Il avait été présenté en compétition au Festival de Cannes 2019. Mais si je voulais voir Sorry We Missed You, c'est d'abord parce qu'il est de Ken Loach qui est, selon moi, un immense réalisateur, sachant parfaitement pointer les dérives de l'économie libérale et filmer des personnages dans ce qu'ils ont de profondément humain.
Je l'avais manqué (sans faire de jeu de mots) au cinéma lorsqu'il est sorti en octobre dernier. Par chance il est disponible en VOD depuis le 23 février et comme on a du temps ...
Ricky, Abby et leurs deux enfants vivent à Newcastle. Leur famille est soudée et les parents travaillent dur. Alors qu’Abby travaille avec dévouement pour des personnes âgées à domicile, Ricky enchaîne les jobs mal payés ; ils réalisent que jamais ils ne pourront devenir indépendants ni propriétaires de leur maison. C’est maintenant ou jamais ! Une réelle opportunité semble leur être offerte par la révolution numérique : Abby vend alors sa voiture pour que Ricky puisse acheter une camionnette afin de devenir chauffeur-livreur à son compte. Mais les dérives de ce nouveau monde moderne auront des répercussions majeures sur toute la famille…
Ces "dérives" sont équivalentes à une série de catastrophes, plus ou moins importantes mais qui, bout à bout, constituent une catastrophe, à l'instar d'une suite de chute de dominos. Il a fallu que je fasse plusieurs pauses, tellement j'étais secouée par ce que vivait cette famille. J'avais déjà éprouvé une angoisse semblable avec 99 homes, mais ce film se terminait avec une fin ouverte qui n'était pas totalement pessimiste.
Il y a des longs métrages, comme Les Misérables, ou Dark waters, qui, en décharge d'adrénaline, valent largement des fictions d'horreur.
Alors que nous sommes (je l'espère) nombreux à espérer un monde meilleur quand nous aurons traversé la crise du Coronavirus je crains que ne se multiplient des situations décrites comme celle que Ken Loach pointe. C'est horrifiant, mais il est nécessaire de voir ce film pour -peut-être- réfléchir à comment infléchir le mouvement.
Comme à son habitude le réalisateur a travaillé avec Paul Laverty, qui a déjà écrit plus d'une quinzaine de scénarios pour lui, dont Moi, Daniel Blake (que j'ai vu en version théâtrale au festival d'Avignon). Dans ce film, Palme d'Or au Festival de Cannes 2016, un menuisier se heurtait à la violence administrative et, bien qu'inapte au travail pour raison de santé, il était contraint de chercher un job sous peine de perdre ses allocations.
Cette fois Ricky Turner (Kris Hitchen) est lui aussi au chômage et prêt à tous les efforts pour s'en sortir. C'est ainsi qu'il devient travailleur "indépendant", en terme de statut, mais totalement enchainé à une plateforme de livraison de colis, de type Amazon (que je boycottais et que je ne risque pas de solliciter après avoir vu ça, même si je pense qu'en France la situation n'a pas encore atteint cet état critique). Il croit avoir trouvé une solution pour se sortir du chômage mais il va se précipiter dans un cercle vicieux d'endettement et de pertes, entrainant avec lui sa famille.
Par contre, et en cela le film diffère de la réalité, la situation du comédien qui joue le rôle principal est diamétralement opposée à celle de son personnage. Plombier durant vingt ans, Kris Hitchen a décidé de se lancer dans la comédie à l'âge de 40 ans avec l'accord de sa femme, qui a dû travailler plus afin de mettre leur famille à l'abri (comme Abby) mais il emporta ce rôle, qui est le premier de sa nouvelle carrière.
Au départ le seul souci familial serait la crise d'adolescence que vit le fils ainé (Rhys Stone), et qui n'aurait sans doute pas eu cette gravité si les parents avaient davantage été disponibles pour la contrôler. Le personnage de la mère est exceptionnel de douceur, de fermeté et d'empathie, mais elle ne parvient pas à consolider le foyer. C'est paradoxalement la plus jeune, Liza Jane, 11 ans (Katie Proctor), qui va injecter du bonheur tout en souffrant elle aussi de la situation.
Le système est très humiliant, et les discours du patron (Ross Brewster) sont odieux car implacables, mais ce serait supportable si cela ne s'accompagnait pas de pénalités financières lourdes de conséquences, car elles amèneront Ricky à prendre des risques pour tenter de faire davantage de livraisons.
Désolé de vous avoir manqué, c'est l'intitulé imprimé sur l'Avis de passage que le livreur glisse dans la boite aux lettres en cas d'absence du destinataire. C'est aussi l'ultime message qu'il laissera à sa famille.
Le tournage a eu lieu à Newcastle, une ville du Nord-est de l'Angleterre immensément connue pour son club de football, qui a été une importante plaque tournante de la construction navale et de la production industrielle pendant la révolution industrielle. Elle constitue désormais un centre d'affaires, d'arts et de sciences.
On sait que l'Angleterre a été surexploitée au temps des mines. Il semblerait que rien n'a changé sur le fond ... par contre le film montre combien la technologie moderne permet à l'expéditeur comme au client de suivre à la trace son colis, au moyen d'un boitier hautement sophistiqué, avec pour conséquence des cadences infernales qui, à la rigueur seraient supportables si on pouvait travailler en binôme, comme le père le fera un jour avec sa fille, avant qu'on ne le lui interdise.
La vie n'est pas plus douce pour Abby, la mère (Debbie Honeywood), qui travaille dans le social, en subissant elle aussi des restrictions administratives qu'elle ne peut pas, moralement, répercuter sur les personnes âgées dont elle s'occupe, avec un souci du bien-être qui force l'admiration. Son jeu est d'un naturel fou, sans doute parce que dans la vie elle était jusque là assistante de vie scolaire. Avoir confié les rôles principaux à des comédiens débutants est une des forces du film dont on oublie souvent que c'est une fiction.
Le couple est uni dans l'adversité. Quelques moments de tendresse et de soutien ne compensent hélas pas du tout la cascade de soucis et de tracas qui n'aura pas de fin.
Sorry We Missed You de Ken Loach
Avec Kris Hitchen, Debbie Honeywood, Rhys Stone, Katie Proctor ...
Toutes les photos sont de Joss Barratt, sauf celle d'Abby discutant à table avec son fils qui a pour Copyright Sixteen Films
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