lui ont fait perdre son humanité et passer de victime à tortionnaire ? Ce que je vivais me semblait irréel. (p. 64) Je hais l'espoir, cette calamité qui fait rêver les enfants les plus désemparés.
Le premier responsable est ce père qu'il déteste au plus haut point et dont il a pourtant envie de gagner l'estime. (p. 82) L'auteur fouille la question de la dépendance affective et du manque d'amour. Les relations humaines peuvent-elles se résumer à une question binaire, résumée derrière l'expression c'est lui ou moi, qui justifie au début du roman que l'enfant doive la vie à la mort d'un autre ... de plusieurs en fait puisque sa mère meurt à sa naissance.
Les leçons que la vie lui enseigne sont très noires. Sauve ta vie mais ne raconte à personne comment tu as fait (p. 13) La vie est comparable à un commerce qui serait régi par les même règles, comme celle du marchandage. (p. 101)
Si le roman s'appuie sur des faits malheureusement plausibles, ce n'est pas un roman social dénonçant les réseaux de trafic de clandestins avec la bénédiction des autorités, complices elles aussi. Encore est surtout une étude quasi anthropologique sur l'âme humaine, et une analyse sociologique très fine sur le besoin de dominer, l'exercice du pouvoir (avec un texte annoté à la main, comme un insert p. 151), et sur la politique qui apparaît en désaccord avec la nature humaine. Quant à la peur de mourir elle serait la cause de tous les maux.
C'est un coup de poing à l'écriture puissante et insolente, portant un regard sans concession sur le monde contemporain dès les premières pages (p. 18) : la différence entre l'Orient et l'Occident, c'est la Turquie. Un vieux pont entre l'Orient aux pieds nus et l'Occident bien chaussé, sur lequel passe tout ce qui est illégal. En particulier ces gens qu'on appelle les clandestins (...) que nous menions de l'enfer au paradis. Mais je ne crois ni à l'un ni à l'autre. Le fait qu'il y ait un enfer ne prouve nullement qu'il y ait un paradis.
On pourra aussi songer au film le Temps des gitans, avec les scènes de rêve évoquant la mère.
Outre la couleur de la couverture, j'ai noté aussi des points communs avec Après le silence de Didier Castino. Là aussi c'est un adulte qui revient sur son enfance, en abordant une relation d'emprise ou de dépendance, dans le cercle infernal d'une condition humaine en lien avec l'esclavage, et la mort qui rode.
En résumé, Gazâ vit sur les bords de la mer Egée. Il a 9 ans quand il doit quitter l'école pour aider son père Ahad, passeur de clandestins. Il travaille aussi avec les frères Harmin et Dordor, commandants des bateaux qui emmènent les migrants en Grèce. Pendant des années, Gazâ et Ahad entreposent dans un dépôt cette "marchandise humaine". Jusqu'au jour où Gazâ cause la mort d'un jeune Afghan du nom de Cuma, le seul qui ait fait preuve d'un peu d'humanité envers lui. Dès lors, dans ce monde violent et désabusé, Gâza ne cesse de penser à Cuma et conserve précieusement la grenouille en papier qu'il lui avait donnée - ce qui n'empêche pas le garçon de transformer le dépôt en terrain d'observation des dynamiques de domination et surtout de devenir le tortionnaire des clandestins qui ont le malheur de tomber entre ses mains. Cependant, un soir, tout bascule et c'est désormais à lui de trouver comment survivre...Né à Rhodes en 1976, Hakan Günday est vite devenu l'enfant terrible de la nouvelle génération des écrivains turcs. Il est l’auteur de huit romans. Son livre Kinyas et Kayra, publié en 2000, est considéré comme le premier roman underground en Turquie. Son premier livre traduit en français, D’un extrême l’autre (Galaade, 2013) a reçu le prix du meilleur roman de l’année 2011 en Turquie. Finaliste du Prix Lorientales 2015, Ziyan (Galaade, 2014) a reçu le Prix France-Turquie 2014.
Francophone pour avoir suivi son père diplomate à Bruxelles et y avoir fait ses études, il s’est passionné pour Voyage au bout de la nuit de Céline, qui a beaucoup influencé son écriture et son regard sur le monde. Robinson Crusoé également. Il vit désormais à Istanbul.
Encore est construit en quatre tableaux, chacun portant le nom d'une technique picturale de la Renaissance : sfumato, cangiante, chiaroscuro et unione. De fait l'écriture oscille sans cesse entre l'ombre et la lumière pour nous offrir des fresques d'une portée quasi mythologique.
