Comme elle l’imagine est le second roman de Stéphanie Dupays, paru au Mercure de France. Le titre m’est familier et pour cause. J’y pressens un hommage à Véronique Sanson (qui chantait Comme je l'imagine en 1972). Je ne vais pas cesser de m'apercevoir en miroir dans le personnage de Laure.
J’ai vécu comme elle dans le XIV ème arrondissement ; j’ai régulièrement levé les yeux sur la fabuleuse bibliothèque de l’immeuble Art déco de la rue Guynemer (p.25) ; j’ai longtemps conservé le sac en papier jaune et noir de la pâtisserie japonaise Toraya installée rue Saint Florentin (p.42) ; je ne compte pas les soirées où je me suis attardée au Zimmer place du Châtelet ; il m’arrive de m’habiller comme dans les films ... et surtout je confesse une addiction aux réseaux sociaux, même si elle est moins pathologique que celle du personnage et que je justifie mon comportement par une nécessité professionnelle.
Une bribe de conversation me percute alors que j'écris le brouillon de cette chronique dans le train. On se connaît ? interroge une jeune liane en scrollant l’écran de son téléphone. Va savoir ... lui répond sa voisine, cherchant son pseudo dans son répertoire.
J’ignore totalement si les héros de Stephanie Dupays sont à ce point devenus "ordinaires" ou s’ils se situent encore à la marge. Admettons - pour vous rassurer- qu’il y ait une part d’anticipation dans le scénario développé par l’auteure. Il n’empêche que j’y vois une mise en garde extrêmement utile et une analyse très fine des dérives qui guettent tout facebookien au troisième clic. N'en déplaise aux lecteurs, dont les vies sont sans doute plus équilibrées et surtout plus heureuses (on pourrait aller jusqu’à les qualifier de "rangées" ) et qui n'ont jamais guetté une pastille verte sur leur écran ... ni cherché à décoder un selfie "à message crypté". Je présume qu'ils seront imperméables à ce livre.
Je peux dire que cette lecture m’a tourneboulée. La troisième citation placée en exergue aurait de quoi faire rire si elle n’était pas si pertinente. L’eau de rose n’est plus dévolue à des oies blanches assoiffées de romantisme. La timeline de Facebook est un miroir aux alouettes sur lequel viennent s’écrabouiller des petits coeurs en manque de tendresse. Et qui comme Laure ne réclament que bien peu de choses. Une attention. De la proximité. Une réactivité (certes la plus instantanée possible).
Je suis vigilante à ne pas spolier l’issue d’un roman. Ici c’est le coup de théâtre du premier chapitre qu’il faut protéger.
Stéphanie Dupays a parfaitement analysé les (nouveaux) comportements sociaux et amoureux engendrés par l'utilisation massive des réseaux dits de communication. Elle pointe les proliférations des RIP sur les murs et l'émotion malsaine qui s'ensuit et dont j’essaie de me prémunir. Je crois bien d'ailleurs avoir découvert cette expression RIP sur mon smartphone. J'abhorre "Bonne continuation" que je décrypte va te faire ... et j'apprends (moi aussi) le sens de BAV, bien à vous (p.37), et même celui de IRL alors que je sais pertinemment ce qu'est la vraie vie sans avoir jamais rapproché les deux.
Nous employons une novlangue en constante évolution. On dit se parler alors qu'on écrit et dès qu'on commence à chercher le sens caché on devient linguiste (ou sémiologue). Et surtout la mauvaise maîtrise de la langue rend ainsi les gens stupides et dépendants. Ils deviennent des sujets aisément manipulables par les médias de masse.
On ne peut qu'être d'accord avec l'auteure. Roland Barthes aurait de toute évidence fait une mythologie du smartphone (cela existe peut-être) qui soit-disant libère de l'incertitude et devient instrument de torture.
Il n'y a pas longtemps que nous ne regardons plus le ciel en nous réveillant, mais cet écran en quête de notifications avant même de poser le pied par terre, le droit ou le gauche. Si vous vous reconnaissez dans ce portrait soyez conscient de votre addiction !
Elle a raison de le souligner : une lettre reliait deux êtres malgré la distance qui les séparait (p.19). Le web fait davantage en abolissant aussi la distance sociale et émotive. Le numérique a bouleversé les règles de ce jeu délicat qu'est le flirt (et probablement que le mouvement n'est pas terminé) en instaurant une nouvelle temporalité.
