Le titre est écrit avec L G et O majuscules. Les Grandes occasions méritent cette emphase.
Sur la terrasse, la table est dressée. Esther attend ses enfants pour le déjeuner. Depuis quelques années, ça n’arrive plus. Mais aujourd’hui, elle va réussir : ils seront tous réunis. La chaleur de juillet est écrasante et l’heure tourne. Certains sont en retard, d’autres ne viendront pas. Alors, Esther comble les silences, fait revivre mille histoires. Celles de sa famille. Son œuvre inachevable.
On parle du livre comme d'une photo de famille aussi douce qu’impitoyable. Je dirais plutôt une succession de flashs parce que le lecteur est souvent ébloui par la violence des situations même si, parfois, j'ai repensé au film de Bertrand Tavernier (1984) Un dimanche à la campagne qui cache un drame derrière son apparente douceur.
Je sais qu'on reproche à Alexandra Matine la proximité de son incipit avec celui de l'Etranger d'Albert Camus qui tous deux commencent par l'annonce de la mort de la mère. Je n'y aurais pas prêté attention. Est-ce intentionnel ou disons "maladroit", il n'empêche que le choix de la fin inversée permet d'évacuer la question de savoir si Esther parviendra à réussir son repas de famille. Le lecteur peut concentrer son attention sur autre chose.
J'ai lu qu'on comparait son style à celui de Marguerite Duras. Il y a certes des points de convergence mais Les Grandes Occasions sonnent à mon oreille … comme du Matine, je veux dire que sa musique est particulière. Et je l'ai beaucoup appréciée. Elle a une place indéniable parmi ceux qui savent écrire l'ultra intime.
Esther tisse les liens familiaux les plus serrés possible. Cette métaphore de la tapisserie revient régulièrement comme une rengaine et fait subtilement écho aux origines iraniennes de son mari Reza. Egalement aux brindilles que l'oiseau entremêle pour faire le nid où il pondra ses oeufs. On pourrait aussi la rapprocher de l'exercice du tricot, aussi bien la layette que l'écharpe qu'on voudrait nouer au cou de tous ceux qu'on aime. Et bien entendu de la toile d'araignée au centre de laquelle l'animal attend sa proie.
La table est prête (...) avec la nappe blanche, les bouquets de fleurs, les jolis couverts. La description pointilleuse place le lecteur au centre (p. 16). Si elle change la moindre chose, tout peut basculer. C'est une superstition qu'elle a. Mais si tout est exactement comme elle l'imagine, alors ça ira.
A de multiples reprises, Alexandra Matine relate les pensées magiques de son personnage principal. Si la pensée magique pouvait l'être, … magique, on le saurait. Pourtant elle y croit mordicus (et cela ne l'empêchera pas de mourir, nous en avons été prévenus).
Esther tient pour retenir mais, comme l'auteure le fait remarquer au lecteur, sa toile craque constamment. Elle voulait Reza, ses enfants et se réunir le dimanche… Elle pouvait tout supporter pour ça. Elle avait tout supporté pour ça (p. 21). Esther a rejoué mille fois dans sa tête le jour où, à nouveau, la famille serait réunie. Et sa tête explose.
C'est ce drame qui nous est raconté. Avec souvent des termes terribles : Sur les yeux clos de l'enfant, elle voit la fin de sa vie (p. 48).
Sans doute ai-je particulièrement été réceptive parce que cette histoire n'est pas tant que ça éloignée de celle de ma famille. Avec quelle violence le père assène à son fils Alexandre que la musique est une perte de temps (p. 89) ! Ce déni du mérite et du plaisir de réussir, j’ai pu le connaître avec mon père, et surtout avec ma mère. A la différence près, et elle est de taille, que mon père a changé complètement quelques années avant sa mort. Je me souviens de l'avoir entendu dire que ça doit être drôlement bien de réussir dans ce qu'on aime.
Dans le microcosme décrit par Alexandra Matine il n'y a guère de place au plaisir. On note (p. 65) l'habitude de punir (de se punir aussi) décrite par exemple à travers la scène du maquillage que la fille entreprend sur le visage de sa mère. Un moment envisageable avec ma fille, totalement inconcevable pour moi avec ma mère. Elle est bien comparable à Esther (p. 194) sur ce point qu'avouer le plaisir, c'est permettre aux autres qu'ils vous le retirent (…) Elle ne parle pas de plaisir, elle dit : "ça serait plus pratique". Les enfants ne sont pas dupes et je ne l'étais pas davantage.
Dans la famille, il n'y a pas d'affection. On ne sait pas se toucher. Le corps est absent, aussi absent que les espoirs. La même peur de décevoir. La même peur du rejet, de l'énervement formidable si on s'approche trop. Chacun doit rester en soi. Se maîtriser. Ne pas donner aux autres la responsabilité de s'aimer. (...) Le toucher est une faiblesse (p. 150). J'ai tant entendu, petite, que toute marque de tendresse était une preuve de faiblesse que ce roman ne m'a pas semblé exagéré, mais je comprendrais que ceux qui ont eu d'autres habitudes puissent ne pas s'y retrouver.
Je n'ai aucun souvenir de tablées familiales complètes. Ma mère s'organisait, au contraire d'Esther, pour que mon frère et moi ne soyons jamais ensemble. Je pestais en me disant que nous ne serions réunis que pour la seule grande occasion imparable, le décès de l'un ou de l'autre. Et c'est ce qu'il advint.
Inversement, ma belle-mère adorait les grandes tablées, mais elles étaient envenimées de pensées et de mots tranchants, un peu comme la coupe qui se brise au mariage de Bruno.
Alexandra Matine réussit la prouesse de nous rendre chacun attachant. Y compris Reza dès lors que l'on apprend combien il a souffert enfant, même si cela ne cautionne pas son comportement d'adulte. Il rejette son passé dont il ne guérira pas : Ne dis pas à mes amis que Téhéran sent l'eau de rose (p. 108).
Esther, interdite de paroles, devient stupide à force de se taire. Elle passe à côté du bonheur qu'elle aurait pu s'autoriser dans leur maison de campagne de La romarine. Après avoir loupé son rôle de mère elle rate aussi celui de grand-mère, de peu, et cette fois du fait de la rancoeur de sa fille Carole qui se montre odieuse à son égard en la privant de ses petits-enfants.
Pourtant, tout aurait pu être différent. On le mesure lorsqu'elle descend dans la cave à la recherche d'un parasol (p. 36). Elle pense, toutes les caves sont comme des tombes.(…) Il y a tout ce dont elle ne se souvient pas. (…) Mais il y a aussi, dans un coin de la cave, des cartons empilés. parfaitement rangés. Avec des noms dessus, Carole, Alexandre, Bruno, Vanessa. les noms des enfants. l'enfance des enfants. Bien rangée, bien catégorisée, dans des cartons.
Il aurait fallu une véritable explication qui aurait rompu le silence mais (p. 101) Esther ne dit jamais rien (…) Elle ne fait plus rien d’autre que d’attendre que les autres la comprennent. Et de leur en vouloir parce qu’ils ne la comprennent pas.
Bref, malgré un sujet complexe, et bien que je me sois sans doute trop identifiée ou comparée à certains membres de cette famille, j'ai pris un énorme plaisir à cette lecture qui me permet somme toute de relativiser bien des choses.
Les Grandes Occasions de Alexandra Matine, aux éditions les Avrils, en librairie le 6 janvier 2021
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