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dimanche 5 avril 2020

Vous n'aurez pas mes cendres ! de Patricia de Figueirédo

Le tableau intitulé Un homme médite sur les ruines de Rome, aujourd’hui au musée de Saint-Malo, avait été présenté au Salon des Beaux-Arts de 1810 sans aucune allusion à l'identité du modèle, dont la renommée était alors affaiblie par ses prises de position politiques. L’anonymat conféré par Anne Louis Girodet était alors une astuce pour permettre qu'on parle de son oeuvre sans devoir citer le nom du modèle.

François René de Chateaubriand (1768-1848), puisque c’est lui, vous l'avez sans doute reconnu, était si célèbre en tant qu'homme politique comme en tant qu'écrivain, pour qu'il ne soit pas nécessaire de soustitrer le tableau.

L'avoir choisi pour illustrer la couverture de Vous n'aurez pas mes cendres ! était une évidence pour Patricia de Figueirédo qui l'a publié chez Serge Safran, un petit éditeur, mais dont les choix éditoriaux sont recherchés et dont un roman est sélectionné chaque année par Hors Concours, ce qui est un critère de qualité.
Serge Malakoff, dramaturge contemporain en perte de notoriété, se lance dans l’écriture d’une nouvelle pièce qui, il en est certain, va le remettre sur le devant de la scène en passant de la comédie à la tragédie : la rencontre conflictuelle entre Chateaubriand et Émile de Girardin à propos de la publication des Mémoires d’outre-tombe en feuilleton dans le quotidien La Presse.

Entre les pressions de son ex-femme, Carine et de sa nouvelle compagne, Barbara, toutes deux comédiennes et exigeant un rôle dans la pièce, son meilleur ami Ludo, son chat Papillon et sa famille à l’étranger, Serge a du mal à se concentrer. Jusqu’au moment où il est pris d’hallucinations et projeté dans la vie de ses personnages.

Ces visions, il va finir par s’en rendre compte, ne sont pas dues qu’à l’écriture de sa pièce… 
Vous n’aurez pas mes cendres ! raconte la confrontation entre deux gloires de la littérature et du journalisme, entre deux siècles, à travers une fiction qui dépasse la création théâtrale et romanesque, et qui, du coup, révèle une étonnante modernité.
L'envie d'écrire ce roman est née de celle d'écrire une pièce de théâtre mettant en scène la rencontre supposée entre Chateaubriand et Girardin, ce journaliste qui en 1836 a révolutionné le monde de la presse en créant un journal qui s'appelait La Presse dont il réduisit de moitié le prix de l'abonnement pour multiplier les souscripteurs et, par voie de conséquence, augmenter le nombre d'insertions publicitaires (la réclame disait-on alors, cf page 53).

Il était en avance sur son temps en osant feuilletonner des récits pour créer une sorte d'addiction parmi les lecteurs. Il n'est cependant pas le seul inventeur du roman-feuilleton, dont son concurrent Armand Dutacq, directeur du journal Le Siècle a eu l'idée en même temps que lui.

Il utilise d'abord des textes de Balzac et de Dumas. La tentation est forte de le faire aussi avec Les mémoires d'outre-tombe, puisque le roman n'appartenait plus à Chateaubriand mais à une société par actions à laquelle il a racheté les droits en 1846. L'écrivain ne veut absolument pas que son ouvrage soit tronçonné mais il lui est difficile de s'opposer en l'absence de clause suspensive, et pour cause car cette pratique n'existait pas.

Rien ne prouve qu'il aurait respecté l'interdiction si elle avait été écrite. Il est plus que probable que Chateaubriand et Girardin avaient plusieurs sujets de conflits, surtout après que le journaliste ait tué en duel un autre journaliste, Armand Carrel, que Chateaubriand appréciait. Par contre ils avaient peut-être un goût commun pour la nature arborée de l'époque puisque Émile se rendait régulièrement à Châtenay-Malabry chez son père.

Girardin n'était pas un homme de scrupules. Il avait en 1828 fondé avec Charles Lautour-Mézeray Le Voleur, une revue littéraire "empruntant" ses textes à des écrivains ou à d'autres journaux. les droits d'auteur étaient moins bien défendus à cette époque. On comprend pourquoi Serge Malakoff envoie sa pièce par mail, en copie cachée à son notaire la SGDL ou la SACD auraient été des alternatives valables).