Fb autorise (encourage) le voyeurisme tout autant que l'exhibitionnisme. Il faudrait inventer un nouveau terme qui serait un équivalent au sado-maso pour signifier la combinaison entre les deux travers. Alors que je lisais ce livre je remarquais les publications d'un célèbre critique littéraire en goguette à Cannes. Je me suis retenue de commenter ses clichés de robes rouges, qu'il rêvait manifestement de mettre au tapis. Car si nous sommes "amis" sur FB après avoir échangé quelques mots à une conférence de presse, je ne me considère pas comme suffisamment proche pour me permettre cette familiarité. Je n'oublie jamais que ce qui est virtuel ce n'est pas la personne mais le contenu de la relation, pourtant s'exprime avec de vrais mots, donc de manière concrète.
Quant aux algorithmes de suggestion d'ajout d'amis (p. 29), mystérieux (pour nous) je crois être assez forte pour n'y pas céder .... même si, je peux l'avouer, il m'est arrivé de taper un nom sur un moteur de recherche (et même le mien ce qui m'a permis de me découvrir un double ... que j'ai rencontrée et que j'apprécie). Plus le nombre d'amis est mesuré plus il est probable que ces contacts "virtuels" soient des amis réels ou des connaissances plus ou moins lointaines.
Laure est une littéraire et pour elle la littérature a aussi une fonction de garde-fou la protégeant d'une surexposition aux écrans. Je découvre l'expression "humanités numériques" (p.24) et je parie que ce terme pourrait bien être (ou devenir) un intitulé d'unité de valeur d'une formation diplômante.
Stéphanie Dupays pointe l'ancrage d'un souvenir sur, non pas une saveur (comme le faisait Proust) mais sur une musique. Elle a pris le risque de ne pas joindre de play-list ou d’accorder à des notes de bas de page la fonction d’éclairer ceux dont l’adolescence se situe postérieurement aux grands tubes de Véronique Sanson. Ses références me touchent. A Perfect Day de Lou Reed est une chanson sublime (p.18) comme en témoignent les multiples utilisations en bande son au théâtre.
Si vous ne la connaissez pas, écoutez Take this waltz de Léonard Cohen (enregistrée pour la première fois sur son album de 1988, intitulé I'm Your Man alors que sa voix était rauque, mais beaucoup moins) dont j'ajouterai pour ceux qui ne le sauraient pas que cette chanson est la traduction d'un poème du poète espagnol Federico García Lorca, Pequeño vals vienés (Petite valse viennoise).
Il y a de nombreuses références musicales dont il faut entendre le sous-texte : Envole-moi de Goldman, album Non homologué (p.30). L'autreuere reprend à son compte les paroles de Fanny Ardant (La femme d'à coté) : j'écume uniquement les chansons, parce qu'elles disent la vérité, plus elles sont bêtes, plus elles sont vraies (p.30). Ce que Marcel Proust exprimait en termes plus élégants : parlant de la mauvaise musique : sa place, nulle dans l'histoire de l'art, est immense dans l'histoire sentimentale des sociétés (p.31).
Les deux personnages de Laure et de Vincent sont différemment intéressants mais tous deux méritent qu'on s'y arrête. Cet homme a des doutes sur sa légitimité (p.31), ce que Laure a la finesse d'analyser : il y avait une table en Formica dans la cuisine de vos parents ? (...) cette impression de ne jamais être tout à fait à sa place qui touche les enfants des classes moyennes quels que soient leurs accomplissements, leurs réussites, j'appelle ça le complexe du Formica.
Nous sommes proches du constat d'Annie Ernaux dans ses romans. Ajoutons (p.32) la violence au travail, aux rapports sociaux en entreprise (donc au sujet du premier roman de Stéphanie Dupays) et nous découvrons un roman qui a nettement une portée sociologique.
Laure poste sous sa véritable identité Laure Vermont, (on notera que Vincent Fontaine fait de même) et elle baisse la garde au fil des échanges se poursuivant parfois jusque vers 3 heures du matin parce que les mots ouvrent une brèche dans les forteresses qu'on a édifiées autour de nous (p.33).
