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La publication des articles est conçue selon une alternance entre le culinaire et la culture où prennent place des critiques de spectacles, de films, de concerts, de livres et d’expositions … pour y défendre les valeurs liées au patrimoine et la création, sous toutes ses formes.

samedi 22 mars 2025

Les caprices de Marianne mis en scène par Philippe Calvario

La façade rouge du Théâtre des Gémeaux parisiens s’accorde totalement avec Les caprices de Marianne mis en scène par Philippe Calvario.

Quelle bonne idée il a eu d'engager la merveilleuse Zoé Adjani pour incarner cette femme qui n'est pas plus un dragon de vertu qu' une mince poupée qui dit non.

Après une création à la Comédie de Picardie en novembre 2024,  la pièce s'est donc installée sur la scène de l'Est parisien la plus à l'Ouest depuis le 16 janvier et y restera jusqu'au 30 mars 2025.
Le jeune Cœlio rêve de conquérir Marianne, épouse du juge Claudio. N'osant l'aborder, il tente d'abord d'utiliser l'entremise de la vieille Ciuta, qui n'obtient rien de la jeune femme que l'affirmation de sa fidélité conjugale.
Cœlio se tourne vers un autre entremetteur, son ami Octave, bon-vivant et libertin et cousin du mari de Marianne, Claudio. Marianne reste indifférente à Cœlio, mais tombe amoureuse d'Octave ; elle lui dévoile son amour à mots couverts et lui fixe un rendez-vous. Octave, d'abord indécis, choisit la loyauté et envoie Cœlio au rendez-vous obtenu.
Cependant, Claudio soupçonne l'infidélité de sa femme et engage des spadassins pour tuer tout amant qui s'approcherait de la maison. Cœlio tombe dans le guet-apens et, mourant, peut croire à la trahison de son ami en entendant Marianne, trompée par l'obscurité, l'accueillir du nom d'Octave.
Octave, accablé, renonce à sa vie de plaisirs et repousse sèchement l'amour que lui déclare Marianne.
Je ne sais pas au final si la pièce d'Alfred de Musset est horriblement misogyne ou furieusement féministe. En tout cas la dialectique est permanente dès qu'Octave (Philippe Calvario) lance la conversation, que ce soit avec Coelio ou avec Marianne. Les joutes oratoires s'enchaînent. Par exemple :

Coelio : Que tu es heureux d’être fou
Octave : Que tu es fou de ne pas être heureux.

Le mari (Christof Veillon​), stupidement soupçonneux, ne fait que geindre, se plaignant qu'il pleut des guitares et des entremetteuses sur sa maison, et ne provoque aucune empathie. Coelio (Mikaël Mittelstadt, alias Greg Delobel de Ici tout commence), certes grandement épris, agace à ne pas comprendre que Marianne est libre de ne pas tomber amoureuse de lui.

L'excès de ses emportements devient vite lassant : Je machine une épouvantable trame et me sens prêt à mourir de douleur (…) Ou je réussirai ou je me tuerai. (…) Dis-lui que me tromper, c’est me donner la mort, et que ma vie est dans ses yeux. 

En tant que spectatrice, je ressens vite leur joute oratoire comme une forme de harcèlement. Comment peut-on oser parler d’une femme comme "d’une belle nuit qui passe" ?

Octave est immensément odieux dans sa volonté de manipulation, voulant faire croire à Marianne (Zoé Adjani ) au désintérêt soudain de Cœlio. Par quel mystère ? interroge-t-elle.

Celui de l’indifférence prétend son cousin. Vous ne pouvez aimer ni haïr et vous êtes comme les roses du Bengale Marianne sans épines et sans parfum. 

Mais à peine avais-je songé que mon opinion était peut-être influencée par le mouvement #Me Too que voici Marianne qui élève la voix, s'enflamme et retourne la situation : Je croyais qu’il en était du vin comme des femmes.
Elle nous offre alors une scène d’une intensité bouleversante, d’autant plus que jusque là elle s’exprimait dans une grande retenue. Sa colère est celle de toutes les femmes, aucunement exagérée. Ce qu’il faut de maitrise pour jouer avec tant de justesse !

Philippe Calvario est un excellent directeur d’acteurs (on se souvient, j’espère, de Jane Birkin en Electre en 2005). Je comprends son intérêt pour ce texte qu’il nous fait re-découvrir et dont sa mise en scène souligne la ronde infernale des personnages, qui se débattent entre désirs fantasmés et désirs forcés. Comme s’ils courraient tous vers le pire dans une sorte d’urgence, sans pourtant le vouloir.

Celui qui avait mis en scène Cymbeline de Shakespeare en 2000 aux Amandiers sur proposition de Jean-Pierre Vincent retrouve avec Les caprices deux thèmes qu’il affectionne, l’innocence et la jalousie. A noter qu’il est tout autant metteur en scène (dans de multiples excellents spectacles) que comédien. Je me rappelle particulièrement de lui dans Une maison de poupée, mise en scène de Philippe Person (où Nathalie Lucas, directrice des Gémeaux, était sa partenaire). 

C’est un plaisir de le voir se glisser dans le rôle ambigu d’Octave qu’il nous rend sympathique malgré ses excès et ses manipulations, si lourdes de conséquences. Peut-être parce que, de tous les personnages de la pièce il est le seul à ne pas savoir aimer. On le plaint donc de ne ressentir comme sentiment amoureux que l’ivresse passagère d’un songe.

A ses côtés on retrouve Delphine Rich qui a l’occasion de passer de la tenue de domestique de Ciuta à celle, plus raffinée, d’Hermia, la mère de  Coelio. Et Hameza El Omari qui, en quelque sorte, synthétise tous les valets.
Les caprices de Marianne d' Alfred de Musset
Adaptation et mise en scène : Philippe Calvario
Avec Zoé Adjani, Philippe Calvario, Mikaël Mittelstadt en alternance avec Pierre Hurel (les 5, 6, 12, 13 et 19/03/2025), Hameza El Omari, Delphine Rich, Christof Veillon​
Collaboration artistique : Sophie Tellier
Scénographie : Roland Fontaine
Costumes : Aurore Popineau
Création musicale : Christian Kiappe
Création lumière : Christian Pinaud
Régie générale : Sébastien Alves
Administrateur de la cie : Daniel Rouland 
Dramaturgie : Modestine Pelle

vendredi 21 mars 2025

Le voyage de monsieur Perrichon mis en scène par Frederique Lazarini

J’ai embarqué hier soir au 45 rue Richard Lenoir directement pour Chamonix en compagnie d’une famille loufoque, surtout le père (Cédric Colas). Nous y allions pour chanter, danser et voir le grand spectacle de la nature.

