Valentine Goby et Marie-José Chombart de Lauwe sont deux personnalités exceptionnelles. Elles ne sont pas de la même génération mais elles ont une sensibilité commune et les rencontrer nous fait faire des pas de géants dans la résilience d'événements tragiques, à commencer par ceux qui ont tristement illustrés la Seconde Guerre Mondiale et plus près de nous les attentats de janvier et de novembre.
Des entretiens qu'elle a mené pendant deux ans avec la Résistante, Valentine Goby a pensé qu'un roman pouvait donner une portée universelle à ces évènement terribles qui ont été vécu par les femmes emprisonnées dans le camp de concentration de Ravensbrück, la vocation de l'art étant de construire des utopies.
Ainsi est né Kinderzimmer, paru chez Actes Sud en août 2013, du nom de la pire image que la prisonnière a gardé de son internement. Je m'appelle Sabine dans le livre et je suis très heureuse de son succès.
Marie-Jo (c'est comme cela que Valentine la désigne) prend le micro pour expliquer ... : j'ai été arrêtée le 22 mai 1942. J'étais NN au bloc 32, je n'étais plus que deux lettres à coudre sur mon vêtement.
C'est la vérité, mais la manière de le comprendre est une autre réalité, précise Valentine qui s'est attachée à défaire l'empreinte du temps a posteriori parce qu'un peu de fiction aide à faire passer l'innommable. Elle a beaucoup craint de n'être pas à la hauteur du témoignage. On verra lui avait dit Marie-Jo. Sa confiance et sa "permission" ont en quelque sorte armé l'écrivain.
Elle voulait penser un projet littéraire qui ne soit pas redondant avec un témoignage, et qui soit aussi plus accessible. Marie-Jo avait parlé à son retour d'Allemagne. Elle a 21 ans et ces trois années d'horreur ne l'ont pas rendue muette. Elle raconte, un peu, des choses que son entourage juge si horrible que l'on pense qu'elle doit exagérer un peu. Alors, de colère, elle a pris la plume pour dit-elle "poser les choses historiques".
Marie-José Chombart de Lauwe appartenait à un réseau de renseignements en Bretagne. Elle a été envoyée au terrassement jusqu'à ce qu'elle apprenne ce qui se passe pour les nouveaux-nés. Après l'accouchement le bébé est noyé dans un seau ou fracassé contre un mur, et ceci de 1939 à 1944. Mais sentant probablement l'avancée des Alliés et ne voulant pas être accusés d'infanticide, les nazis ne tuent plus les nourrissons. Leur situation n'est guère meilleure puisqu'il n'y a rien de prévu pour les accueillir et ils meurent très vite.
C'est alors que l'on donne à une petite pièce le nom de Kinderzimmer. Il n'y avait que deux châlits et une table sur laquelle on pouvait les langer. Son père avait été pédiatre, sa mère sage-femme et elle avait commencé des études de médecine. Marie-Jo deviendra une des jeunes filles chargées de s'en occuper. Et c'est à sa connaissance le seul endroit où il y aura des naissances massives.
Elle découvre horrifiée des enfants qui ont des allures de vieillards. Avec pour trousseau une couche, une chemise, un rechange et un carré. La jeune femme est choquée. Décidée à les faire survivre coûte que coûte elle fait appel à la solidarité des 20 000 femmes du camp pour trouver des chiffons et surtout pour les nourrir.
Les mères n'étaient pas faméliques mais elles étaient très maigres et avaient peu de lait. Marie-Jo obtiendra de l'infirmière SS la permission d'aller chercher tous les jours un pot de lait en poudre. Il fallait maintenant des biberons. Elle trouve 10 petites bouteilles. Reste le problème des tétines. Ce seront les dix doigts d'une paire de gant de caoutchouc volée à un médecin.
Bien entendu il n'y avait quasiment pas d'hygiène. Ils mourraient généralement avant l'âge de trois mois. Chaque petit cadavre devait être déposé à l'infirmerie. Il reste malgré tout à aujourd'hui trois survivants, Guy, Sylvie et Jean-Claude qui pour survivre auront tété les mères qui avaient perdu leur bébé.
C'est avec émotion et rage que Marie-Jo extirpe de son sac les preuves de ce qu'elle avance. Car toutes les naissances ont été consignées sur des registres qu'elle peut produire. La bureaucratie ne s'était jamais arrêtée. J'ai les documents objectifs dit-elle, 580 naissances et environ 40 survivants, qui ont permis de témoigner à charge contre ce crime contre l'humanité perpétré par les nazis. Actuellement je suis contre la peine de mort mais à l'époque je n'ai pas protesté contre la vague de pendaisons qui a été infligée aux nazis.
Marie-Jo ne ralentit pas. Ses paroles sont rythmées par le souvenir de la haine de l'autre, par le mépris total qu'elle a vu fonctionner. Elle évoque la castration des petites filles tsiganes pour les faire travailler sans risquer qu'elles se reproduisent.