Patricia de Figueirédo avait renoncé à écrire la pièce de théâtre (en particulier parce que la monter demandait des soutiens importants) quand elle est retombée quatre ans plus tard sur son brouillon et a choisi alors d'en faire le point de départ d'un roman. Cela devient l'histoire d'un auteur de théâtre, Serge Malakoff (dont le prénom est un hommage au grand écrivain Serge Joncour) voulant écrire une pièce en pensant à un acteur particulier et tentant de ne pas céder à la pression de ses amis comédiens et comédiennes.

La pièce se construit sous les yeux du lecteur qui bénéficie de quelques scènes. Patricia de Figueirédo connait bien ce milieu. Sa mère était comédienne. Elle a fréquenté des cours de théâtre, se souvient d'un stage à Hébertot quand Maria Casarès jouait Pirandello. Elle-même est montée sur les planches et a déjà écrit deux pièces (jamais jouées, mais qui ont été lues).

Par contre, bien que citant le rituel des soirs de première (page 87) l'angoisse qui monte avant le début de la représentation, la boule au ventre, et le "Merde !" de rigueur, elle ignorait qu'on devait ce juron aux londoniens. Il existe dans cette ville une grande tradition de théâtre populaire. Les spectateurs se rendaient au spectacle en calèche tirée par des chevaux dont bien entendu on ne contrôle pas les intestins. Ils se libéraient à l'arrivée et les jolies dames comme les beaux messieurs entraient au théâtre avec des chaussures toutes crottées. Plus les tapis étaient salis plus il y avait du public, c'était mathématique. Voilà pourquoi souhaiter "merde" équivaut à souhaiter une forte affluence.

On ne s'étonnera pas qu'elle développe des choix artistiques précis. Elle cite nommément Bernard Murat, metteur en scène, acteur, réalisateur et scénariste, directeur du théâtre Édouard VII depuis 2001. Elle confierait le rôle de Chateaubriand à Pierre Arditi (qui sait que son nom figure dans le roman et qui a en ce moment plusieurs intentions autour de cet écrivain) et celui de Pilorge à Ludovic (Berthillot).

Outre des humains, le livre comporte un personnage secondaire qui a son importance. C'est Papillon, le chat de Serge Malakoff et elle s'est inspirée du comportement de son propre animal pour le décrire. Il faut souligner que Chateaubriand avait un chat, et que sa femme lui avait donné ce surnom en raison de son indépendance.

Plusieurs comédiennes entourent Serge dans sa vie d'auteur comme on peut le constater aussi dans la réalité. Alors Patricia de Figueirédo a soigné particulièrement les rôles féminins. Egalement aussi parce que Chateaubriand, blessé sentimentalement dans sa jeunesse, ne s'est jamais vraiment remis de cet amour déçu à l'égard de sa soeur. Et parce que Girardin a subi une influence considérable de la part de Delphine Gay qui avait un salon littéraire et qui devint sa femme. Elle était aussi écrivaine, sous un pseudo masculin à cause de l'opinion publique, tandis que Mme de Sévigné n'avait pas besoin de cet artifice, mais la condition féminine a reculé entre le XVIII° et le XVII° siècles.

Le lecteur voyagea au fil des pages entre la France et l'Italie, car Chateaubriand était ambassadeur de France à Rome. L'auteur a des hallucinations qui le transportent avec ses personnages, je ne dirai pas pourquoi, mais il existe un motif particulier et très juste. Nous allons aussi dans sa demeure de la Vallée-aux-Loups, où bientôt nous pourrons revenir pour y boire le thé. Je suis moi-même familière de cet endroit qui est le splendide écrin de lancement du festival Paysages de cinéastes, dont je suis une fidèle spectatrice.
La mise en lumières de la Tour Velleda qui se dresse dans le parc et où il aimait tant travailler avait, en septembre dernier, quelque chose de magique.
Je vous recommande la visite de la maison, à commencer par la bibliothèque où Chateaubriand réunissait ses amis pour leur lire ses mémoires,. mais aussi bien sûr le parc et l'arboretum qui jouxte la propriété et dont l'accès est gratuit car il appartient au Département. Son aspect et ses couleurs évoluent avec les saisons.