Nous avons affronté plusieurs dangers et ce fut une chance que l’aubergiste (Guillaume Veyre) était débrouillard. Deux charmants jeunes hommes furent de grands secours. Daniel (Arthur Guézennec) joua les Rodrigue, essayant de prouver qu’il avait du cœur. Armand (Hugo Givort) faillit être le dindon de la farce.

Pas question de m’immiscer dans leurs affaires. Je ne suis pas de celles qui s’imposent. Ce serait de l’indiscrétion. La tête tournait à Henriette (Messaline Paillet) mais en jeune fille bien élevée et se rangea à l’avis de sa mère (Emmanuelle Galabru).
Ce n’est pas si fréquent de voyager en si bonne compagnie. Nous avons sympathisé. Madame m’a donné des cours de jardinage. Monsieur m’a initiée à la magie de la cueillette des pommes.
Ah oui vraiment ces Perrichon gagnent à être connus. Je vous recommande le voyage. Billet à prendre auprès de Frédérique Lazarini à l’Artistic Athevains du mardi au dimanche, à divers horaires, jusqu’au 29 avril.

Sinon, il vous faudra ensuite programmer votre séjour au Festival d’Avignon où ils poseront leurs valises, au théâtre du Chêne noir pour démarrer à 10 heures du matin.

A me lire ne croyez pas que j'ai déraillé. C'est que l'enthousiasme qui se dégage du spectacle est communicatif. J'écris le plus souvent des critiques "sérieuses". Celle-ci l'est mais en m'amusant à emprunter des éléments dans les biographies des comédiens. Je l'ai publiée sur les réseaux mais pourquoi vous en priverais-je ?

S'il vous faut des éléments plus parlants je dirais que l'essentiel du décor nous transporte dans chaque lieu par mapping, et les créations video d'Hugo Givort sont carrément formidables. Voir -par exemple- Cédric Colas se prendre un sapin est vraiment du grand comique. Ce qui est réussi c'est l'absence de grotesque pour rendre compte de situation qui le sont.
Au départ, on ne voit au centre qu'un simple banc sur un disque. Et à jardin l’esquisse d’un écran de cinéma auquel en répond un autre à cour. J'imagine que vous aussi serez impressionné par le bruit et l'allure de la locomotive qui arrive droit sur nous, celle-là même qui figure sur l'affiche … réalisée dans le pur esprit de celles qui étaient placardées sur le moindre espace disponible au XIX° siècle comme vous pourrez en voir dans l'exposition L'art est dans la rue, qui bien de commencer au musée d'Orsay.

La famille Perrichon -encombrée de skis- s'apprête à prendre le train pour la première fois et rien n'est simple quand on ne sait pas comment s'y prendre. Dialoguer avec un haut-parleur n'est pas le plus commode. Mais que ne ferait pas un papa pour élever les idées de son enfant ?

Et que ne feraient pas des amoureux pour conquérir le coeur de leur belle ? Ils sont deux, aussi semblables que Dupond et Dupont, chapeau melon en moins. Amis dans la vie, rivaux sur les cimes, se jurant une lutte loyale (le sera-t-elle ? A vous d'en juger), ce qui ne les empêchera pas de commencer par une bataille de boules de neige.

Les péripéties vont s'enchainer allègrement, compliqués par des quiproquos, et entrainer autant de rebondissements dans la conquête de l'amour. Le spectateur ne se lasse pas un instant parce que d'une part les comédiens jouent à la perfection le comique de situation et que d'autre part ils dansent joliment, composant une (presque) comédie musicale. Frédérique Lazarini a trouvé beaucoup d'astuces de mise en scène pour rendre leurs aventures crédibles, en usant parfois de la gestuelle burlesque de Tati ou de Buster Keaton.

Quelques répliques sont cultes : Pourquoi les Français si spirituels chez eux sont-ils si bêtes en voyage ? (…) Quand je pense que j’ai été comme ça ….

Beaucoup sont frappées au coin du bon sens : Il y a de la noblesse à reconnaître ses torts. (…) Les gens qui s’imposent, c’est de l’indiscrétion(…) Un conseil : parlez moins haut quand vous serez près d’une porte !
Tout cela pour dire que, sous prétexte de comédie, le propos est plus sérieux qu'il n'y parait. Face à un choix difficile, et après plusieurs tergiversations, la raison s'accordera avec le coeur. Car si les voyages forment la jeunesse ils attendrissent la vieillesse.

Et puis, comme le disait à juste titre Winston Churchill : Il n'y a aucun mal à changer d'avis. Pourvu que ce soit dans le bon sens.
Le voyage de monsieur Perrichon d'Eugène Labiche
Mis en scène par Frédérique Lazarini
Avec Cedric Colas, Emmanuelle Galabru, Arthur Guezennec, Hugo Givort, Messaline Paillet et Guillaume Veyre
Scénographie de Francois Cabanat
Création vidéo de Hugo Givort et lumières de Xavier Lazarini
Costumes de Dominique Bourde et Isabelle Pasquier
Création sonore et musicale de Francois Peyrony
Du 30 janvier au 29 avril 2025
A l'Artistic Athévains - 45 rue Richard Lenoir - 75011 Paris
Du mardi au dimanche, avec deux représentations le samedi

jeudi 20 mars 2025

Picasso et Le Douanier Rousseau à l'Atelier des Lumières

C'est toujours un enchantement de passer une heure ou deux à L'Atelier des Lumières où deux expositions immersives nous sont proposés depuis le 14 février, un long autour de Picasso, un court autour du Douanier Rousseau.

