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mardi 18 juin 2019

L’histoire silencieuse des sourds au Panthéon

Vous savez sans doute que les grands personnages ayant marqué l'Histoire de France et qui furent militaires sont enterrés aux Invalides.

Les civils auxquels la nation veut rendre hommage sont au Panthéon. Parmi eux on trouve des écrivains comme Voltaire, Victor Hugo, Émile Zola, Alexandre Dumas, des hommes politiques comme Jean Jaurès, Jean Moulin, Jean Monnet, des scientifiques comme Pierre et Marie Curie. Les derniers à y être entrés sont Simone Veil, et son époux Antoine Veil, depuis le 1er juillet 2018.

Y repose aussi Louis Braille dont vous savez combien il a compté pour les déficients visuels. Par contre aucune personne ayant oeuvré pour les droits des sourds n’a eu cet honneur, malgré la quasi promesse de François Hollande et de son successeur d’y faire entrer l’Abbé de l’Epée.

Un premier pas est effectué cette année avec une exposition dans un grand espace du rez-de-chaussée de ce monument national qui retrace comment des gens placés en situation d’infériorité sociale ont conquis leurs droits à l’éducation, au mariage et au travail grâce à une vraie langue, qui se nomme la LSF et qui permet l’autonomie.

L’histoire silencieuse des sourds a été réalisée sous le commissariat scientifique de Yann Cantin qui est (entre parenthèse le seul sourd en Europe à avoir ce titre) docteur en Histoire à l’EHESS, et maître de conférences à l’Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis. Il aura fallu vingt ans pour parvenir à organiser cet hommage national.

Cette exposition est ponctuée avec intelligence par des petits films conçus avec des comédiens signants de l’IVT, International Visual Théâtre, qui est un lieu unique dédié à la culture sourde à Paris. Ils ont enregistré quatre portraits vidéos de personnalités capitales pour la culture sourde : Madeleine Le Mansois (XVIIIe siècle), Ferdinand Berthier (XIXe siècle), Henri Gaillard (XIX-XXe siècle) et Emmanuelle Laborit (XXe siècle).

On peut voir aussi un extrait du film Ridicule réalisé par Patrice Lecomte, il y a un peu plus de 20 ans, se moquant de la réaction de la noblesse du XVIII° siècle à l’égard des sourds et comment l’abbé de l’Epée parvient à démontrer les compétences des sourds car l’intelligence n’est pas dépendante de l’audition.

On attribue souvent à ce grand homme la création de la Langue des signes alors qu’en fait on a retrouvé quelques traces datant de l’empire romain. Platon fait état de sourds communiquant par gestes. Elle a réellement émergé spontanément au Moyen-Age et s’est déployée dans les villes. C’est une langue à part entière comme le français oral et il est important de la distinguer du "français signé" qui est totalement différent. Et bien entendu il existe des langues des signes. On ne signe pas maison par le même geste en Chine et en France, ne serait-ce que parce que le toit est différent. Ce n’est pas une langue internationale ni universelle.
L'exposition présente des traces de "langue" très anciennes. Comme le Livre de raison de Lincel, témoignage unique du quotidien d'un seigneur sourd au XVI° siècle, qui est un livre de comptes, où Antoine de Rincel note ses dépenses et revenus.

Ne maitrisant pas le français écrit, il utilise des dessins. Sur cette page on peut voir quelques exemples de "comptabilité visuelle". Ainsi, sur la colonne de droite, figurent des desssins représentant l'objet de la dépense, tandis que la colonne de gauche représente la somme, en livres tournoi à l'époque. On peut lire tout en bas la somme totale des dépenses de cette page, qui est ensuite reportée à la page suivante.
Par contre l’abbé de l’Epée (né le 24 novembre 1712) est très important car c’est lui qui a créé la première école gratuite (mais non obligatoire) pour les sourds et une méthode d’enseignement, introduisant la grammaire dans les signes avec une syntaxe spécifique et différente du français. Je vous fais observer qu’on se situe bien avant les lois de 1882 de Jules Ferry rendant l’école gratuite (et obligatoire) pour tous !

Vous êtes sans doute surpris que j’emploie le mot "sourd" et pas celui de malentendant. En fait la communauté sourde déteste ce mot de malentendant parce qu’il ne correspond pas à leur situation et qu’il est pénalisant avec ce préfixe "mal". On constate, et c’est très positif, la fierté de cette communauté à avoir bravé les interdits. Comme Madeleine le Mansois qui obtiendra devant le parlement le droit de se marier en juin 1776 et qui inspirera Napoléon dans la rédaction du Code civil de 1804 autorisant cette union si on peut prouver qu’on peut exprimer d’une manière ou d’une autre son libre choix.

L’exposition montre que les sourds ont commencé à s’organiser vers 1820 en créant des banquets auxquels ils invitaient des personnes entendantes comme Lamartine pour démontrer qu’ils pouvaient communiquer. C’était en quelque sorte du lobbying puisque les réunions publiques leur était alors interdites. Ferdinand Berthier fut le premier sourd à participer à la vie politique française.

Malheureusement le regard sur les sourds a brutalement changé. On a voulu les cantonner à un travail d’ouvrier et on a alors réduit leurs droits à l’éducation en s’orientant vers la ré-éducation, ce qui les a isolés. C’est ainsi que la LSF a été interdite au congrès de Milan en 1880, et ce, pendant près d'un siècle. La période 1920-1970 a été terrible parce qu’elle obligeait à oraliser au détriment de l’apprentissage de la Langue des signes qui, je le rappelle, est une vraie langue. Elle ne fut autorisée qu’à partir de 1977, enseignée à partir de 1991, et reconnue officiellement, par une loi, seulement en 2005.

L’exposition retrace des moments historiques atroces comme les stérilisations obligatoires et légales en Allemagne. Ce sont peut-être les associations sportives et la détermination de quelques individus qui ont permis que les choses reprennent un déroulement positif.
En recevant le Molière de la révélation féminine théâtrale en 1993, c’est une autre femme, Emmanuelle Laborit, qui a été déterminante et a beaucoup contribué à la reconnaissance de la Langue des signes.
On estime officiellement à 4 millions le nombre de sourds en France, mais tous ne le sont pas de naissance. Et il y aurait environ 500 000 signants.

Vous apprendrez bien d’autres choses sur ce combat citoyen et toujours actuel en allant voir cette exposition intitulée avec autant d’humour que de pertinence "histoire silencieuse" … plus pour longtemps …

L’Histoire silencieuse des sourds du Moyen-Age à nos jours
Exposition au Panthéon du 19 juin au 6 octobre 2019
Place du Panthéon, 75005 Paris

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