J’avais énormément aimé Ceux que je suis, et j’ai regretté qu’un contretemps empêche Olivier Dorchamps de venir en parler dans l’émission que j’animais à la radio. Vivre à Londres était une forte contrainte. Je me souviens cependant de la discussion que nous avions eue, bien avant que ce premier livre ne reçoive les nombreux prix dont il méritait d’être honoré.
L’auteur m’avait confié qu’il ne s’inquiétait pas de manquer d’inspiration pour un second car il était déjà écrit. J’étais donc intriguée de le découvrir, tout en préssentant qu’il serait de la même veine. Effectivement Fuir l’Eden est autant réussi et je vais être vigilante à ne manquer aucun des autres romans qui suivront.
On pense en toute logique à Ken Loach en le lisant parce que tous les deux s’intéressent aux quartiers où la vie est rendue difficile par le déterminisme social. Mais tout en étant un roman très dur, il y a davantage de lumière dans l’univers d’Olivier Dorchamps dont le style est en fin de compte plus comparable à celui d’Eric Pessan qui traite lui aussi des soucis auxquels se heurtent les adolescents, notamment le racisme et toutes les formes de violence. Il est également attaché aux lieux. D’ailleurs j’aurais bien vu Fuir l’Eden en littérature jeunesse et ce n’est pas un reproche, loin de là.
Adam a dix-sept ans et vient de tomber amoureux, là, sur le quai de la gare de Clapham Junction, à deux pas de cet immeuble de la banlieue de Londres où la vie est devenue si sombre. Cette fille aux yeux clairs qui curieusement s’appelle presque Ève (elle se prénomme Eva) est comme une promesse, celle d’un ailleurs, d’une vie de l’autre côté de la voie ferrée, du bon côté. Mais comment apprendre à aimer quand depuis son enfance on a connu plus de coups que de caresses ? Comment choisir les mots, comment choisir les gestes ?Mais avant tout, il faut la retrouver…
L’immeuble en question, si je me base sur la photo qui figure en couverture, c’est la très reconnaissable Trellick Tower, réalisée par l'architecte Ernő Goldfinger à Cheltenham Estate dans le quartier de Kensal Green, dans le Nord Ouest de Londres à la demande du Greater London Council. Il a été inauguré en 1972 après 6 ans de travaux. Il a reçu en 1998 le statut de bâtiment classé de Grade II*, mais son idéal n’est hélas qu’architectural.
Ce bâtiment de grande hauteur est caractéristique du style brutaliste, qui était censé s’accommoder de la pénurie de matériau de l’après-guerrre et apporter une réponse émotionnelle positive à la barbarie en privilégiant le béton brut, sans décoration superflue, fuyant le théâtral et la scénographie, sans jamais rien dissimuler aux visiteurs ou aux usagers.
On ambitionnait alors de redéfinir le concept de beauté mais si la résidence londonienne est qualifiée d’Eden par l’auteur (qui je pense l’a déplacé de quelques miles) ce n’est pas le paradis. Ce type d’architecture vieillit très mal, se dégrade et est difficilement réhabilitable. Olivier Dorchamps le choisit à bon escient comme cadre de vie -ou plutôt de survie- pour cette famille qui a perdu son patrimoine avec la crise économique.
On apprend en effet (p. 31) que la valeur de la maison individuelle qu’ils avaient péniblement acquise a chuté de 30% alors que la perte d’emploi du père rendait impossible le remboursement intégral des dettes. Il fallut vendre la maison sans parvenir à éponger l’emprunt, ce qui provoqua une dette supplémentaire. La spirale de la misère, l’alcool, le chômage sont décrits en quelques phrases qui sont terribles car elles dépassent le cadre de la fiction. On se doute que c’est le quotidien de nombre d’anglais, victimes du thatchérisme, et ce n’est pas le Brexit qui arrange la situation. Le roman est très politique à divers aspects en démontrant les conséquences sociales de ces choix de société.