Le programme long, Picasso, L’art en mouvement met en lumière la richesse et la diversité de son oeuvre. Peintre, sculpteur, graveur, céramiste ou encore décorateur de théâtre, ses nombreux procédés créatifs et son insatiable soif de créer, tissent un parcours qui réunit images d’œuvres, photos et vidéos, pour expérimenter l’énergie débordante d’un artiste qui n’a cessé́ de réinventer son art.

En complément, le programme court, Le Douanier Rousseau, Au pays des rêves plonge les visiteurs dans l’univers onirique et singulier du peintre autodidacte. Le visiteur enchaine donc deux univers très différents dans lesquels il est fascinant de se plonger.

Je rappelle que Culturespaces a créé ex-nihilo ce centre d’art numérique dans une fonderie du XIXe siècle entièrement restaurée. Utilisant des techniques de projection à la pointe de l’innovation, les expositions sont projetées sur le sol et les parois de plus de 10 mètres de haut de la Halle de l’Atelier. Son architecture industrielle est soulignée par la structure métallique originelle et par la présence d’éléments caractéristiques de l’ancienne fonderie : une haute cheminée de brique, un bassin, une citerne, une réserve. J'en avais déjà présenté trois expositions ici.

Le souci, avec Picasso (1881-1973), c'est que la plus merveilleuse des expositions organisée dans un musée est toujours incomplète tant il a réalisé d'oeuvres et tant elles sont parties aux quatre coins du monde.

Je l'ai souvent regretté même si j'ai eu l'occasion de voir de multiples expositions (et/ou spectacles) qui lui soient consacrées.

Ici, on s'affranchit des frontières et j'ai pu voir des toiles que je n'avais jamais vues auparavant. Les plus connues ne sont évidemment pas oubliées. Les sculptures aussi. Par contre, que de fois ai-je eu envie d'appuyer sur "pause" pour prendre le temps d'admirer un peu plus longtemps …

On sait tous que l'artiste a connu plusieurs périodes, caractérisées par une couleur dominante. De grands portraits gris, roses, rouges, se succèdent et nous conduisent sur une scène d’opéra.

Comme toujours, la bande-son est particulièrement soignée. Sans elle, l’immersion n’aurait pas de saveur. Je signale qu’on peut l’écouter via Stotify pour réentendre les notes délicates d’un xylophone annonçant la trompette d’Eric Truffaz nous enveloppant de la musique de La Strada. Changement de rythme avec la chanson de Cream, I Feel Free. Voici, ci-dessous, Paul en Arlequin (1924).
Plus encore avec le Prélude que Georges Bizet a écrit pour la suite n°1 de Carmen qui installe une note de tragédie.
La vélocité du piano de la Suite espagnole numéro 1 Opus 47 d’Asturias surgit, reconnaissable entre mille, suivie de la musique originale du film La la Land de Planétarium de Justin Hurwitz. Chaque air donne envie de danser, même si les rythmes sont différents.

Masquera de Ballet suite numéro 1 de Waltz dirigé par Aram Khachaturian accompagne les tableaux qui explosent de rouge comme une évidence. Quelle beauté que le rideau monumental peint par Picasso pour le ballet "Parade", Rome, 1917 qui se reflète dans l'eau du basin.
L’abeille de Guem annonce une rupture. Les demoiselles d'Avignon apparaissent. Zaka Percussion est le morceau idéal pour évoquer le continent africain et la période cubiste qui se démultiplie à l'infini sur les miroirs de l'ancienne réserve.
Je me déplace dans la rotonde alors que des feuilles de papier tombent du ciel pour recouvrir le sol, évoquant le travail du maitre avec des morceaux de papiers peints (Femmes à leur toilette, 1937-1938) et surtout les collages de toile cirée  et de corde qu'il a réalisés pour obtenir Nature morte à la chaise cannée (1912) premier collage de l'histoire de l'art moderne. Picasso a souvent mêlé des objets réels à sa peinture.
Il y a beaucoup de monde. J'apprécie de remarquer des tableaux que je n'ai jamais vus. Et tout autant de revoir ces femmes courant dans les vagues sous les cris des mouettes alors que la marée lèche le sol. 

On retrouve le si joli portrait figuratif d'Olga dans son fauteuil. Puis Claude dessinant Françoise et Paloma, (peint à Vallauris, 1954) représentant les deux enfants qu'il a eu avec Françoise Gilot.

mercredi 19 mars 2025

Hollywoodland de Zoé Brisby

Zoé Brisby s'intéresse aux femmes américaines. Elle a publié trois romans leur accordant la meilleure place, faisant en sorte de mettre en lumière des personnalités qui ont été peu ou mal connues.

Peg Entwistle est l’une d’elles. C’est le personnage principal d’Hollywoodland.

Nous sommes en 1932. La métropole californienne est alors encore surplombée par le célèbre panneau HOLLYWOODLAND installé sur le mont Lee depuis le 13 juillet 1923 et destiné au départ à commercialiser un nouveau programme immobilier. Les lettres, construites en 1923, d'une hauteur de 14 mètres et d'une largeur de 9 mètres, sont à cette époque équipées d’ampoules d’éclairage. 

C'est le Canadien Mack Sennett, fondateur des studios Keystone, qui est alors propriétaire de ces terrains. Le panneau n'aurait dû ne rester qu’un an et demi en place. Laissé à l’abandon pendant des années, il se détériorera lentement et son entretien prendra  officiellement fin en 1939. Il sera restaura 10 ans plus tard, mais raccourci puisque le suffixe "land" disparaitra.

L'autrice s'est énormément documentée sur la vie de l'actrice Peg Entwistle et sur l'ambiance qui régnait dans les studios de Los Angeles. Elle nous donne son point de vue sur ces femmes un peu naïves croyant pouvoir réussir dans le monde du cinéma.

Certes Maggie, Joyce, Joe et Wanda sont des personnages créés par Zoé Brisby mais ils ne sont pas totalement nés de son imagination. Dans un chapitre additionnelle l'autrice analyse et pointe des faits historiques troublants qui justifient leur présence dans son roman (p. 301).

Pourquoi, dans la nuit du 16 septembre 1932, Peg Entwistle, jeune actrice talentueuse au destin prometteur, aimée de tous et filant le parfait amour avec la nouvelle coqueluche des studios, s'est-elle jetée du haut de la lettre "H" du mythique panneau "Hollywood" ?

