Si j'avais encore la possibilité de faire une chronique à la radio j'aurais programmé Un roman anglais aujourd'hui sur les ondes, le jour de sa sortie en librairie.
Je ne suis pas sûre que mes mots traduisent aussi bien que ne l'aurait fait ma voix l'émotion qu'il y a à lire un tel objet. Si on ne connait pas Stéphanie Hochet rien ne laisse supposer qu'il a été écrit à notre siècle.
Je l'ai abordé sans avoir lu le résumé, ce qui m'a permis d'éprouver les mêmes émotions qu'Anna. J'étais prévenue néanmoins par la citation en exergue que le livre a été inspiré de la vie de Virginia Woolf, ce qui franchement n'a strictement aucune importance pour goûter la douceur et la nostalgie qui émanent de ce roman.
Je veux bien croire qu'il était plus honnête de le signifier, intellectuellement parlant, mais n'allez surtout pas croire qu'il faille être érudit pour l'apprécier.
Stéphanie Hochet instaure un climat, une atmosphère ... inédite. Dès les premières lignes nous sommes transportés instantanément en 1917 dans le Sussex et nous ne nous éloignerons jamais d'Anna, la jeune épouse d'un horloger, s'apprêtant à recevoir chez elle une personne pour garder son enfant pendant les heures qu'elle doit consacrer à l'exercice de son métier.
Je ne vais pas moi-même résumer l'ouvrage autrement qu'en empruntant les mots au personnage principal qui le fait très bien : un jeune homme cardiaque entre chez vous, votre enfant l'apprécie et votre femme change, qu'en penser ? (page 136)
La jeune femme analyse chaque détail. Après tout c'est une déformation professionnelle. Habituée à peser les mots dans son travail de traductrice elle subit sans doute plus que d'autres le poids du tabou le plus extrême : front, armées, conflit, guerre (page 51) qui contraignent les gens à s'interroger à propos des contingences matérielles, devenues essentielles comme la nourriture et le chauffage. On sent combien le monde des émotions est habituellement mis à distance, et on se demande si la domination de ce que Stéphanie désigne comme la pensée de la survie ( page 26) fait plus de bien que de mal.
Elle pointe de manière très juste la place que les femmes ont prises dans l'économie pour remplacer les hommes partis au combat (page 23). Sans leurs mains et le cœur qu'elles ont mis à l'ouvrage, le corps de la patrie ne survivrait pas. Et je me rappelle l'excellent documentaire européen de Fabien Béziat et Hugues Nancy pour France 3, Elles étaient en guerre 1914/1918, diffusé en octobre dernier. Elle nous offre aussi des réflexions sans concession sur la condition sociale en Angleterre, qu'il s'agisse de l'opposition entre la bourgeoisie et les mineurs, comme entre les politiques et les soldats.
Le courrier de son cousin John comme celui qu'Anna adresse au ministre de la Guerre sont des modèles du genre. J'ai pensé à la fin de non recevoir que mon grand-père avait reçue quand il annonçait à son patron son retour du front et que celui-ci le remerciait des services rendus à la patrie tout en lui recommandant de rester chez lui parce qu'il avait donné son poste à son propre fils qui lui, avait échappé à la mobilisation.
Son regard sur l'éducation est également remarquable, surtout quand on le resitue dans le contexte. La découverte du "non" par le petit Jack (page 54) est parfaitement amenée. On est convié à son épanouissement dès lors qu'on laisse l'enfant prendre des initiatives et devenir un petit être débrouillard. (page 61)
On découvre de très belles pages sur l'accès d'un enfant à la poésie. Et si je regrette que les poèmes d'Emily Dickinson (page 104) ne soient pas traduits il me semble finalement que ce soit une excellente façon de nous placer dans la position de l'enfant, trop jeune pour comprendre, mais attrapant du sens, digérant les informations. (page 69)
J'ai apprécié cette référence, qui faisait écho à l'une des oeuvres de Karolina Krasouli découverte au Salon de Montrouge avant-hier. L'artiste peint à l'aquarelle des intérieurs d'enveloppes déchirées, faisant penser aux correspondances claustrées de la poétesse.
Stéphanie Hochet analyse sutout le parcours singulier d'Anna en alternant des phrases longues, très étendues, avec d'autres plus brèves où les mots sonnent dans une forme de précipitation. Elle aurait pu titrer Qui est Anna Whig ? En effet elle interroge jusqu'au bout cette question existentielle avec subtilité, encore et encore, même en racontant (page 122) une improbable scène de séduction en pleine rue.
