Publications prochaines :

La publication des articles est conçue selon une alternance entre le culinaire et la culture où prennent place des critiques de spectacles, de films, de concerts, de livres et d’expositions … pour y défendre les valeurs liées au patrimoine et la création, sous toutes ses formes.

lundi 23 novembre 2015

Réparer les vivants dans la mise en scène de Sylvain Maurice

J'ai vu Réparer les vivants en avant-première au Théâtre de Sartrouville (78). J'ai été éblouie. Comme tous les spectateurs. Même si le dispositif scénique est un peu froid, un peu raide ... il fonctionne si parfaitement qu'on ne peut que plébisciter le spectacle.

J'avais lu le livre après avoir rencontré son auteure, Maylis de Kerangal, il y a quasiment un an, à Antony (92). L'adaptation théâtrale me semblait impossible. J'avais d'ailleurs été surprise de voir que Emmanuel Noblet s'en était déjà saisi et avait présenté sa création en Avignon l'été dernier. Je n'y étais pas et je ne ferai donc pas de comparaison. avec la version de Sylvain Maurice qui, je l'ai appris depuis, a fait d'autres choix artistiques.

Le directeur du théâtre de Sartrouville (depuis janvier 2013) n'a pas monté l'oeuvre in extenso et a fait des coupes mais j'ai retrouvé l'essentiel des propos de Maylis de Kerangal. J'ai eu le sentiment d'entendre le livre en revivant, en plus fort, les émotions qu'il avait provoqué en moi. J'aurais été curieuse d'entendre l'avis de l'auteure mais elle n'était pas parmi nous pour cette avant-première, étant en voyage en Scandinavie.
De retour d'une session de surf dans le pays de Caux, trois lycéens sont victimes d'un accident sur la route qui les ramène au Havre. Simon, 19 ans, blessé à la tête, est déclaré en état de mort cérébrale. Ses parents ayant autorisé le don d'organes, le récit suit le parcours de son coeur et les étapes d'une transplantation qui bouleverse de nombreuses existences.
Pour que vous ne vous sentiez pas frustrés je vous laisse visionner un courte présentation qui donne bien le ton.


Sylvain Maurice a sollicité les spectateurs avec beaucoup d'humilité en demandant qu'on lui donne nos avis, critiques et suggestions : le spectacle se finalisera grâce à vous. Il était aussi touché que nous ayons été si nombreux à faire le déplacement alors que le plan Vigipirate renforcé stresse tout le monde. Il faut continuer à vivre, merci, a-t-il ajouté.
Cette petite phrase est touchante à plus d'un titre car c'est aussi le sujet de la pièce.

Ce sont majoritairement des compliments qu'on avait envie d'adresser à toute l'équipe.

J'ai eu le sentiment de voir un spectacle abouti. beaucoup de lycéens étaient dans la salle et leur qualité d'écoute est si rare que c'est bien là le signe d'un travail scénique et d'un jeu d'acteur très justes.

Le public comme vous l'avez constaté dans la video, a une vue plongeante sur ce qui semble être un tapis de course.
S'il faut émettre une opinion je dirais que les lumières sont parfois peut-être un peu aveuglantes. le spectacle commence plein feux. Les spectateurs n'ont pas l'habitude de se trouver ainsi exposés. C'est quand le texte annonce que soudain tout s'est emballé, nous sommes plongés dans le noir, comme si nous avions basculé dans une autre temporalité.

La musique et les bruitages accompagnent le comédien. Des claquements de langues retentissent et on croit percevoir le fracas des vagues. Plus tard la musique électronique évoquera les pulsations cardiaques. La guitare électrique grince et le pire est à craindre. Nous vivons désormais au rythme de la transplantation.
Et au moment de l'accident tout s'assombrit; le tapis devenant la métaphore d'une boite rectangulaire comme un cercueil.

L'idée du tapis est judicieuse. C'est bien à une course pour la vie que nous assistons. Si au début de la pièce on voit Simon danser sur cet espace, à la toute fin on aura l'impression de le voir surfer sur l'océan, de nouveau pleinement vivant.