Millicent Lilian avait la beauté, la jeunesse, l'enthousiasme. En choisissant Peg comme nom d'actrice, elle ambitionne de faire carrière dans le cinéma, et surtout pas de devenir mannequin ou starlette comme ils disent.

À partir du suicide légendaire de la jeune actrice, Zoe Brisby se place derrière le miroir et fouille le jeu des apparences. Elle lève le voile sur les coulisses du cinéma américain des années 30 et les rapports de force entre producteurs et acteurs qui touchaient aussi les hommes (Joe, l'amoureux de Peg en fera dramatiquement les frais) de ce soi-disant âge d’or américain.

Le roman commence 93 jours avant sa mort et le lecteur suit un terrible compte à rebours. On ne se souvient que de sa fin tragique. Zoé a eu raison de faire revivre cette jeune femme exceptionnelle derrière le cliché. Et de nous donner sa propre opinion sur sa fatale issue. 

L’industrie cinématographique était une machine à rêves implacable et la Californie, une terre d’exil autant que paradis idéalisé (p. 37). Nous l'avons oublié mais le pays est ruiné par la grande dépression, faisant mentir Hoover qui prétendait prosperity is just around the corner, ce qui nous fait penser à la formule de Macron affirmant que pour trouver du travail il suffisait d'oser traverser la route.

La vie est loin d'être rose. Si la crise de 1929 a appris quelque chose à cette génération, c’est bien de profiter de l’instant présent car, du jour, au lendemain, tout peut s’écrouler (p. 72). Beaucoup de fermiers chassés de leurs terres gagent leur pain quotidien en faisant de la figuration et s'agglutinent dans des bidonvilles d’infortune.

Peg est une petite fille que les tragédies ont fait grandir trop vite (p. 24). Travailleuse acharnée, divorcée d’un homme violent, elle estime que le cinéma est supérieur au théâtre, mais ce ne sera qu'un miroir aux alouettes, quoiqu'en disent les starlettes, ironisant cruellement sur les ambitions des comédiennes de théâtre : le cinéma, ce n’est pas une petite salle minable dans laquelle on joue des pièces miteuse écrites par des auteurs morts (p. 67).

En fait Zoé nous décrit une jeune femme prévenue dès le début des risques, un peu à l’instar de #Me too. Alors Peg ressent l’urgence à engranger le plus d’expériences possible dans un minimum de temps (p. 72). Elle a l’avantage et l’inconvénient de la jeunesse.

S’il y a parfois de l’entraide entre elles, les starlettes sont aussi rongées par la jalousie et la compétition fait loi. Peg, confirmée, est souvent préférée mais l’entremetteuse Wanda,  abuse de ses charmes pour lui piquer les rôles. Elle ambitionne de jouer dans Hypnose. On apprendra qu'on préfère à Peg une certaine Katherine Hepburn, alors inconnue, pour le film, Heritage, qui effectivement lancera sa carrière (p. 99).

 Zoe Brisby rappelle les contraintes du code Hays qui comporte des thèmes à éviter de traiter dans les longs métrages, surtout rien que la morale bien-pensante puisse réprimer. Cela n’empêche nullement les producteurs de se conduire comme des porcs avec une hypocrisie méprisable. Il faut savoir aussi qu'Alfred Hitchcock martyrisa ses actrices. Tipi Hedren dans Les oiseaux, comme Joan Fontaine sur le tournage de Rebecca, vécurent des calvaires. Et la scène du viol de Maggie est sans doute en deçà de la réalité (p. 188)Le clivage est perceptible entre les assoiffés de pouvoir qui ferment les yeux et ceux qui subissent.

Quelques informations plus légères sont semées entre les pages. On apprend que c’est Elizabeth Arden, qui a rendu accessible le maquillage jusque-là réservé aux classes inférieures et aux prostituées (p. 58). Et que le lunch-wagon a précédé le food-truck. Tous deux obéissent au même concept de camion-Restaurant, inventé par Walter Scott (p. 124).

La prohibition interdisant la production et la vente d’alcool -elle aussi grandement hypocrite puisqu'elle a encouragé à trouver des alternatives (p. 78)- vit ses dernières heures. Le pays a besoin de l’argent rapporté par les taxes sur l'alcool et fera fi de la morale au profit de bénéfices juteux. L'auteure se montre souvent critique à l'égard de l'Etat américain, à juste titres semble-t-il aussi concernant opinion les JO à un moment où le pays croule sous les dettes. Les fermiers et les chômeurs manifestent pour obtenir de quoi manger et le gouvernement ne trouve rien de mieux que d'accueillir des jeux qui vont grever encore plus le déficit (p. 198).

Le talent de conteuse de Zoé Brisby fait le reste et on suit avec émotion le destin de cette jeune femme qui n'avait pas mérité une telle fatalité.

Une photo iconique de Jacques Henri Lartigue en noir et blanc est reproduite sur la couverture. Elle représente une très jolie baigneuse … très éloignée du caractère et du mode de vie de la jeune Peg, laquelle n'avait pas le temps de s'adonner au farniente sur une plage et qui n'en avait sans doute pas envie. 

Il n'en reste pas moins un roman touchant, qui est tout à fait dans le ton des confidences que nous fait Catherine Silhol dans La dernière conférence de presse de Vivien Leigh au théâtre du Poche Montparnasse depuis le 6 mars dernier.

L'actrice fait revivre cette époque qui n'a pas fini de nous faire tourner la tête. Je veux bien croire qu'une dame blanche se promène certains soirs sur la colline du mont Lee et qu'il s'agit peut-être du fantôme de Peg.
Hollywoodland de Zoe Brisby, éditions Albin Michel, en librairie depuis le 26 février 2025

mardi 18 mars 2025

L’art est dans la rue au Musée d’Orsay

À travers un ensemble exceptionnel de près de 300 œuvres, L’art est dans la rue interroge l’essor spectaculaire de l’affiche illustrée à Paris, dans la seconde moitié du XIX° siècle. Co-organisée en partenariat avec la BnF, l’exposition constitue une première à cette échelle en réunissant autant de réalisations marquantes des "Maîtres de l’affiche" que furent Bonnard, Chéret, Grasset, Mucha, Steinlen, Toulouse-Lautrec…

Signalé par la reconstitution à l’identique de la colonne Morris originale de 1868 par JC Decaux, et conçu -en six sections- comme une plongée saisissante dans l’univers visuel du Paris du XIX° siècle, le parcours retrace l’âge d’or de l’affiche artistique en analysant les mutations sociales et culturelles qui ont favorisé son développement.