Le récit est au présent, ce qui rend les évènements plus proches, même si on en connaît l'issue. Pas besoin d'une grande culture pour savoir la fin tragique de Virginia, et je ne spolie rien à le signaler car on la sent pleinement vivante.
Anna admire son mari. Mais elle développe progressivement une immense confiance en George qui est rassurant, et fait preuve d'une forte capacité d'écoute. Être perçue comme un être pensant (page 68) cela nous semble quasi naturel mais c'était sans doute singulier dans une Angleterre où les femmes n'avaient pas encore le droit de vote.
On remarque le poids des rituels comme si cela protégerait du danger... On voit bien s'infiltrer le poison dans une scène où l'enfant maladroit distribue les tasses de thé en suivant les inclinaisons de son cœur et non les règles de la bienséance.
La jeune femme semble aux prises avec des démons : Personne pour me mettre à l'abri de moi même (page 88), surtout quand rêver est un luxe (page 99). L'image de George se décalque lentement sur celle de John. Progressivement on note le balancier se déplacer vers un nouvel équilibre, pour prendre un vocabulaire du lexique de l'horlogerie.
Le récit s'achève dans le Warwickshire, non loin de Stratford-sur-Avon où la fin se profile inexorablement : prendre le chemin des disparus. Je vais enfin savoir ce qui leur arrive. (page 153)
Née en 1975, Stéphanie Hochet est écrivain et critique. Elle a publié son premier roman, Moutarde douce (Robert Laffont) à l’âge de 26 ans, puis chez d'autres éditeurs Le Néant de Léon (2003), L’apocalypse selon Embrun (2004), Les Infernales (2005), Je ne connais pas ma force (2007), Combat de l’amour et de la faim (Prix Lilas 2009), La distribution des lumières (Prix Thyde Monnier de la Société des Gens de Lettres 2010 ), Les Éphémérides (2012), Sang d'encre ...
J'avais lu et beaucoup apprécié il y a quelques mois son premier essai, Éloge du chat . Elle sera le 31 mai au Salon du livre d'Asnières.
Un roman anglais de Stéphanie Hochet, éditions Rivages, le 6 mai en librairie
Je l'ai abordé sans avoir lu le résumé, ce qui m'a permis d'éprouver les mêmes émotions qu'Anna. J'étais prévenue néanmoins par la citation en exergue que le livre a été inspiré de la vie de Virginia Woolf, ce qui franchement n'a strictement aucune importance pour goûter la douceur et la nostalgie qui émanent de ce roman.
Je veux bien croire qu'il était plus honnête de le signifier, intellectuellement parlant, mais n'allez surtout pas croire qu'il faille être érudit pour l'apprécier.
Stéphanie Hochet instaure un climat, une atmosphère ... inédite. Dès les premières lignes nous sommes transportés instantanément en 1917 dans le Sussex et nous ne nous éloignerons jamais d'Anna, la jeune épouse d'un horloger, s'apprêtant à recevoir chez elle une personne pour garder son enfant pendant les heures qu'elle doit consacrer à l'exercice de son métier.
Je ne vais pas moi-même résumer l'ouvrage autrement qu'en empruntant les mots au personnage principal qui le fait très bien : un jeune homme cardiaque entre chez vous, votre enfant l'apprécie et votre femme change, qu'en penser ? (page 136)
La jeune femme analyse chaque détail. Après tout c'est une déformation professionnelle. Habituée à peser les mots dans son travail de traductrice elle subit sans doute plus que d'autres le poids du tabou le plus extrême : front, armées, conflit, guerre (page 51) qui contraignent les gens à s'interroger à propos des contingences matérielles, devenues essentielles comme la nourriture et le chauffage. On sent combien le monde des émotions est habituellement mis à distance, et on se demande si la domination de ce que Stéphanie désigne comme la pensée de la survie ( page 26) fait plus de bien que de mal.
