Le titre, Géométrie de caoutchouc, semblait ambigu, alors que l’expression est scientifique, caractérisant une branche des mathématiques. Aurélien Bory a voulu cet intitulé pour signifier son questionnement sur l’espace et la question de la topologie.
Il a eu l’idée de reproduire à l’identique une maquette à l’intérieur du chapiteau. Quand on pense « maquette » on associe le terme à une miniature. Mais là il s’agit d’une copie à grande échelle, de peut-être près de 10 mètres de haut, qui impressionne dès qu’on y est confronté. Nous sommes à l’intérieur d’un lieu avec l’illusion de nous trouver en extérieur. Cette sensation d’être sous une nuit estivale étoilée reviendra à de nombreuses reprises, provoquant un trouble étrange, une sorte d’envoutement.
Aurélien Bory nous offre là un spectacle sur les origines. En effet, le mot scène vient du grec skene qui se traduirait littéralement par « tente ». Et la définition que le metteur en scène a de l’art, une activité qui vise à créer du vide pour que le spectateur puisse remplir ce vide avec son imaginaire, me semble belle et très juste.
Certains spectateurs ne sont pas parvenus à « entrer » à l’intérieur de ce double et à y projeter des images. Personnellement j’ai immédiatement adhéré, ne doutant pas une seconde que les danseurs-acrobates jouaient une partition. De la même manière que je sais que le comédien n’est pas « pour de vrai » le personnage qu’il incarne, je n’ai pas pensé que les circassiens peinaient à escalader cette montagne symbolisée par la toile.
Je me suis laissé porter par les bruits de frottement de rails et les notes de piano, à la lumière d’un lever du jour. J’ai entendu crisser la toile avant qu’elle ne claque comme une voile.
J’y ai vu quelque chose d’aérien, des images aviaires, une référence possible aux personnages inventés par Folon et qui ont longtemps accompagné les téléspectateurs dans leurs rêves, quand la télévision n’émettait pas 24 heures sur 24 et qu’il fallait bien leur dire de manière onirique qu’il était temps d’éteindre.
On pouvait aussi déceler des allusions échographiques, une sorte de cartographie marine dans un aquarium avant que les huit artistes ne surgissent, deux par deux, répliquant les concepts de fragmentation et d’apparition de multiples manières.
Contrairement à ce qui avait été pensé initialement, c’est finalement un semblable spectacle que les spectateurs ont pu voir quel que soit lequel des quatre cotés ils avaient choisi pour s’y asseoir, et sans aucun angle mort.
Cette scénographie était finement pensée sous un chapiteau tendu par des mats, abolissant pour la première fois la notion de Jardin et de Cour, puisque chaque scène s’est répétée 4 fois, en glissant dans le sens des aiguilles d’une montre. Plus de gauche ni de droite, de devant ni de derrière, tout au centre.
Comment être insensible à la métaphore humoristique d’un homme et d’une femme qui se prennent les pieds dans les filets ? Les lumières furent magnifiques, très blanches, très rouges, très jaunes, recomposant les notions d’équilibre et de fracas.
Des ombres gigantesques ont dessiné des sommets où les silhouettes des artistes semblaient scruter une mer de nuages comme dans les célèbres tableaux de Caspar David Friedrich, le chef de file de la peinture romantique. Bientôt, sous les notes cristallines d’un air de piano jazz qui rappela le toucher de Keith Jarrett les corps ont coulé le long de la toile. On serait même tenté d’écrire qu’ils dégoulinèrent et il ne fut jamais gênant de ne voir qu’un quart de ce qui se déroulait.
De nouveau on a ressenti l’atmosphère d’une nuit d’été. Avec des blancs et des noirs étincelants. Les roulements de tambour ne masquèrent pas les rires qui résonnaient à l’intérieur d’un univers dont on était exclu, momentanément, et qui prenait magiquement des allures de navire, de bateau échu, d’une mer déchainée qu’un groupe de combattants s’essayait de prendre en assaut.
L’inventivité de la mise en scène semblait sans limites. Un système de poulies permettait aux artistes de faire évoluer le volume de la toile dans un jeu extrêmement technique et poétique à vue des spectateurs. Rien n’est caché et rien ne pèse. C’est une espèce de méduse qui nage et danse sous nos yeux. C’est aussi une sorte de château comme ces structures gonflées à l’hélium et sur lesquelles les enfants sautent et glissent dans les fêtes foraines.
Nous finirons par découvrir nos voisins spectateurs assis face à nous, allégorie élégante de l’altérité, preuve que si nous n’avons pas vu la « même » chose ce fut effectivement semblable. Une expérience très spéciale qui correspondait bien à une des missions de ce nouveau Pôle national des arts du cirque, surprendre, comme le disait le ministre de la culture venu l'inaugurer le soir de la "première".
Et pour la première fois depuis longtemps j’aurais envie d’appuyer sur replay pour en voir encore plus, maintenant que je n’étais plus sous l’effet de l’étonnement. Par exemple en cliquant ici.
Géométrie de caoutchouc d’Aurélien Bory. Spectacle créé au Grand T à Nantes. Du 1er au 11 décembre à l’Espace cirque d’Antony, Théâtre Firmin Gémier/La Piscine. Tél : 01 41 87 20 84. En tournée à Elbeuf, Tarbes, Toulouse, Annecy, Caen en 2012.
Les deux photos qui ne sont pas logotypées A bride abattue sont d'Aglaé Bory
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