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dimanche 10 janvier 2021

Le consentement de Vanessa Springora, chez Grasset

C'est insensé. Il m'aura fallu un an pour lire Le consentement de Vanessa Springora, alors que j'ai l'impression que son livre est sorti "hier".

J'avais résisté. La tempête médiatique avait été telle que je craignais de lire un récit (trop) pathologique. Et bien pas du tout. Je vais même lui attribuer la mention coup de coeur. Comme je comprends qu'il ait reçu le  Prix des lectrices de ELLE !

Comme elle écrit bien. Avec des mots justes, forgés dans une langue parfaite, à la précision cinématographique, sans aucune concession à l'égard d'elle-même. Elle pointe admirablement les diverses responsabilités. Son livre est de ce fait absolument essentiel. Autrement plus que celui de Yann Moix et plus facile à lire que celui de Lola Lafon pour ne citer que des ouvrages récents sur ce thème.
Rappelons le contexte. Au milieu des années 80, élevée par une mère divorcée, V. comble par la lecture le vide laissé par un père aux abonnés absents. À treize ans, dans un dîner, elle rencontre G., un écrivain dont elle ignore la réputation sulfureuse. Dès le premier regard, elle est happée par le charisme de cet homme de cinquante ans aux faux airs de bonze, par ses œillades énamourées et l’attention qu’il lui porte. Plus tard, elle reçoit une lettre où il lui déclare son besoin "impérieux" de la revoir. Omniprésent, passionné, G. parvient à la rassurer : il l’aime et ne lui fera aucun mal. Alors qu’elle vient d’avoir quatorze ans, V. s’offre à lui corps et âme. Les menaces de la brigade des mineurs renforcent cette idylle dangereusement romanesque. Mais la désillusion est terrible quand V. comprend que G. collectionne depuis toujours les amours avec des adolescentes, et pratique le tourisme sexuel dans des pays où les mineurs sont vulnérables. Derrière les apparences flatteuses de l’homme de lettres, se cache un prédateur, couvert par une (très grande) partie du milieu littéraire. V. tente de s’arracher à l’emprise qu’il exerce sur elle, tandis qu’il s’apprête à raconter leur histoire dans un roman. Après leur rupture, le calvaire continue, car l’écrivain ne cesse de réactiver la souffrance de V. à coup de publications et de harcèlement.
"Depuis tant d’années, mes rêves sont peuplés de meurtres et de vengeance. Jusqu’au jour où la solution se présente enfin, là, sous mes yeux, comme une évidence : prendre le chasseur à son propre piège, l’enfermer dans un livre", écrit-elle en préambule de ce récit libérateur, qui coule trente ans après les faits comme s'ils avaient eu lieu hier.

On y est. Sans voyeurisme. Avec une empathie bienveillante à l'égard de la jeune fille. Le lecteur ne peut que souhaiter que la loi permette sans tarder davantage de punir les auteurs de telles abjections sans continuer à abuser d'une impunité inacceptable sous prétexte de prescription. Il va de soi que le pluriel s'impose dans chaque dossier car l'acteur principal agit toujours grâce à la complaisance de plusieurs complices, qui le sont par perversion, par omission, par faiblesse ou par intérêt réciproque.

La chose est de notoriété publique alors je peux bien y faire référence. Je pense notamment à Christophe Girard, l’ancien collaborateur d’Yves Saint Laurent (qui à ce titre avait négocié le paiement des frais de Gabriel Mazneff installé dans un hôtel avec Vanessa). Devenu adjoint à la culture du maire de Paris, il avait fait pression en 2002 pour que l'écrivain obtienne une allocation annuelle à vie du Centre National du Livre, un privilège rarement attribué, perdu récemment … on en est presque soulagé. Quant à l'adjoint à la culture, il a démissionné suite à la révélation de sa proximité avec Gabriel Matzneff, et une accusation d’abus sexuels. Mais il sera resté près de vingt ans au plus haut des marches de la mairie de Paris.

Vanessa Springora a structuré son témoignage en six chapitres :

  1. L'enfant. On y découvre avec effroi combien  et comment toutes les conditions (sous-entendu de l'emprise) sont réunies : Un père aux abonnés absents qui a laissé dans mon existence un vide insondable. Un goût prononcé pour la lecture. Une certaine précocité sexuelle. Et, surtout, un immense besoin d’être regardée (p. 35).

  2. La proieTout est admirablement consigné et je suis surprise de la précision des détails. En quelques mots Vanessa nous fait vivre l'entièreté de la situation. La perversité du prédateur, que fort aimablement elle ne désigne que par son initiale, se révèle avec encore plus d'intensité.

  3. L’emprise. Elle analyse aussi parfaitement (p. 85) quel type de fascination G exerce à l’égard de la gente féminine tout en suscitant des réactions de déroute dans l’univers masculin. Elle n’oublie pas de faire référence aux lettres de dénonciation de leur relation. Néanmoins étant anonymes elles auront (p. 112) un effet inverse : "Ces menaces successives ont cristallisé notre amour". Bien entendu cela alimente leur goût commun pour le romantisme. Néanmoins, et elle a raison de le souligner, "A 14 ans, on n'est pas censée être attendue par un homme de 50 ans à la sortie de son collège, on n'est pas supposée vivre à l’hôtel avec lui, ni se retrouver dans son lit. (...) De tout cela j’ai conscience, malgré mes 14 ans, je suis pas complètement dénuée de sens commun. De cette anormalité, j’ai fait en quelque sorte ma nouvelle identité.
    À l’inverse, quand personne ne s’étonne de ma situation, j’ai tout de même l’intuition que le monde autour de moi ne tourne pas rond".

  4. La déprise."Non, cet homme n’était pas animé que des meilleurs sentiments. Cet homme n’était pas bon. Il était bien ce qu’on apprend à redouter dès l’enfance : un ogre (p. 130). Et plus loin elle pointe une violence sans nom.
    Elle se défait de ces liens presque seule. Quelque soutien d’un camarade. Rien de la part de sa mère, inconsciente au nom d’un idéal post-soixante-huit-tard qui n‘horrifia que Denise Bombardier. Très vite la jeune fille est déscolarisée et sa famille ne réagit pas.
    Quand elle annonce qu’elle a quitté G, sa mère restera d’abord sans voix, puis lui lancera d’un air attristé : "Le pauvre, tu es sûre ? Il t’adore !"

  5. L’empreinte

  6. Ecrire

Le processus de manipulation psychique est implacable et l’ambiguïté effrayante dans laquelle est placée la victime consentante, amoureuse. Mais au-delà de son histoire individuelle, elle questionne aussi les dérives d’une époque qu'on espère révolue, et la complaisance d’un milieu aveuglé par le talent et la célébrité qu'il faut lui aussi condamner. 

Le consentement de Vanesa Springora, chez Grasset, en librairie depuis le 2 janvier 2020
Prix des lectrices de ELLE

1 commentaire:

AnneA a dit…

Vous l'avez très bien résumé. C'est un livre à lire, pour mieux comprendre comment l'emprise s'installe.

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