Ils échangeront 1284 messages en moins de 3 mois. Un tel volume lutte contre le silence infernal de la solitude autant qu'il l'exacerbe, transformant les protagonistes en joueurs de casino.
Laure, intelligente, demeure lucide mais elle est prise dans quelque chose qui est de l'ordre du sortilège. Elle est accrochée, cela vire à l'obsession. Elle passe à la vitesse supérieure, investit dans une séance photo avec un professionnel. Malgré la centaine de likes suscités par son nouveau profil le sentiment de solitude reste douloureux.
Vincent l'a pourtant prévenue (p.45) : je ne tombe plus amoureux (...) je n'ai plus rien à donner (...) . La jeune femme sait qu'elle devrait fuir, mais à l'instar de Lydia dans le film de Louis Malle, le Feu Follet, elle se porte volontaire : vous il vous faut une femme qui ne vous lâche pas d'une semelle. Autrement vous êtes triste et vous faites n'importe quoi.
Comme s'il suffisait d'attendre le kaïros, comme disaient les grecs, le moment opportun où le vent tournerait en sa faveur ... c'est exactement le mode de pensée de quelqu'un qui a une addiction aux jeux d'argent, alors que la jeune femme, spécialiste de sémantique, ne se méfie pas. Facebook est un gigantesque terrain à déchiffrer (p.40). Elle est persuadée de maitriser la situation en postant des réflexions construites, qui provoquent des commentaires ... et en partageant ses enthousiasmes avec une vive intelligence de pensée.
La connivence entre cet homme et cette femme est devenue une évidence alors que j'aurais envie de détourner les paroles de Montaigne (celui là même qui est invoqué p. 23 pour cautioner la fatalité de leur rencontre : nous nous cherchions avant de nous être vus) en prévenant que "signes sans contexte ne sont que ruine de l'âme".
On pourrait estimer que Stéphanie Dupays fait preuve de conformisme en organisant leur face à face. Pourtant quoi de plus normal que de souhaiter rencontrer celui avec qui on se sent en affinité épistolaire ? On notera à cet égard qu'ils reviennent au vouvoiement ...
Plus tard Laure comprendra la nécessité d'une cure de désintoxication, s'enfuira chez ses parents, et à peine remise plongera dans une autre addiction avec (si semblable à Tinder).
Je vous encourage à lire ce roman avec honnêteté. Il s'agit de Vincent et de Laure mais cela pourrait être vous ... et je me suis interrogée depuis longtemps, bien avant de l'avoir entre les mains, sur ce que Proust aurait écrit s'il avait baigné dans ce mode de communication.
Stéphanie Dupays a presque une fonction de lanceuse d'alerte. A travers l'anecdote de l'aide sur le document en Espagne (chapitre 17) on mesurera combien on est manipulable (influençable ?) quand on a soif de reconnaissance et de sentiments. Les réseaux sociaux facilitent les choses en faisant tomber les barrières, et pas seulement dans le domaine amoureux. On n'oserait pas sonner chez son voisin de pallier pour lui demander la relecture d'un manuscrit mais solliciter l'ami d'un ami, il y en a qui le font (et je parle en connaissance de cause ... en me disant qu'il faudrait élever des barrières pour se protéger des UV du net).
Ensuite, à la fin du mois de juillet, vous pourrez faire le parallèle avec 303, un road-movie amoureux réalisé par Hans Weingartner le temps d'un voyage allant d’Allemagne au Portugal, en passant par la Belgique, la France et l'Espagne. Même si les paysages sont plutôt bucoliques ce ne sont pas eux qui font l’intérêt de ce film mais la confrontation entre les points de vue, radicalement opposés, de deux jeunes adultes (qui eux à l’inverse du mythique 303 sont bien de notre époque) sur différents sujets tels que l’écologie, l’économie, le pouvoir, l’individu, l’amour, la fidélité…
Leur relation s'élabore dans un rapport au temps qui est à l'opposé de Tinder même si leur rencontre est soudaine. A l'inverse de Laure et Vincent, Jure et Jan ne sont jamais en représentation. Ils ne s'expriment pas sur une scène ouverte mais dans une intimité devenue rare, et qu'il faut préserver. Ce film sort sur les écrans le 25 juillet et il sera l'objet de ma dernière chronique MC'aime sur Needradio le 30 juin.
