Petit par la taille, comme toujours chez Erri De Luca, mais fort par la teneur des propos qui servent l'engagement de l'auteur comme il nous y a habitué. Cet élément est important à connaître pour apprécier la joute verbale qu'il relate.
Un homme est tombé dans le vide. La chute s'est produite sur un sentier escarpé des Dolomites. Derrière lui, grimpait un autre homme qui donna l’alerte. Compagnons du même groupe révolutionnaire quarante ans plus tôt, le premier avait livré le second et tous ses anciens camarades à la police. Le magistrat chargé de l’affaire est persuadé que la rencontre n'est pas fortuite. Il va tout tenter pour faire avouer au suspect un meurtre prémédité.
J'ai mon intime conviction à la toute fin de cette lecture, mais je ne vous la donnerai pas, respectant la façon particulière de l'auteur de nous faire vivre cet interrogatoire qui prend souvent des allures de débat (p. 101). C'est d'ailleurs selon moi le grand intérêt de ce roman.
Le texte nous invite naturellement à réfléchir sur la question de la vengeance, comme sur celle de la fidélité à ses idées et à ses amitiés, y compris à ses amours avec quelques lignes magnifiques sur la jalousie (p. 67) et la solitude. Mais il aborde aussi d'autres notions. Comme la subtile différence entre égalité et équivalence, ou la peur, qui serait l'alarme du corps qui sait qu'il est en danger (p. 23). On pourrait en dire tout autant de la douleur.
Impossible, c'est la définition d'un évènement jusqu'au moment où il se produit (p. 42). En lisant cela je ne pouvais que la rapprocher des paroles d'un de mes amis dans la bouche duquel le terme s'entendait comme "Un possible". Et, très franchement, j'ai tant vu de coïncidences étonnantes que je pourrais tout croire.
Plus loin (p. 81) il est question de rencontre accidentelle. Rien n'est plus juste, même si on peut penser à une formule de la traductrice. Et plus loin encore (p. 65) cet adverbe, impossible, qualifiera le café dont il ne peut se passer au réveil.
Le lecteur qui ne chercherait qu'à connaitre le fin mot de l'histoire ne peut qu'être déçu. Il tentera de percevoir où la vérité se cache. Sortira-t-elle de l'ultime joute oratoire des dernières pages ? Est-elle dans les dialogues de l'interrogatoire ou enfouie entre les mots des lettres qui ne seront pas envoyées à celle que le suspect désigne comme l'Amoremio.
La récurrence du terme d'inculpé m'a poussé à vérifier si la présomption d'innocence existait en Italie. C'est bien un principe constitutionnel mais en tant que présomption de non-culpabilité. Elle est insérée à l'article 27 de la Constitution du 22 décembre 1947 qui précise au § 3 : "L'inculpé n'est pas considéré comme coupable jusqu'à sa condamnation définitive". Cette subtilité se perçoit en permanence dans le face à face où le magistrat exerce une pression à la limite du chantage pour provoquer des aveux, quitte à suggérer une légitime défense.
On s'interroge sur les intentions d'Erri de Luca. Son personnage principal a appartenu à un mouvement révolutionnaire quand il était âgé de 19 à 30 ans. Il écrit à la femme aimée le passé commence avec nous deux. Celui que j'étais avant t'importe peu (p. 33). Mais s'agissant d'autre chose que de sentiments s'exprime-t-il aujourd'hui par idéologie ou par conviction intime et philosophique (p. 106) ? Sa façon de porter l'estocade en cherchant à qualifier d'homicides les accidents du travail qui se produisent dans les usines est assez signifiant.
Il a une jolie formule pour nous alerter : Prendre connaissance des éléments d'une époque à travers les documents judiciaires, c'est comme étudier les étoiles en regardant leur reflet dans un étang (p. 40). Et dans une lettre, il fait allusion à la vérité qui est au fond du puits (p. 100). Celle-ci reflète-t-elle la justice ?
La personnalité du suspect est complexe. Il est de glace quand on l'accuse, ne manifestant alors aucune émotion sans qu'on puisse imputer cela à son caractère ou à l'identité de la victime. On observera inversement sa compassion pour un toxicomane écroué à quelques mètres de lui (p. 57). Ce à quoi le magistrat répondra avec froideur : il fait abstinence tout seul et, s'il ne se tue pas avant, il survivra.
Les phrases sont envoyés dans une terrible partie de ping-pong qui doit satisfaire les deux combattants. Surtout l'ancien révolutionnaire qui avoue un vif intérêt pour le tennis.
Au début, il avance, en guise de défense, que la montagne est un mobile suffisant (p. 20) en faisant allusion à sa dangerosité. Au moins aura-t-il réussi à la toute fin à convaincre le jeune juge de s'initier à l'ascension de voies difficiles. Et donc, en quelque sorte, à avoir réalisé un retournement de situation.
Né à Naples en 1950, Erri De Luca est écrivain, poète et traducteur. Il est l'auteur d'une oeuvre abondante publiée en France par Gallimard. Il a reçu en 2013 le Prix européen de Littérature et le Prix Ulysse (pour l'ensemble de son œuvre).
Impossible, de Erri De Luca, traduit de l'italien par Danièle Valin, collection Du monde entier, Gallimard, en librairie depuis le 20 août 2020
Prix André Malraux 2020
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