Elle pointe de manière très juste la place que les femmes ont prises dans l'économie pour remplacer les hommes partis au combat (page 23). Sans leurs mains et le cœur qu'elles ont mis à l'ouvrage, le corps de la patrie ne survivrait pas. Et je me rappelle l'excellent documentaire européen de Fabien Béziat et Hugues Nancy pour France 3, Elles étaient en guerre 1914/1918, diffusé en octobre dernier. Elle nous offre aussi des réflexions sans concession sur la condition sociale en Angleterre, qu'il s'agisse de l'opposition entre la bourgeoisie et les mineurs, comme entre les politiques et les soldats.
Le courrier de son cousin John comme celui qu'Anna adresse au ministre de la Guerre sont des modèles du genre. J'ai pensé à la fin de non recevoir que mon grand-père avait reçue quand il annonçait à son patron son retour du front et que celui-ci le remerciait des services rendus à la patrie tout en lui recommandant de rester chez lui parce qu'il avait donné son poste à son propre fils qui lui, avait échappé à la mobilisation.
Son regard sur l'éducation est également remarquable, surtout quand on le resitue dans le contexte. La découverte du "non" par le petit Jack (page 54) est parfaitement amenée. On est convié à son épanouissement dès lors qu'on laisse l'enfant prendre des initiatives et devenir un petit être débrouillard. (page 61)
On découvre de très belles pages sur l'accès d'un enfant à la poésie. Et si je regrette que les poèmes d'Emily Dickinson (page 104) ne soient pas traduits il me semble finalement que ce soit une excellente façon de nous placer dans la position de l'enfant, trop jeune pour comprendre, mais attrapant du sens, digérant les informations. (page 69)
J'ai apprécié cette référence, qui faisait écho à l'une des oeuvres de Karolina Krasouli découverte au Salon de Montrouge avant-hier. L'artiste peint à l'aquarelle des intérieurs d'enveloppes déchirées, faisant penser aux correspondances claustrées de la poétesse.
Stéphanie Hochet analyse sutout le parcours singulier d'Anna en alternant des phrases longues, très étendues, avec d'autres plus brèves où les mots sonnent dans une forme de précipitation. Elle aurait pu titrer Qui est Anna Whig ? En effet elle interroge jusqu'au bout cette question existentielle avec subtilité, encore et encore, même en racontant (page 122) une improbable scène de séduction en pleine rue.
Anna admire son mari. Mais elle développe progressivement une immense confiance en George qui est rassurant, et fait preuve d'une forte capacité d'écoute. Être perçue comme un être pensant (page 68) cela nous semble quasi naturel mais c'était sans doute singulier dans une Angleterre où les femmes n'avaient pas encore le droit de vote.
On remarque le poids des rituels comme si cela protégerait du danger... On voit bien s'infiltrer le poison dans une scène où l'enfant maladroit distribue les tasses de thé en suivant les inclinaisons de son cœur et non les règles de la bienséance.
La jeune femme semble aux prises avec des démons : Personne pour me mettre à l'abri de moi même (page 88), surtout quand rêver est un luxe (page 99). L'image de George se décalque lentement sur celle de John. Progressivement on note le balancier se déplacer vers un nouvel équilibre, pour prendre un vocabulaire du lexique de l'horlogerie.
Le récit s'achève dans le Warwickshire, non loin de Stratford-sur-Avon où la fin se profile inexorablement : prendre le chemin des disparus. Je vais enfin savoir ce qui leur arrive. (page 153)
Née en 1975, Stéphanie Hochet est écrivain et critique. Elle a publié son premier roman, Moutarde douce (Robert Laffont) à l’âge de 26 ans, puis chez d'autres éditeurs Le Néant de Léon (2003), L’apocalypse selon Embrun (2004), Les Infernales (2005), Je ne connais pas ma force (2007), Combat de l’amour et de la faim (Prix Lilas 2009), La distribution des lumières (Prix Thyde Monnier de la Société des Gens de Lettres 2010 ), Les Éphémérides (2012), Sang d'encre ...
J'avais lu et beaucoup apprécié il y a quelques mois son premier essai, Éloge du chat . Elle sera le 31 mai au Salon du livre d'Asnières.
1 commentaire:
J'apprécie cette façon d'aborder un livre, sans esbroufe, sans cynisme, sans brouillage hyper-laudatif ou subtilement méprisant, où le/la critique cherche surtout à se faire mousser.
Ici, on prend la peine de parler vraiment du livre, de ses personnages, de son tempo...J'en suis heureuse pour "Un roman anglais". Pierrette Fleutiaux
Enregistrer un commentaire