Le lecteur est abasourdi par la violence qui est mise en scène. On voudrait crier Assez alors qu'on entend Encore qui est le mot clé de la narration. En turc il se dit Daha, et c'est le souvent le seul mot de turc que connaissent les migrants épuisés pour réclamer aux passeurs encore un peu d’eau ou de nourriture. Encore, c’est évidemment aussi l’avidité insatiable des trafiquants pour gagner toujours plus d’argent. C'est aussi l'exacte inversion de Ahad, qui est le nom du père. De fait l'histoire s'inverse au début de la deuxième partie (p. 169) quand l'adolescent est enterré vivant.
Cet accident sera la cause d'une anxiété sociale post traumatique, à peine adoucie par l'addiction au sulfate de morphine qui est le sujet de la troisième partie mais dont on comprend bien avant le rôle déterminant. La dernière, très courte, s'achève sur une fin étonnante qui en quelque sorte, boucle la boucle.
Entre temps un étrange rêve de clé se glissera au fil des pages, laissant espérer une forme de rédemption avec l'entrée au lycée d'Istambul.
La plume d'Hakan Günday est foisonnante. Il dissèque les sentiments avec la froideur d'un médecin légiste, ce qui n'exclue pas certaines touches d'humour. Etre amoureux, c'est dresser des plans comme pour un hold-up (...) le premier fabricant de vêtements pour femmes imprimés léopard devait être dans le même état d'esprit. L'amour s'apparente à la chasse. (p. 53)
Humour encore quand il écrit que les deux choses les plus laides du monde, voter pour soi même et un Indien en train de jouer au cricket. (p.127 )
Il nous brosse des scènes d'une laideur bien plus extrême avec le transport des clandestins et le trafic d'esclaves. Ce que le jeune garçon fait subir est horrible. Peut-on lui trouver des excuses au motif qu'il a vécu auparavant des choses terribles qui lui ont fait perdre son humanité et passer de victime à tortionnaire ? Ce que je vivais me semblait irréel. (p. 64) Je hais l'espoir, cette calamité qui fait rêver les enfants les plus désemparés.
Le premier responsable est ce père qu'il déteste au plus haut point et dont il a pourtant envie de gagner l'estime. (p. 82) L'auteur fouille la question de la dépendance affective et du manque d'amour. Les relations humaines peuvent-elles se résumer à une question binaire, résumée derrière l'expression c'est lui ou moi, qui justifie au début du roman que l'enfant doive la vie à la mort d'un autre ... de plusieurs en fait puisque sa mère meurt à sa naissance.
Les leçons que la vie lui enseigne sont très noires. Sauve ta vie mais ne raconte à personne comment tu as fait (p. 13) La vie est comparable à un commerce qui serait régi par les même règles, comme celle du marchandage. (p. 101)
Si le roman s'appuie sur des faits malheureusement plausibles, ce n'est pas un roman social dénonçant les réseaux de trafic de clandestins avec la bénédiction des autorités, complices elles aussi. Encore est surtout une étude quasi anthropologique sur l'âme humaine, et une analyse sociologique très fine sur le besoin de dominer, l'exercice du pouvoir (avec un texte annoté à la main, comme un insert p. 151), et sur la politique qui apparaît en désaccord avec la nature humaine. Quant à la peur de mourir elle serait la cause de tous les maux.
C'est un coup de poing à l'écriture puissante et insolente, portant un regard sans concession sur le monde contemporain dès les premières pages (p. 18) : la différence entre l'Orient et l'Occident, c'est la Turquie. Un vieux pont entre l'Orient aux pieds nus et l'Occident bien chaussé, sur lequel passe tout ce qui est illégal. En particulier ces gens qu'on appelle les clandestins (...) que nous menions de l'enfer au paradis. Mais je ne crois ni à l'un ni à l'autre. Le fait qu'il y ait un enfer ne prouve nullement qu'il y ait un paradis.
Encore de Hakan Günday, traduit par Jean Descat, chez Galaade, août 2015
A obtenu le Prix Médicis étranger 2015
Livre chroniqué dans le cadre du Prix 2016 des lecteurs d'Antony
En compétition dans la catégorie Romans étrangers avec Amelia de Kimberly McCreight, Miniaturiste de Jessie Burton, Daroussia la douce de Maria Matios et Intérieur nuit de Marisha Pessl.
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