Sitôt entré dans l’espace de l’exposition on est accueilli par l’affiche de La rue en 1896 par Théophile Alexandre Steinlen (1859-1923), imprimée chez Charles Verneau. Cette lithographie de 2,4 mètres sur 3 est saisissante en termes de format et de couleurs, et il est étonnant qu’elle ait pu si bien traverser le siècle.
Mise en situation des affiches pour l’enseigne À l’œil et pour le magasin Au bon diable

Sur le mur d’en face, on a replacé en situation une affiche d’un auteur anonyme A l’œil, on donne à l’œil de 1864, imprimée par Rouchon avec une autre destinée au magasin Au bon diable. Il s’agit de faire immédiatement comprendre au visiteur combien les affiches transforment le paysage urbain.

1 - L’affiche transforme la ville

La première salle est consacrée naturellement à l’apparition de l’affiche. D’abord de couleurs vives et caricaturales, le ton changera avec l’augmentation de la consommation. Pour le moment elles investissent le moindre espace vacant, partout où c’est possible et de façon désordonnée, sur les murs, les palissades, les arbres, les grilles et même les urinoirs.
Louis-Robert Carrier-Belleuse (1848-1913) L’étameur, 1882, huile sur toile 64,8 x 97,8 cm

Cette scène de rue rend compte du caractère polychrome et éphémère du décor créé par l’accumulation des affiches, façonnant comme l’a noté le critique d’art Roger Marx, un musée formé au hasard où le génial se heurte au médiocre.

C’est un phénomène de société. Le colleur d’affiches est un personnage emblématique d’un Paris de la Belle Époque. Leur nombre peut monter à 1800 pendant les périodes électorales. S’il le faut les êtres humains eux-mêmes se transforment en hommes-sandwichs pour capter à tout prix le regard des passants.
Un exemple d’autochrome en haut à gauche : de 9 x 12 cm de Georges Chevalier (1882-1967),
Paris place de la Bourse, 5 juin 1914

Peintures, dessins, estampes et photographies (comme ces autochromes qui proviennent des collections d’Albert Hahn) rendent compte de la prolifération des images, qui envahissent aussi le métropolitain comme nous le rappelle ce tableau d’Edouard Vuillard :
Edouard Vuillard (1868-1940) Le métro, la station Villiers, 1916
peinture à la colle réhaussée au pastel sur papier marouflé sur toile

En 1868 on avait chargé l’imprimeur Gabriel Morris de concevoir du mobilier urbain. Il invente la fameuse colonne en fonte vert foncé de 3,60 mètres de hauteur, de 1,15 mètre de diamètre. Malgré son éclectisme combinant plusieurs styles : antique, baroque et classique, elle est devenue aujourd’hui un des plus forts symboles des rues parisiennes avec son auvent hexagonal ponctué de têtes de lion sculptées en relief.
Étude de la colonne publicitaire à paris par Ilia Efimovitch Répine (1844-1930) mine graphite sur papier

2 - L’invention de l’affiche illustrée en couleurs

L’affiche officielle existait en France depuis 1539, lorsque François 1er prend la décision de faire afficher les ordonnances royales. Dès 1830 l’affiche devient un médium et on les voit apparaître d’abord au service de l’édition.

L’invention de la lithographie permettra des impressions en grand format et en couleurs pour promouvoir des magazines de nouveauté ou des spectacles. Il fallait pour cela disposer d’un outil adéquat, la presse lithographique manuelle, dont un exemplaire est installé au centre d’une salle.
Cet outil datant de 1890, principalement en acier, bois et bronze, a été mis au point par Jules-Albert Voirin (1963-1943). Reconnaissable par son moulinet en forme d’étoile à longues branches, qui lui valait d’être surnommée "la bête à cornes"  elle connut rapidement un grand succès. Elle permettait entre autres l’autorisation du mouillage de la pierre, de l’encrage et de l’entraînement du papier..

lundi 17 mars 2025

Rossignol à la langue pourrie interprétée par Agathe Quelquejay

Il y a de beaux et excellents spectacles. Mais il en existe de temps en temps qui relèvent de l’exceptionnel. Et qui vous marquent à jamais. Ne vous arrêtez pas au titre qui ne parle qu’aux connaisseurs.

Ni à l’affiche sombre comme le serait le visage d’un gosse des rues en pleine Commune et qui en fait est celui d'une petite fille sans abri, photographiée en Angleterre par Lee Jeffries.

Rossignol à la langue pourrie est un écrin dans lequel étincelle Agathe Quelquejay.

Je n’exagère pas le moins du monde. Je suis même en dessous de la vérité. Allez-y. Vous verrez que je dis vrai ! Vous entendrez que je n’ai pas menti. Cette langue magnifique claque comme un élastique et les choix musicaux sont totalement appropriés. D’abord Patrick Watson et le superbe morceau Lighthouse, (de l’album Adventures in your own backyard, 2012) puis Placebo … Chaque intermède musical permet autant à la comédienne de quitter un personnage pour rejoindre le suivant qu’à nous de reprendre notre souffle.

Nous sommes emportés dans le monde injuste des petites gens au cœur gonflé par des sentiments qui ne s’étaient pas dits. Alors forcément, ce sont les coups qui ont plu sur leurs carcasses.

Depuis, les mots se sont faufilés dans leur bouche écorchée. Ils expriment comme ils peuvent l’ampleur de leur souffrance et de leurs rêves aussi. Et dieu sait qu’ils étaient grands hier quand tout était encore envisageable. Aujourd’hui, je ne vais pas vous le cacher, la mort rôde qui sera probablement une délivrance mais il reste quelques minutes pour partager tout l'amour qui a fait leur embarras.

