Thomas Gunzig est un auteur et une personne que j’apprécie énormément. Je l’ai interviewé pour la radio et j’en garde un excellent souvenir. Alors, forcément, même si son nouveau roman n’appartient pas à un genre que j’aime, la dystopie, je me précipite pour au moins le commencer.
J’ai ouvert Rocky, le dernier rivage, et je ne l’ai pas lâché, du matin à tard le soir, malgré le soleil, l’appel de la mer et les assauts des moustiques.
Bien sûr, c’est une fiction qui nous plonge dans un monde en fin de vie, d’une noirceur assez épouvantable mais en fin de compte quasi plausible pour qui observe avec discernement ce qui se passe depuis disons trois ans. Je n’irai pas jusqu’à dire qu’il est effrayant parce qu’on reste dans la littérature et parce que l’auteur sait distiller ce qu’il faut d’humour pour qu’on tourne les pages en se disant qu’on peut poursuivre sans risquer que notre moral (déjà bien entamé par l’actualité nationale et internationale) ne tombe davantage en miettes.
Égoïstement, on se dit aussi qu’il y a peut-être une ou deux idées à grappiller … au cas où les choses tourneraient encore plus mal.
Et puis, il y a les quatre personnages principaux, avec qui on entretient une relation distanciée mais suivie. D’abord Fred, le milliardaire qu’on aimerait devenir si on avait, nous aussi, et pourquoi pas, une idée du tonnerre qui nous permettrait de faire fortune. Sa femme, Jeanne, qui se heurte à l’ennui sans parvenir à en sortir et qui d’abrutir à coups d’anxiolytique fabriqués par un laboratoire qui semble avoir sponsorisé l’écriture de cette œuvre. Les deux enfants qui traversent l’adolescence et qui sont démunis pour aborder l’âge adulte. Voilà des tigres en cage et leur férocité sera terrible.
Réfugiés sur une île déserte dans la villa de luxe que Fred a fait construire avec tous les éléments d’une vie heureuse et confortable - piscine, salle de sport, home cinema, nourriture et alcool pour des dizaines d’années, vêtements de rechange, médicaments et produits de beauté comme d’entretien, installations pour produire de l’énergie sans limite … - en compagnie d’un couple d’employés de maison argentins assurant le ménage, la cuisine et la maintenance.Une pandémie décime l’humanité partout ailleurs. Partout sur terre, ceux qui ne mouraient pas du virus mouraient de l'anarchie causée par la peur. Et ceux qui ne mouraient pas de l'anarchie mouraient du virus. Le chaos est mondial sauf sur leur île. Pourront-ils y poursuivre une existence heureuse et insouciante ? Fred a-t-il vraiment tout prévu ?
La famille vit dans l’opulence, loin du mythe de Robinson dont l’auteur prend le contrepied. Il faut croire que la richesse rend naïf mais il sera vite démontré qu’elle ne fait pas le bonheur, c’est une évidence, surtout quand l’argent n’a plus de valeur. Et c’est historiquement prouvé, il suffit par exemple de penser au Palais de Knossos, détruit par un tremblement de terre et des incendies.
Aucune civilisation ne semble avoir le pouvoir de résister à l’épreuve du temps. Le roman est passionnant parce qu’au fond il est donc assez plausible. Le concept de fin du monde est dans tous les esprits et il est ici traité sur un ton plus optimiste que ne le fait Cormac Mc Carthy dans La route.
Thomas Gunzig a fait plus que construire une fiction. Il s’est manifestement documenté avec précision. Le lexique est parfois vertigineux, surtout lorsqu’il s’agit d’informatique, mais on en comprend l’essentiel. Le récit jongle entre des faits glaçants, inspirés par la catastrophe d’une prochaine extinction de masse, et qui parfois semblent même découler de l’actualité (lisez attentivement la p. 88) et des évocations poétiques. Ainsi les souvenirs sont des oiseaux de brume, des images fugaces, insaisissables et immatérielles (p. 160).
Il a recours à des métaphores explicites. La vérité c’est comme un sparadrap qu’on arrache, il vaut mieux faire ça d’un seul coup, ça fait moins mal (p. 253). Il soulève des questions d’éthique sur le civisme et l’obéissance, qu’il oppose à l’égoïsme du chacun pour soi. Parallèlement il nous interroge sur notre attitude : peut-on faire confiance à l’Etat-providence pour nous sauver, nous et notre famille ? Et nous invite implicitement à nous réfléchir à ce que nous emmènerions sur une île déserte si la question se posait vraiment.
Le huis-clos sera sanglant, un peu à l’instar des Confins d’Eliott de Gastines qui dépeint une autre forme de camp retranché.
Thomas Gunzig est journaliste à la RTBF, auteur de pièces de théâtre et scénariste pour le cinéma et la BD, et bien entendu aussi écrivain. Ceux qui voudraient lire de lui un feel-good absolu ouvriront le roman éponyme que j’ai adoré.
Rocky, dernier rivage de Thomas Gunzig, Au Diable Vauvert, en librairie le 31 août 2023
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