J’ai vécu comme elle dans le XIV ème arrondissement ; j’ai régulièrement levé les yeux sur la fabuleuse bibliothèque de l’immeuble Art déco de la rue Guynemer (p.25) ; j’ai longtemps conservé le sac en papier jaune et noir de la pâtisserie japonaise Toraya installée rue Saint Florentin (p.42) ; je ne compte pas les soirées où je me suis attardée au Zimmer place du Châtelet ; il m’arrive de m’habiller comme dans les films ... et surtout je confesse une addiction aux réseaux sociaux, même si elle est moins pathologique que celle du personnage et que je justifie mon comportement par une nécessité professionnelle.
Une bribe de conversation me percute alors que j'écris le brouillon de cette chronique dans le train. On se connaît ? interroge une jeune liane en scrollant l’écran de son téléphone. Va savoir ... lui répond sa voisine, cherchant son pseudo dans son répertoire.
J’ignore totalement si les héros de Stephanie Dupays sont à ce point devenus "ordinaires" ou s’ils se situent encore à la marge. Admettons - pour vous rassurer- qu’il y ait une part d’anticipation dans le scénario développé par l’auteure. Il n’empêche que j’y vois une mise en garde extrêmement utile et une analyse très fine des dérives qui guettent tout facebookien au troisième clic. N'en déplaise aux lecteurs, dont les vies sont sans doute plus équilibrées et surtout plus heureuses (on pourrait aller jusqu’à les qualifier de "rangées" ) et qui n'ont jamais guetté une pastille verte sur leur écran ... ni cherché à décoder un selfie "à message crypté". Je présume qu'ils seront imperméables à ce livre.
Je peux dire que cette lecture m’a tourneboulée. La troisième citation placée en exergue aurait de quoi faire rire si elle n’était pas si pertinente. L’eau de rose n’est plus dévolue à des oies blanches assoiffées de romantisme. La timeline de Facebook est un miroir aux alouettes sur lequel viennent s’écrabouiller des petits coeurs en manque de tendresse. Et qui comme Laure ne réclament que bien peu de choses. Une attention. De la proximité. Une réactivité (certes la plus instantanée possible).
Vous conviendrez néanmoins que toute femme (surtout si elle est intelligente, donc forte et à priori "raisonnable") baisserait elle aussi la garde si un homme, invoquant ses "urgences émotives" la désignait comme "sa" rêveuse ou "sa" délicieuse. Vincent maitrise l'art de cette dialectique.
Je suis vigilante à ne pas spolier l’issue d’un roman. Ici c’est le coup de théâtre du premier chapitre qu’il faut protéger.
Stéphanie Dupays a parfaitement analysé les (nouveaux) comportements sociaux et amoureux engendrés par l'utilisation massive des réseaux dits de communication. Elle pointe les proliférations des RIP sur les murs et l'émotion malsaine qui s'ensuit et dont j’essaie de me prémunir. Je crois bien d'ailleurs avoir découvert cette expression RIP sur mon smartphone. J'abhorre "Bonne continuation" que je décrypte va te faire ... et j'apprends (moi aussi) le sens de BAV, bien à vous (p.37), et même celui de IRL alors que je sais pertinemment ce qu'est la vraie vie sans avoir jamais rapproché les deux.
Nous employons une novlangue en constante évolution. On dit se parler alors qu'on écrit et dès qu'on commence à chercher le sens caché on devient linguiste (ou sémiologue). Et surtout la mauvaise maîtrise de la langue rend ainsi les gens stupides et dépendants. Ils deviennent des sujets aisément manipulables par les médias de masse.
On ne peut qu'être d'accord avec l'auteure. Roland Barthes aurait de toute évidence fait une mythologie du smartphone (cela existe peut-être) qui soit-disant libère de l'incertitude et devient instrument de torture.
Il n'y a pas longtemps que nous ne regardons plus le ciel en nous réveillant, mais cet écran en quête de notifications avant même de poser le pied par terre, le droit ou le gauche. Si vous vous reconnaissez dans ce portrait soyez conscient de votre addiction !
Elle a raison de le souligner : une lettre reliait deux êtres malgré la distance qui les séparait (p.19). Le web fait davantage en abolissant aussi la distance sociale et émotive. Le numérique a bouleversé les règles de ce jeu délicat qu'est le flirt (et probablement que le mouvement n'est pas terminé) en instaurant une nouvelle temporalité.