Le quartier est un personnage à part entière, bordé par des maisons bourgeoises d’un côté de la voie ferrée, et de l’autre par des HLM où vivent des anglais très pauvres et des immigrés, parmi lesquels une communauté polonaise qui évolue en vase clos. On découvre leurs usages à travers Pawel, un des deux meilleurs amis d’Adam. La question de l’identité culturelle est un des sujets de prédilection de l’auteur qui apparaissait encore plus fortement dans son premier roman. Ici elle se double de la question de l’identité sociale.
Le troisième copain est Tadalesh, dit Ben, un garçon d’origine somalienne en passe de devenir artiste de street-art. Les trois potes sont un bel exemple de solidarité intercommunautaire en se protégeant mutuellement des risques de la drogue et des embrouilles qui peuvent surgir dans un environnement aussi dur que leur quartier. L’amitié est une valeur avec laquelle on ne transige pas.
C’est Adam qui prend la parole pour raconter l’histoire familiale, donner sa perception des choses et témoigner combien il protège sa petite soeur, en l’épargnant d’une réalité qu’il estime trop dure. Le garçon prend sur lui pour faire face mais rien ne le console de la perte de leur mère, faute à la violence de son père qu’il désigne comme l’Autre.
Pourtant il n’a pas perdu tout espoir que sa mère revienne un jour, analysant son départ comme une fuite salutaire que, du coup, il pardonne. Par contre sa soif de vengeance envers l’Autre est immense, malgré les valeurs éducatives positives qu’il a reçue de sa grand-mère pendant les quelques années où elle est venue habiter chez eux. Et les conseils de Claire, la vieille irlandaise aveugle à qui il fait la lecture.
Avant de partir sa mère, malheureuse de ne pas exister aux yeux des clients du supermarché où elle était caissière, lui avait extorqué une promesse (p. 32) : Promets-moi que, quand tu seras grand, personne ne sera invisible à tes yeux. C’est pire que le mépris. Pire que les coups.
Est-ce pour cela qu’il est si attentif aux autres et qu’il remarque (p. 34) Une fille invisible au rouge à lèvres discret qu’il sauvera d’une tentative de suicide ? Il y a pourtant des choses qui lui ont échappé et que le lecteur découvrira plus loin (p. 182) quand Olivier Dorchamps laissera sa soeur Lauren s’exprimer dans un chapitre unique et révéler de nouvelles violences.
Les romans parlant de violences conjugales ou familiales sont nombreux. Celui-ci est particulier en ce sens qu’il démontre pourquoi on peut les subir : Ce n’est pas par faiblesse que ma mère se laissait abuser; elle réfugiait sa liberté dans un coin de son esprit (p. 124). Et on sera d’accord avec lui pour estimer qu’ Il n’y a pas de coupable dans cette histoire. Il n’y a que des victimes (p. 251).
On va suivre l’évolution d’Adam avec l’espoir d’un avenir meilleur. Mais les choses ne tourneront pas comme il l’escomptait. L’auteur nous laisse imaginer la fin, qu’il laisse ouverte.
Je ne sais pas si on pourrait situer un scénario comparable dans la Cité radieuse de Marseille, construite par Le Corbusier un peu avant la Trellick Tower. Elle aussi revendique son appartenance au brutalisme. Plusieurs petits films récents la présente comme un paradis inscrit depuis 5 ans au patrimoine mondial de l’Unesco. Loin de l’image que l’Eden dégage dans ce roman.
Olivier Dorchamps est franco-britannique. Issu d’une famille cosmopolite, il a grandi à Paris et vit à Londres d’où il a choisi d’écrire en français.Il pratique l’humour, l’amitié et la boxe régulièrement.
Sélection Prix des Lecteurs de la Maison du Livre
Sélection Prix du roman Coiffard
Sélection Prix Louis Guilloux
Livre photographié sur Air ancien de Paul Klee (1925)
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