Elle souligne dans quel chaos les camps se trouvaient à la fin de la guerre, avec des règles qui changeaient du jour au lendemain ou qui étaient inapplicables. Il fut par exemple prohibé de marcher avec des chaussures sans lacet, mais si on avait des lacets c'est parce qu'on les avait volé, ce qui était tout autant interdit. la confusion qui régnait suspendait la survie à une forme de loterie.
Valentine Goby reprend le fil de la conversation pour nous dire combien elle s'est sentie concernée par ces propos. La mémoire collective fait très peu état de nos histoires individuelles. Et si l'homme est capable du pire il est aussi capable du meilleur. A Ravensbrück des femmes ont risqué leur vie pour permettre à d'autres de survivre. Elles n'avaient plus de lien de possession directe avec leur enfant. Chacun était devenu l'affaire de toutes. La vie est une oeuvre collective.
Ces femmes ne sont pas arrivées au camp en héroïnes, mais elles le sont devenues. Des gens ordinaires qui en unissant leurs forces ont pu composer cette humanité "anormale agissante". L'une d'elles restait la nuit dans la Kinderzimmer pour chasser les rats qui les auraient dévorés.
Traverser le noir parfois permet de percevoir le merveilleux au sens strict du terme.
Valentine Goby fait le lien avec les derniers évènements. L'idéologie de haine se répète et l'endoctrinement de la jeunesse allemande fait penser à d'autres dangers qui sont là. La violence revient par cycle. C'est la part la plus noire de l'humanité et elle n'est malheureusement pas éradicable. Mais il est fondamental de vivre dans un état de vigilance permanente avec l'injonction de l'engagement.
Elle souligne sur une phrase prononcée par le Président Hollande aux Invalides, en mémoire aux victimes des attentats de novembre : la liberté ne doit pas être vengée; elle doit être servie.
Il existe toujours des groupes extrémistes, heureusement mineurs, dans les états démocratiques. Marie-Jo est amie avec les mères de la place de Mai et milite dans de nombreuses associations.
On pense bien entendu à Charlotte Delbo qui est revenue d'Auschwitz et qui tient des propos comparables sur la difficulté à être entendue. J'avais vu au théâtre de l'Epée de bois le spectacle "Mesure de nos jours" qui en rendait parfaitement compte. Elle a écrit une exhortation à vivre (in Une connaissance inutile, éditions de Minuit) que Valentine Goby nous a offerte partiellement pour conclure et que je vous redonne in extenso :
Des entretiens qu'elle a mené pendant deux ans avec la Résistante, Valentine Goby a pensé qu'un roman pouvait donner une portée universelle à ces évènement terribles qui ont été vécu par les femmes emprisonnées dans le camp de concentration de Ravensbrück, la vocation de l'art étant de construire des utopies.
Ainsi est né Kinderzimmer, paru chez Actes Sud en août 2013, du nom de la pire image que la prisonnière a gardé de son internement. Je m'appelle Sabine dans le livre et je suis très heureuse de son succès.
Marie-Jo (c'est comme cela que Valentine la désigne) prend le micro pour expliquer ... : j'ai été arrêtée le 22 mai 1942. J'étais NN au bloc 32, je n'étais plus que deux lettres à coudre sur mon vêtement.
C'est la vérité, mais la manière de le comprendre est une autre réalité, précise Valentine qui s'est attachée à défaire l'empreinte du temps a posteriori parce qu'un peu de fiction aide à faire passer l'innommable. Elle a beaucoup craint de n'être pas à la hauteur du témoignage. On verra lui avait dit Marie-Jo. Sa confiance et sa "permission" ont en quelque sorte armé l'écrivain.
Elle voulait penser un projet littéraire qui ne soit pas redondant avec un témoignage, et qui soit aussi plus accessible. Marie-Jo avait parlé à son retour d'Allemagne. Elle a 21 ans et ces trois années d'horreur ne l'ont pas rendue muette. Elle raconte, un peu, des choses que son entourage juge si horrible que l'on pense qu'elle doit exagérer un peu. Alors, de colère, elle a pris la plume pour dit-elle "poser les choses historiques".
Marie-José Chombart de Lauwe appartenait à un réseau de renseignements en Bretagne. Elle a été envoyée au terrassement jusqu'à ce qu'elle apprenne ce qui se passe pour les nouveaux-nés. Après l'accouchement le bébé est noyé dans un seau ou fracassé contre un mur, et ceci de 1939 à 1944. Mais sentant probablement l'avancée des Alliés et ne voulant pas être accusés d'infanticide, les nazis ne tuent plus les nourrissons. Leur situation n'est guère meilleure puisqu'il n'y a rien de prévu pour les accueillir et ils meurent très vite.
