Vous allez penser qu’il faut une énorme dose d’inconscience ou d’insensibilité pour se plonger dans le livre de Caroline Vié en sortant d’un enterrement. J’avais reçu le livre avant de vivre le dernier épisode d’une lourde saga familiale. La paire de charentaises de la couverture me faisait de l’œil depuis quelques jours sur ma table de chevet. Je me suis emparée du bouquin alors que j’avais le moral … précisément dans les chaussettes. Un peu de plus …comme on dit …
Libre à vous de me croire mais loin de me plomber davantage je dois dire que ce roman (car c’en est bien un) m’a plutôt requinquée. C’était trop bien écrit pour que je boude le plaisir à dévorer les aventures de ces mamies que l’on croirait directement décalquées de celles de Faizant, si vous voyez ce que je veux dire.
Cela m'a donné envie de me replonger dans "Les vieilles dames. L’intégrale", publié chez Michel Lafon en octobre 2013 pour retrouver la plume acérée de Jacques Faizant. Ses rombières bcbg sont intentionnellement odieuses quand les personnages de Caroline Vié ne doivent qu'à la maladie leurs mots d'humeur qui fusent en traits d'humour ... quoique leur fort tempérament n'arrange sans doute pas les choses.
Elles s’appellent Lachésis, Clotho et Morta, comme les Trois Parques. Elles filent leurs propres vies, entre joies familiales et blessures d’adultère. De génération en génération, surtout, elles se transmettent le même rouet, la même malédiction : l’oubli, la folie, la perte de soi – ce que l’on appelle aujourd’hui Alzheimer. Clotho a dû enfermer Lachésis. Morta, la narratrice, sait qu’un jour elle devra à son tour enfermer Clotho. De mère en fille, le même amour, la même impuissance.
Caroline s’est inspirée des drames qui ont ponctué sa vie de famille (sa mère et sa grand-mère ont été touchées et son père a été souffrant) mais elle a su en extraire tout le potentiel drôlatique et il est immense. Elle a courageusement tricoté ses souvenirs avec ses angoisses assaisonnées de métaphores empruntées au monde des contes. La malédiction se transmet par la quenouille et le rouet. Elle a un nom : Alzheimer, et sa menace est sans doute génétique.
J’y ai retrouvé des épreuves que j’ai moi aussi traversées. Accompagner un de ses proches en maison de retraite est une étape tout bonnement surréaliste. La première à laquelle on fait confiance (bien obligée !) ne fut pas davantage une réussite pour ma mère que pour sa Mémé. Pour moi aussi le sol s’est ouvert un jour sous mes pieds, laissant apparaitre un enfer que je ne soupçonnais pas (… réalisant que ma mère était devenue) un enfant abandonné dans un pensionnat pour vieillardes (p. 51).
Il existe néanmoins des endroits où le personnel est vraiment digne de louanges. Ce sont malgré tout des mouroirs plus ou moins luxueux, même si on s'y exprime en projet de vie. Cela reste compliqué quand ce qu’on redoute le plus devient une réalité. Et je conseille au passage de varier les horaires des visites. C’est très instructif de débarquer à l’improviste.
L'auteur décrit bien les processus et les étapes de la démence sénile, car derrière la dénomination Alzheimer se profilent plusieurs pathologies. J'ai comme elle suivi une formation pour accompagnants. Je dois dire que ce que j'y ai appris m'a beaucoup aidée à comprendre le processus et à anticiper les difficultés. Moi aussi j’ai pressenti l’irréversibilité de la catastrophe en constatant le régime des parents à base de produits périmés depuis des lustres et de surgelés ayant oublié jusqu’à la notion de chaîne du froid (p. 100). Et le verdict a été confirmé pour nous également, quand la solution "maintien à domicile avec auxiliaire de vie" s’est révélée totalement inopérante.
On sait ce que c’est que perdre la tête, dans la famille de Caroline. On a même une expression idoine : être cuit aux patates. (p. 142). Je ne connais qu'une voie pour supporter ce qui est de l'ordre de l'intolérable, se décentrer. Pour Caroline l’humour, noir faut-il encore le préciser, agit comme contrepoint. Ma défense fut l’écriture. Je prenais en notes les délires de ma mère pour parvenir à en évacuer le potentiel dramatique, sans penser que je transformerais peut-être un jour ce matériau. Les pires moments coïncident avec les instants de lucidité, fugaces mais ô combien douloureux, du malade qui réalise son état de déchéance.
Caroline Vié traque la terreur de se perdre dans ses pensées. Elle aborde la question du secret. Il me semble que cette maladie fait sauter certains blocages. Elle découvre que sa mère rêvait de devenir danseuse étoile en la voyant guetter chaque jour le facteur, persuadée qu'il va lui apporter un contrat pour l’Opéra de Paris. La mienne cherchait à se libérer d'une tragédie vécue pendant la seconde Guerre mondiale, je n'ai jamais compris laquelle.
Ce roman est écrit avec des mots justes. Le trait est un tout petit peu forcé, juste assez pour qu’on s’estime heureux de ne pas vivre une réalité aussi dramatique que celle qu'on a sous les yeux. La fatalité dont l’angoisse n’est qu’un avant-goût (p. 186). Elle exprime en quoi connaitre l’avenir ne limite pas la casse.
Ce livre est une vraie distraction tout en représentant une mise en garde bien plus juste qu’il n’y parait. C’est cyniquement drôle. Je me suis même surprise à rire de bon cœur, avec un peu de honte quand je me rendais compte que je n'avais pas connu le pire.
Le titre du roman est directement inspiré de Independence Day, le film catastrophe de Roland Emmerich pour décrire ce qui est ici une catastrophe intime qui se termine dans une fin libre et plutôt rassurante qui vous surprendra, sans verser dans un happy end qui aurait été incompréhensible.
Caroline Vié est l’auteur de Brioche (JC Lattès, 2012). Journaliste de cinéma, elle a longtemps participé à l’émission de Canal +, "Le Cercle", et travaille actuellement au quotidien 20 minutes. Dépendance Day est son deuxième roman. Elle écrit actuellement son troisième, une comédie sur le deuil et le renoncement, qui s'annonce encore plus radical et grinçant. On a hâte de la lire.
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