Tout est clair : depuis que Maurice Goulon a publié en 1959, un article sur les signes avérés du coma dépassé chez une série de patients sans activité cérébrale et incapables de respirer seuls, l'arrêt du coeur n'est plus le signe de la mort mais l'abolition des fonctions du cerveau, ce qui a initié l'essor des greffes d'organes.

La question du don est délicate. Les parents n'ont pas beaucoup de temps pour se prononcer et invoquer la générosité est "trop facile" comme dit le père avec colère. A-t-on le droit de refuser ? le corps de Simon n'est pas un stock d'organes sur lequel faire main basse !

La question de la culpabilité aussi. Du père à l'égard du fils à qui il a enseigné la folie dangereuse du surf. La question du pardon aussi : c'est ce que tu lui as donné de plus beau répondra la mère.
L'oralité qui est si importante dans l'oeuvre de Maylis de Kerangal sert la pièce. On entend chaque mot et chaque mot dégage tout son sens. Vincent Dissez donne vie à tous les protagonistes retenus par Sylvain Maurice, effectuant un travail remarquable.

On pourra regretter que l'ellipse soit faite sur l'infirmière, la petite amie de Simon et laisse peu de place aux parents. Mais il fallait faire des choix et l'ensemble est cohérent. Et le parti pris de faire résonner plusieurs voix dans un même corps est pleinement réussi.

Eric Soyer (qui travaille aussi pour Joêl Pommerat) a conçu un décor qu'il modèle avec des lumières qui découpent des lieux différents, jusqu'au plus intime de Simon au moment où le clampage remet son coeur en route dans une autre poitrine. Le plateau est alors comme irradié de rouge.

Et la lumière monte quand il est question du rituel funéraire du héros grec pour lui garantir une place dans la mémoire des hommes.
Joachim Latarjet accompagne les vingt-quatre heures de cette vie en suspens et sa présence au-dessus de la scène l'intègre au dispositif.

Je recommande vraiment ce spectacle tout autant que la lecture du livre. Avant, après, cela ne me semble pas déterminant pour apprécier. Il se pourrait qu'ensuite vous souhaitiez prolonger en (re)lisant Platonov d’Anton Tchekhov car c'est à lui que Maylis fait référence avec son titre tiré d’un dialogue entre Voïnitzev et Triletzki, dans lequel le premier demande : "Que faire Nicolas ?" au second qui répond : "Enterrer les morts et réparer les vivants."

Réparer les vivants d'après le roman de Maylis de Kerangal
adaptation et mise en scène Sylvain Maurice
avec Vincent Dissez et Joachim Latarjet (qui signe aussi la composition musicale)
assistanat à la mise en scène Nicolas Laurent
scénographie et lumières Éric Soyer
costumes Marie La Rocca
production Théâtre de Sartrouville et des Yvelines-CDN

Après les avant-premières des 23 et 24 novembre  2015 au Théâtre de Sartrouville et des Yvelines-CDN, la création proprement dite aura lieu au Théâtre Firmin-Gémier - La Piscine–Châtenay-Malabry (92) le 19 janvier prochain. La pièce y sera jouée aussi le 20 janvier 2016
Ensuite ce sera Théâtre de Saint- Quentin-en-Yvelines-Scène nationale les 26 et 27 janvier.
Elle reviendra à Sartrouville du 4 au 19 février.
Du 12 au 17 avril sera au Théâtre Paris-Villette
Du 27 au 29 avril à La Comédie de Béthune-CDN Nord-Pas-de-Calais

Réparer les vivants éd. Gallimard publié par Verticales, récompensé par de nombreux prix, parmi lesquels le Grand prix RTL-Lire, 2014, le Prix des Lecteurs L'Express - BFMTV, 2014, le Prix littéraire Charles-Brisset, 2014, le Prix Orange du livre, 2014, le Prix Paris Diderot - Esprits libres, 2014 et le Prix Relay des Voyageurs.

La photo qui n'est pas logotypée A bride abattue est de © E. Carecchio

Aucun commentaire:

Articles les plus consultés (au cours des 7 derniers jours)