Fb autorise (encourage) le voyeurisme tout autant que l'exhibitionnisme. Il faudrait inventer un nouveau terme qui serait un équivalent au sado-maso pour signifier la combinaison entre les deux travers. Alors que je lisais ce livre je remarquais les publications d'un célèbre critique littéraire en goguette à Cannes. Je me suis retenue de commenter ses clichés de robes rouges, qu'il rêvait manifestement de mettre au tapis. Car si nous sommes "amis" sur FB après avoir échangé quelques mots à une conférence de presse, je ne me considère pas comme suffisamment proche pour me permettre cette familiarité. Je n'oublie jamais que ce qui est virtuel ce n'est pas la personne mais le contenu de la relation, pourtant s'exprime avec de vrais mots, donc de manière concrète.
Quant aux algorithmes de suggestion d'ajout d'amis (p. 29), mystérieux (pour nous) je crois être assez forte pour n'y pas céder .... même si, je peux l'avouer, il m'est arrivé de taper un nom sur un moteur de recherche (et même le mien ce qui m'a permis de me découvrir un double ... que j'ai rencontrée et que j'apprécie). Plus le nombre d'amis est mesuré plus il est probable que ces contacts "virtuels" soient des amis réels ou des connaissances plus ou moins lointaines.
Laure est une littéraire et pour elle la littérature a aussi une fonction de garde-fou la protégeant d'une surexposition aux écrans. Je découvre l'expression "humanités numériques" (p.24) et je parie que ce terme pourrait bien être (ou devenir) un intitulé d'unité de valeur d'une formation diplômante.
Stéphanie Dupays pointe l'ancrage d'un souvenir sur, non pas une saveur (comme le faisait Proust) mais sur une musique. Elle a pris le risque de ne pas joindre de play-list ou d’accorder à des notes de bas de page la fonction d’éclairer ceux dont l’adolescence se situe postérieurement aux grands tubes de Véronique Sanson. Ses références me touchent. A Perfect Day de Lou Reed est une chanson sublime (p.18) comme en témoignent les multiples utilisations en bande son au théâtre.
Si vous ne la connaissez pas, écoutez Take this waltz de Léonard Cohen (enregistrée pour la première fois sur son album de 1988, intitulé I'm Your Man alors que sa voix était rauque, mais beaucoup moins) dont j'ajouterai pour ceux qui ne le sauraient pas que cette chanson est la traduction d'un poème du poète espagnol Federico García Lorca, Pequeño vals vienés (Petite valse viennoise).
Il y a de nombreuses références musicales dont il faut entendre le sous-texte : Envole-moi de Goldman, album Non homologué (p.30). L'autreuere reprend à son compte les paroles de Fanny Ardant (La femme d'à coté) : j'écume uniquement les chansons, parce qu'elles disent la vérité, plus elles sont bêtes, plus elles sont vraies (p.30). Ce que Marcel Proust exprimait en termes plus élégants : parlant de la mauvaise musique : sa place, nulle dans l'histoire de l'art, est immense dans l'histoire sentimentale des sociétés (p.31).
Les deux personnages de Laure et de Vincent sont différemment intéressants mais tous deux méritent qu'on s'y arrête. Cet homme a des doutes sur sa légitimité (p.31), ce que Laure a la finesse d'analyser : il y avait une table en Formica dans la cuisine de vos parents ? (...) cette impression de ne jamais être tout à fait à sa place qui touche les enfants des classes moyennes quels que soient leurs accomplissements, leurs réussites, j'appelle ça le complexe du Formica.
Nous sommes proches du constat d'Annie Ernaux dans ses romans. Ajoutons (p.32) la violence au travail, aux rapports sociaux en entreprise (donc au sujet du premier roman de Stéphanie Dupays) et nous découvrons un roman qui a nettement une portée sociologique.
Laure poste sous sa véritable identité Laure Vermont, (on notera que Vincent Fontaine fait de même) et elle baisse la garde au fil des échanges se poursuivant parfois jusque vers 3 heures du matin parce que les mots ouvrent une brèche dans les forteresses qu'on a édifiées autour de nous (p.33).
Ils échangeront 1284 messages en moins de 3 mois. Un tel volume lutte contre le silence infernal de la solitude autant qu'il l'exacerbe, transformant les protagonistes en joueurs de casino.