La mise en scène a été pensée avec justesse et intelligence par Guy Pierre Couleau dans une installation puissante et sobre de Laurent Schneegans invitant à un voyage en au-delà. Dans un monde d’hier qui affleure encore aujourd’hui parce que le malheur des faibles est universel. Les costumes sont déposés au sol, comme autant d’enveloppes à remplir. La dernière, dessinée par Delphine Capossela, est sculpturale à l’instar des statues qui se dressent dans les cimetières.

Agathe se glisse dans la peau et l’âme de six personnages qui ne sont plus en quête que de spectateurs.

C’est elle qui parle et nous qui haletons, dans un dialogue intérieur avec chaque héros retenu parmi la cohorte des invisibles mettant en place une symphonie en 6 mouvements. On en oublie que ce sont des poèmes en octosyllabes issus du recueil "Le Cœur populaireet que leur auteur Jehan-Rictus (1867-1933) est parti il y a presque un siècle. Les scolaires jurent à leur daron que sa syntaxe est fichtrement moderne et qu’il ferait bien lui aussi d’aller écouter ça : Ta "Vieille" : qu’alle est v’nue aujord’hui / Malgré la bouillasse et la puïe / Et malgré qu’ça soye loin … 
Ça se passe sous les voûtes de pierre de l’Essaion jusqu’au 1er avril. Après, il vous faudra aller au Théâtre du Balcon pendant le festival d’Avignon. Remarquez …. C’est un tel chef-d’œuvre que ça vaut le déplacement.

Rossignol à la langue pourrie de Jehan-Rictus
Mise en scène de Guy-Pierre Couleau
Avec Agathe Quelquejay
Lumière Laurent Schneegans
Costume final Delphine Capossela
Du 04 février au 01 avril 2025,
Les lundis à 21h et les mardis à 19h15
Au théâtre Essaion - 6, rue Pierre au Lard (à l'angle du 24 rue du Renard) - 75004 Paris
Réservations : 01 42 78 46 42

dimanche 16 mars 2025

Reine mère, un film de Manele Labidi

Reine mère avait été proposé par le Rex de Châtenay-Malabry le dimanche 8 mars dans le cadre du programme Femmes et cinéma.

Il commence sur une scène de baignade qui manifestement agace Mouna (Rim Monfort), pressée de renter à la maison avec sa mère (Camélia Jordana) tandis que résonnent les paroles de Minouche, la si jolie chanson de Rachid Taha en 2019 : 

Minouche, ma minouche
Pourquoi tu te fâches?
Ne prends pas la mouche
Ma jolie peau de vache.

Pour son second long-métrage, après le très remarqué Divan à Tunis, avec la même actrice principale, et abordant déjà le thème de la psychanalyse Manele Labidi installe ses personnages Porte de Vincennes. Bien que très attachés à leurs origines ils se sont parfaitement intégré dans un quartier qu'ils adorent et où ils ont fait une demande de logement social depuis déjà 7 ans. Car ils savent que leur appartement n'est qu'une solution provisoire.
Amel est un personnage haut en couleur. Elle a du tempérament, de l’ambition pour ses deux filles, une haute estime d’elle-même et forme avec Amor (Sofiane Zermaniun couple passionné et explosif. Malgré les difficultés financières elle compte bien ne pas quitter les beaux quartiers.
Mais la famille est bientôt menacée de perdre son appartement tandis que Mouna, l’aînée des deux filles, se met à avoir d’étranges visions de Charles Martel (Damien Bonnardaprès avoir appris qu’il avait arrêté les Arabes à Poitiers en 732… Amel n’a plus le choix : elle va devoir se réinventer !
Le film traite plusieurs thèmes en parallèle. La mère a une volonté farouche de faire grimper toute la famille dans l'échelle sociale. D'abord ses filles, et ce n'est pas un hasard si elle les a scolarisées à la Providence puisqu’elle n’est pas catholique mais elle en a saisi ce qu'elle pense être une opportunité, ce qui ne l'empêchera pas de faire l'erreur d'appliquer du henné sur les mains de Mouna. On l'entend régulièrement répéter à Mouna avant de la lâcher devant la porte de l'école : Je suis drôle, intelligente, belle (sous-entendu parce que je suis ta fille), équivalent à l’incantation de la mère (juive) de Roland dans le film Ma mère, Dieu et Sylvie Vartan

Elle se refuse longtemps à travailler à l'extérieur du foyer et ne s'y résoudra que pour des raisons financières graves. Mais elle n'accepte pas d'occuper une position qu'elle estime humiliante (tout en faisant très bien le travail demandé). Son refus de se plier au code est mal jugé par sa supérieure hiérarchique (Marie Rivière, très fine dans ce rôle) : T’es la fille d’un fermier qui se prend pour la reine d’Angleterre, lui reproche-t-elle parce qu'elle ne porte jamais sa blouse de service. La jalousie de cette femme est manifeste : Tu te la pètes quoi ? Ce qui est très réussi dans la direction d'acteurs c'est que Camélia Jordana est d'une dignité absolue en femme de ménage 

Elle a beau dire Ni je juge, ni je parle, le spectateur ressent la moindre de ses critiques. Et son franc-parler lui vaut bien des déboires, lourds de conséquences.

Les injonctions de la chef sont préoccupantes car Amel risque de perdre son travail. Et pour commencer elle est privée d'assister aux cours qu'elle suivait à l'université (sur son temps de repos). S'ajoutent à ces brimades le harcèlement dont sa fille Mouna est victime de la part de ses camarades malgré la sollicitude de son institutrice de CM2 (Clémentine Poidatz) qui peine à prononcer le mot "arabe" et qui a bien conscience de la responsabilité de l'institution scolaire puisque c'est suite à un cours d'histoire annonçant la victoire de Charles Martel contre les arabes à Poitiers que les ennuis ont commencé.

La pression scolaire combinée à la crainte de perdre "leur maison" va provoquer chez la jeune fille des symptômes psychiatriques se manifestant par des hallucinations. Charles Martel (Damien Bonnardva lui apparaitre, d'abord comme personnage maléfique, puis très vite comme allié.