La mer est présente du début à la fin, et de façon volontaire. Le personnage de Serge est né à Roscoff. Patricia a passé tous ses étés à Concarneau et est très sensibilisée à la protection des océans. Elle va souvent à Saint-Malo, où elle pense nécessairement à Chateaubriand.

Ayant été journaliste et attachée de presse dans le milieu de la gastronomie il n'y a rien d'étonnant à ce que Patricia fasse passer beaucoup de temps au restaurant à ses personnages. On y signe des contrats, on y rompt, on s'y dispute ... et on y déjeune bien. Tous les noms cités sont des lieux réels, et ils ont été testés par l'auteure mais j'avoue ne pas les connaitre. Je m'étonne qu'un haut-lieu littéraire comme le Procope (où l'on mange très bien) n'y figure pas. Ecoutez l'émission que j'ai consacrée à cet endroit étonnant si vous ne le connaissez pas.

Patricia de Figueirédo s'est soigneusement documentée. Jean d'Ormesson, éternel passionné de Chateaubriand (page 86) s'est effectivement rendu à Chantilly pour retrouver l'endroit où Juliette (Récamier) et François-René se sont promenés main dans la main. Il avait écrit une biographie sentimentale de Chateaubriand, Mon dernier rêve sera pour vous.

Il est plus que probable que les paroles qu'elle met dans la bouche de Chateaubriand sont exactes. Son affirmation (page 153) d'être seul. Seul et Unique n'a rien de surprenant. Il est de notoriété publique qu'il se considérait au-dessus de tous. C'était quelqu'un de très charmeur, très brillant, qui exerçait une aura sur les femmes comme sur les hommes, en dégageant un caractère flamboyant qui contrebalançait avec la noirceur qu'il avait en lui.

Il est évident que son orgueil l'amenait à ne pas vouloir que son oeuvre soit débitée en morceaux, car il s'est toujours aussi senti mal compris. Il était habité par la crainte d'une déformation de son propos ou de sa pensée politique. Girardin se moque de lui : Vous n'imaginez pas que vos lecteurs vont vous lire en une nuit ! Trois volumes de 800 pages, ce serait impossible.

Les temps ont changé. Aujourd'hui on lit en diagonale des résumés faits par des personnes qui ont fait pour nous l'exercice de la lecture.

En tout cas ce roman est facile à lire, même si vous ne connaissez pas l'oeuvre de Chateaubriand. Il est vivant, jamais plombé par l'histoire ni donneur de leçon, l'intrigue coule de source, en obéissant à une certaine spontanéité.

On verrait très bien un développement au théâtre, avec une pièce, celle du livre (à condition de l'achever), ou encore une adaptation du livre en adaptation cinématographique ou télévisuelle qui montrerait les dessous du processus créatif et son accélération involontaire. Bernard Murat en aura peut-être l'idée ...

La sortie du livre coïncide avec la fin de l'exposition sur Louise de Vilmorin à la Maison de Chateaubriand (prévue jusqu'au 15 mars mais j'ignore si elle aura été prolongée en raison du contexte sanitaire).

En complément je vous invite à écouter l'interview-portrait Entre Voix que j'ai faite avec l'auteure le 5 mars 2020.

Patricia de Figueirédo est née en 1965 à Boulogne-Billancourt. Après des études à l’Institut Français de presse, elle devient journaliste, puis attachée de presse, et s’occupe désormais de la communication de Culture Papier, une association qui valorise toutes les dimensions du papier et dont elle est rédactrice en chef du magazine éponyme. Elle a publié un roman pour enfants chez Bayard jeunesse. Son premier roman, Les enfants des ténèbres rouges avait été publié chez Edilivre en 2014. Vous n’aurez pas mes cendres ! est son deuxième roman.

Elle travaille déjà à d'autres projets. L'un d'entre eux, situé au moment des années folles, 1920-1930, emmènera le lecteur dans l'univers du music-hall.

Vous n'aurez pas mes cendres ! de Patricia de Figueirédo, Serge Safran éditeur, en librairie le 6 mars 2020

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