Laure, intelligente, demeure lucide mais elle est prise dans quelque chose qui est de l'ordre du sortilège. Elle est accrochée, cela vire à l'obsession. Elle passe à la vitesse supérieure, investit dans une séance photo avec un professionnel. Malgré la centaine de likes suscités par son nouveau profil le sentiment de solitude reste douloureux.
Vincent l'a pourtant prévenue (p.45) : je ne tombe plus amoureux (...) je n'ai plus rien à donner (...) . La jeune femme sait qu'elle devrait fuir, mais à l'instar de Lydia dans le film de Louis Malle, le Feu Follet, elle se porte volontaire : vous il vous faut une femme qui ne vous lâche pas d'une semelle. Autrement vous êtes triste et vous faites n'importe quoi.
Comme s'il suffisait d'attendre le kaïros, comme disaient les grecs, le moment opportun où le vent tournerait en sa faveur ... c'est exactement le mode de pensée de quelqu'un qui a une addiction aux jeux d'argent, alors que la jeune femme, spécialiste de sémantique, ne se méfie pas. Facebook est un gigantesque terrain à déchiffrer (p.40). Elle est persuadée de maitriser la situation en postant des réflexions construites, qui provoquent des commentaires ... et en partageant ses enthousiasmes avec une vive intelligence de pensée.
La connivence entre cet homme et cette femme est devenue une évidence alors que j'aurais envie de détourner les paroles de Montaigne (celui là même qui est invoqué p. 23 pour cautioner la fatalité de leur rencontre : nous nous cherchions avant de nous être vus) en prévenant que "signes sans contexte ne sont que ruine de l'âme".
On pourrait estimer que Stéphanie Dupays fait preuve de conformisme en organisant leur face à face. Pourtant quoi de plus normal que de souhaiter rencontrer celui avec qui on se sent en affinité épistolaire ? On notera à cet égard qu'ils reviennent au vouvoiement ...
Plus tard Laure comprendra la nécessité d'une cure de désintoxication, s'enfuira chez ses parents, et à peine remise plongera dans une autre addiction avec (si semblable à Tinder).
Je vous encourage à lire ce roman avec honnêteté. Il s'agit de Vincent et de Laure mais cela pourrait être vous ... et je me suis interrogée depuis longtemps, bien avant de l'avoir entre les mains, sur ce que Proust aurait écrit s'il avait baigné dans ce mode de communication.
Stéphanie Dupays a presque une fonction de lanceuse d'alerte. A travers l'anecdote de l'aide sur le document en Espagne (chapitre 17) on mesurera combien on est manipulable (influençable ?) quand on a soif de reconnaissance et de sentiments. Les réseaux sociaux facilitent les choses en faisant tomber les barrières, et pas seulement dans le domaine amoureux. On n'oserait pas sonner chez son voisin de pallier pour lui demander la relecture d'un manuscrit mais solliciter l'ami d'un ami, il y en a qui le font (et je parle en connaissance de cause ... en me disant qu'il faudrait élever des barrières pour se protéger des UV du net).
Ensuite, à la fin du mois de juillet, vous pourrez faire le parallèle avec 303, un road-movie amoureux réalisé par Hans Weingartner le temps d'un voyage allant d’Allemagne au Portugal, en passant par la Belgique, la France et l'Espagne. Même si les paysages sont plutôt bucoliques ce ne sont pas eux qui font l’intérêt de ce film mais la confrontation entre les points de vue, radicalement opposés, de deux jeunes adultes (qui eux à l’inverse du mythique 303 sont bien de notre époque) sur différents sujets tels que l’écologie, l’économie, le pouvoir, l’individu, l’amour, la fidélité…
Leur relation s'élabore dans un rapport au temps qui est à l'opposé de Tinder même si leur rencontre est soudaine. A l'inverse de Laure et Vincent, Jure et Jan ne sont jamais en représentation. Ils ne s'expriment pas sur une scène ouverte mais dans une intimité devenue rare, et qu'il faut préserver. Ce film sort sur les écrans le 25 juillet et il sera l'objet de ma dernière chronique MC'aime sur Needradio le 30 juin.
Comme elle l’imagine de Stéphanie Dupays, en librairie depuis le 7 mars 2019
Lu dans le cadre de la sélection des 68 premières fois
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