Le film peine un peu à trouver une justesse de ton qui le rende crédible. Il me semble qu'une bascule positive s'opère avec la scène d'analyse du tableau Bataille de Poitiers, de Charles de Steuben (1837) qui figure dans tous les manuels et que la classe va admirer au musée. Le ridicule de la composition est décortiqué. Il est manifeste que cette "reconstitution", mille plus tard, est mensongère et excessive. Et que finalement les visions de l'enfant ne sont pas plus irréalistes que cette oeuvre.

Le roi va devenir cet ami imaginaire si essentiel pour protéger l'enfant dont l'enseignante fait un éloge émouvant aux parents : Laissez-lui son imaginaire signe de grande intelligence.

Le père (Sofiane Zermani) fait ce qu'il peut pour tenir le navire en se tuant à la tâche et en prenant grand soin de sa clientèle. Il y a de très jolis moments de partage familiaux comme le pique-nique sur les chantiers du père qui se répètent comme un rite. Mais, comme beaucoup d'hommes à cette époque (nous sommes en 1984) cet homme reste loin des contingences matérielles, incapable de donner le prix de 6 œufs.

La scène de maraboutage était inévitable. C'est un grand moment. La réalisatrice a fait la part belle à l'humour. Les moments passés entre copines sont très savoureux. L'apprentissage de la conduite automobile nous vaut des scènes d'anthologie. T’es loin d’être prête la prévient la directrice de l'auto-école (formidable Saadia Bentaïeb,  qui cofonda dans les années 1990 la compagnie Louis Brouillard avec Joël Pommerat, et que nous avons beaucoup vue au théâtre). Amel l’a déjà loupé 4 fois de suite, et ce n'est peut-être pas la dernière fois.

Il y a aussi beaucoup d'amour entre tous. Vous êtes mes p’tites sardines jure cette Maman au grand coeur. Kenza, la petite soeur, est attendrissante. Manele Labidi a utilisé des artifices astucieux pour construire une ambiance propice au rêve, filmant les acteurs à travers une brume, ou derrière  la buée d'une vitre de salle de bains.

Il faut, certes, adhérer au concept d'ami imaginaire, mais tout se tient. Y compris la jolie scène de danse en noir et blanc entre la mère et Martel (illustrant peut-être l'expression se mettre martel en tête). On comprend qu'Amel a pris le parti de sa fille, ce qui se concrétise dans la scène finale … que je vous laisse découvrir mais dont l'affiche donne un indice.

Voilà un second film qui confirme le talent de Manele Labidi dont on attend déjà le troisième film.

Reine mère, un film de Manele Labidi
Avec Camélia Jordana, Sofiane Zermani, Damien Bonnard, Rim Monfort, Marie Rivière, 
Clémentine Poidatz, Farida Rahouadj, Saadia Bentaïeb  …
En salles depuis le 12 mars 2025

samedi 15 mars 2025

Oblomov de LM Formentin d’après Ivan Gontcharov

Il y a des spectacles qui entrent en dialogue. Comme cet Oblomov qui, au théâtre Essaion, semble répondre à De la servitude volontaire (qu'un spectateur passionné pourra enchainer sans problème).

Rien de grandement étonnant puisque c'est LM Formentin qui a écrit les deux adaptations et Jacques Connort qui en signe les deux mises en scène.

Chaque représentation est complète mais il faut tenter sa chance. En général on parvient toujours à se caser sur les banquettes.

Oblomov est affalé sur son lit, un pied dans une cuvette, une serviette sur sa bouche alors que son majordome l'entreprend à propos sans doute de sujets importants mais dont on n'entend pas la teneur et qui peinent à retenir l'attention du jeune homme.
Il ne cessera de repousser les propositions et Zakhar a bien de la patience, admettant que Monsieur est comme il est et approuvant de voir la chose plus tard. Autant dire jamais.

On assiste à l'évolution de deux phénomènes bien connus en psychologie. D'une part le syndrome de Stockholm qui emprisonne le vieux domestique, ne pouvant qu'aller dans le sens qui lui est tracé, acceptant de reconnaitre que nous avons eu une bonne journée. Il a fait beau et de renoncer à le convaincre d'agir. Dors bien, fais de très beaux rêves lui souhaite-t-il et nous voyons dans cette soumission le possible espoir que demain sera un autre jour.

D'autre part la procrastination manifeste du jeune homme aimanté à son lit, écrasé par la vanité d'un monde dans lequel il se refuse à jouer : à quoi bon se lever, se laver, s’habiller ? A quoi bon travailler, aimer ? Son incapacité à agir rappelle la volonté de Bartleby de Melville de "ne pas".

Zakhar tente de le sortir de sa léthargie et de l'aider à prendre des décisions, avec toute la déférence qu'impose sa position sociale mais capitule, presque admiratif de sa différence qui pour lui a la pureté d’un enfant qui refuse le monde.

On se demande au fil de la soirée lequel est le plus mythomane des deux, ce qui est savoureux pour nous, spectateurs impuissants du naufrage.

Oblomov est un aristocrate russe dont la richesse se réduit à peau de chagrin. Derrière le vernis des apparences on le voit à sa robe de chambre élimée et au bas de pantalon discrètement étrange du serviteur.

Il faut aussi saluer le travail du scénographe qui est parvenu à restituer l'ambiance d'un appartement dans un espace restreint, sans porte ni fenêtre, instaurant une atmosphère un peu étouffante, à mi-chemin entre un château endormi et une grotte utérine.

La pièce a connu un beau succès au festival d’Avignon, l’été dernier, au Théâtre des vents. La jeunesse d'aujourd'hui, en plein malaise existentiel qu'on dit, depuis la pandémie et avec la montée des crises politiques mondiales que viennent aggraver les risques climatiques et écologiques, rongée d'appréhensions face à l'avenir, ne peut que se reconnaitre dans les doutes de ce anti-héros et tenter de trouver des réponses à son état d'esprit.

Le duo maitre-valet est superbement servi par deux acteurs qui jouent en connivence, faisant ressortir ce que le texte contient de rage et d'humour. Oblomov (1859) est 'oeuvre la plus connue de l'auteur russe Ivan Gontcharov (1812-1891). C'est un roman et l'adaptation de LM Formentin est très réussie. Il en a saisi l'essentiel en ne retenant que les deux personnages principaux.
La pièce offre ainsi l'opportunité d’interroger des thèmes qui touchent les jeunes comme les moins jeunes : la quête de sens, le refus du conformisme, la pression sociale, le besoin de ralentir dans une époque effrénée.