C'est alors que l'on donne à une petite pièce le nom de Kinderzimmer. Il n'y avait que deux châlits et une table sur laquelle on pouvait les langer. Son père avait été pédiatre, sa mère sage-femme et elle avait commencé des études de médecine. Marie-Jo deviendra une des jeunes filles chargées de s'en occuper. Et c'est à sa connaissance le seul endroit où il y aura des naissances massives.
Elle découvre horrifiée des enfants qui ont des allures de vieillards. Avec pour trousseau une couche, une chemise, un rechange et un carré. La jeune femme est choquée. Décidée à les faire survivre coûte que coûte elle fait appel à la solidarité des 20 000 femmes du camp pour trouver des chiffons et surtout pour les nourrir.
Les mères n'étaient pas faméliques mais elles étaient très maigres et avaient peu de lait. Marie-Jo obtiendra de l'infirmière SS la permission d'aller chercher tous les jours un pot de lait en poudre. Il fallait maintenant des biberons. Elle trouve 10 petites bouteilles. Reste le problème des tétines. Ce seront les dix doigts d'une paire de gant de caoutchouc volée à un médecin.
Bien entendu il n'y avait quasiment pas d'hygiène. Ils mourraient généralement avant l'âge de trois mois. Chaque petit cadavre devait être déposé à l'infirmerie. Il reste malgré tout à aujourd'hui trois survivants, Guy, Sylvie et Jean-Claude qui pour survivre auront tété les mères qui avaient perdu leur bébé.
C'est avec émotion et rage que Marie-Jo extirpe de son sac les preuves de ce qu'elle avance. Car toutes les naissances ont été consignées sur des registres qu'elle peut produire. La bureaucratie ne s'était jamais arrêtée. J'ai les documents objectifs dit-elle, 580 naissances et environ 40 survivants, qui ont permis de témoigner à charge contre ce crime contre l'humanité perpétré par les nazis. Actuellement je suis contre la peine de mort mais à l'époque je n'ai pas protesté contre la vague de pendaisons qui a été infligée aux nazis.
Marie-Jo ne ralentit pas. Ses paroles sont rythmées par le souvenir de la haine de l'autre, par le mépris total qu'elle a vu fonctionner. Elle évoque la castration des petites filles tsiganes pour les faire travailler sans risquer qu'elles se reproduisent.
Elle souligne dans quel chaos les camps se trouvaient à la fin de la guerre, avec des règles qui changeaient du jour au lendemain ou qui étaient inapplicables. Il fut par exemple prohibé de marcher avec des chaussures sans lacet, mais si on avait des lacets c'est parce qu'on les avait volé, ce qui était tout autant interdit. la confusion qui régnait suspendait la survie à une forme de loterie.
Valentine Goby reprend le fil de la conversation pour nous dire combien elle s'est sentie concernée par ces propos. La mémoire collective fait très peu état de nos histoires individuelles. Et si l'homme est capable du pire il est aussi capable du meilleur. A Ravensbrück des femmes ont risqué leur vie pour permettre à d'autres de survivre. Elles n'avaient plus de lien de possession directe avec leur enfant. Chacun était devenu l'affaire de toutes. La vie est une oeuvre collective.
Ces femmes ne sont pas arrivées au camp en héroïnes, mais elles le sont devenues. Des gens ordinaires qui en unissant leurs forces ont pu composer cette humanité "anormale agissante". L'une d'elles restait la nuit dans la Kinderzimmer pour chasser les rats qui les auraient dévorés.
Traverser le noir parfois permet de percevoir le merveilleux au sens strict du terme.
Valentine Goby fait le lien avec les derniers évènements. L'idéologie de haine se répète et l'endoctrinement de la jeunesse allemande fait penser à d'autres dangers qui sont là. La violence revient par cycle. C'est la part la plus noire de l'humanité et elle n'est malheureusement pas éradicable. Mais il est fondamental de vivre dans un état de vigilance permanente avec l'injonction de l'engagement.
Elle souligne sur une phrase prononcée par le Président Hollande aux Invalides, en mémoire aux victimes des attentats de novembre : la liberté ne doit pas être vengée; elle doit être servie.
Il existe toujours des groupes extrémistes, heureusement mineurs, dans les états démocratiques. Marie-Jo est amie avec les mères de la place de Mai et milite dans de nombreuses associations.
On pense bien entendu à Charlotte Delbo qui est revenue d'Auschwitz et qui tient des propos comparables sur la difficulté à être entendue. J'avais vu au théâtre de l'Epée de bois le spectacle "Mesure de nos jours" qui en rendait parfaitement compte. Elle a écrit une exhortation à vivre (in Une connaissance inutile, éditions de Minuit) que Valentine Goby nous a offerte partiellement pour conclure et que je vous redonne in extenso :
"Je vous en supplie
faites quelques chose
apprenez un pas une danse
quelque chose qui vous justifie
qui vous donne le droit
d’être habillés de votre peau et de votre poil
apprenez à marcher et à rire
parce que ce serait trop bête à la fin
que tant soient morts
et que vous viviez
sans rien faire de votre vie "
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