De multiples questions sont posées nous invitant à réfléchir. Faut-il voir dans la paresse d'Oblomov une simple procrastination ou un acte de résistance ? Peut-on vivre dans le repli sur soi ? Est-ce faire acte de courage que de dire non, et donc de désobéir ? Quel en sera le prix … ou le bénéfice ?
Oblomov de LM Formentin  d’après Ivan Gontcharov
Mise en scène : Jacques Connort 
Avec Yvan Varco et Alexandre Chapelon
Décors de Jean-Christophe Choblet
Costumes de Foin-Coffe
Du 15 février au 22 mars 2025
Les jeudis, vendredis et samedis à 21h 
Au théâtre Essaion - 6, rue Pierre au Lard (à l'angle du 24 rue du Renard) - 75004 Paris
Réservations : 01 42 78 46 42

vendredi 14 mars 2025

De la servitude volontaire de LM Formentin d’après La Boétie

Quelle bonne idée de scénographie que d’avoir installé un miroir sur toute la largeur du plateau ! Le décor est en lui-même une illustration du propos, nous invitant à nous regarder et à analyser la bêtise de nos comportements.

Jean-Paul Farré met ses talents au service d’un pamphlet éblouissant contre l’absolutisme. Pourquoi les hommes acceptent-ils la domination d’un seul ?

Après avoir été créée au festival d’Avignon, au Petit Louvre, à l’été 2023 De la servitude volontaire s’installe au Théâtre Essaion, toujours avec l’immense comédien qu’est Jean-Paul Farré.

L’idée n’est pas nouvelle. On doit cette réflexion à La Boétie qui dans son célèbre Discours sur la servitude volontaire s’en prend autant aux tyrans qu’aux peuples eux-mêmes.

LM Formentin a récrit le texte pour mieux nous reposer la question à propos de cette constante de l'Histoire qui veut que des millions d'hommes toujours se soumettent à un maître. On ne peut pas dire qu’elle ne soit pas d’actualité, aussi bien à l’Est qu’à l’Ouest.

Un tapis rouge traverse la scène de jardin à cour. Un long manteau pend à un crochet. Voilà le comédien qui descend l’escalier et que l’on surprend dans le miroir.
Il n’y a pas privilège plus grand que d’assister au lever du roi, prononce-t-il en majesté avec une diction exemplaire. Le roi en question est bien sûr notre bon Louis, si bien nommé le Roi-Soleil.

Prenant place sur le fauteuil, il ose le premier trait d’humour : Sur le plus beau trône du monde, on n’est jamais assis que sur son cul (…) Faire d’un tel objet de dégoût, un honneur… sérénissime défécation.

Commence alors la démonstration implacable de ce qu’il faut reconnaître comme la bêtise humaine. Travers des propos qui -mille fois hélas- font furieusement penser aux dernières annonces du président américain.

La démonstration de La Boétie n’a pas pris une ride, même si LM Formentin a entrepris de s’en emparer pour écrire un seul-en-scène qui est formidablement servi par Jean-Paul Farré, lequel n’a pas de piano pour nous dérider.

Se défendant de nous faire une leçon de morale, l’harangueur prétend parler tout seul (aux oiseaux et aux choses )… à son vieux manteau. Mais ses mots nous percent comme des flèches en particulier lorsqu’il dénonce la lâcheté des peuples et sous-entend que nous pourrions même éprouver une complice admiration à l’égard des tyrans.

Il va plus loin en nous donnant des clés pour comprendre ce comportement paradoxal qui veut que le faible se soumet tacitement au fort (on pourrait extrapoler dans les questions de harcèlement qui alimentent tant les débats quotidiens) en vertu notamment du principe illustré par le proverbe chinois du VII° siècle : Ne mords pas la main qui te nourrit.

Si nous sommes individuellement d’accord et pensons de concert nous n’agissons pas en nombre. Personne ne se risque au courage. Chacun attend tout de l’autre et rien ne se passe. Un homme tué en fait taire mille comme Machiavel l’avait si bien démontré.

Voilà pourquoi le tyran s’offre le droit de voler des millions de bouches, Il ne sera vaincu que par un autre tyran qui répétera le schéma.

Là où l’analyse est subtile c’est qu’elle pointe que la tyrannie s’alimente de ressentiment. Derrière la façade d’une force de caractère, les bourreaux sont dans l’incapacité à réfréner leurs instances, ce qui marque leur fragilité. Et pourtant ce n’est pas la privation de liberté qui déclenche les révolution mais toujours la misère.

Enfilant la veste après avoir rentré la chemise dans son pantalon, l’orateur se propose de nous faire entendre les tyrans. Le conformisme prépare à la tyrannie car la survie de la société prime sur tout en raison de l’attachement viscéral à la horde pour conjurer la peur de la solitude. C’est la fameuse injonction du pas de vague qui musèle la parole et pousse l’humanité à avancer sur un chemin tout tracé.

Il est vrai que la liberté peut faire peur. Être libre c’est vouloir, et vouloir c’est choisir. LM Formentin ne cherche pas à nous décourager mais à nous alerter. Comme nous en prévient le comédien avant de nous laisser à nos réflexions : L’histoire n’est pas finie. Elle regorge d’imagination. Où chacun de nous sera ?
Aurais-je moi seul plus de forces qu’un peuple tout entier ?
Il est amusant de constater quelques instants plus tard, car les deux spectacles se suivent, qu’Oblomov lui répond à sa manière … en demeurant dans son lit.

De la servitude volontaire de LM Formentin d’après l’œuvre éponyme d’Etienne de la Boétie
Mise en scène Jacques Connort
Avec Jean-Paul Farré
Décor de Jean-Christophe Choblet
Costume d’Isabelle Deffin
Musique de Raphael Elig
Lumières d’Arthur Deslandes
Du 5 février au 27 avril 2025
Les mercredis et jeudis à 19H, vendredis et samedis à 21H, dimanches à 18H
Au théâtre Essaion - 6, rue Pierre au Lard (à l'angle du 24 rue du Renard) - 75004 Paris
Réservations : 01 42 78 46 42

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