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mardi 15 octobre 2024

Almah - une jeunesse viennoise - 1911-1932 de Catherine Bardon

Comme beaucoup, j’ai découvert Catherine Bardon par son premier livre, je devrais préciser premier roman, parce que Les déracinés ne furent pas son premier ouvrage.

Je me suis laissée emporter par la saga familiale et par l’ensemble des portraits féminins que cette auteure nous offre. Il est plus fréquent d’ajouter une suite à un roman ou un opus supplémentaire à une saga que d’écrire un préquel, (terme anglais, mais d’aucuns disent présuite ou antépisode au Canada francophone), qui est, en littérature, au cinéma, dans les séries télévisées, en musique ou dans les jeux vidéo, une œuvre dont l'histoire précède celle d'une œuvre antérieurement créée.

L’exercice s’est imposé pour répondre aux attentes d’un lectorat impatient d’en savoir davantage sur la jeune femme qui est l’héroïne des Déracinés et dont nous avons suivi le formidable destin au fil de 4 tomes qui ont passionné 2 millions de lecteurs.
Vienne, 1911. Almah Kahn naît au sein d’une famille de la grande bourgeoisie juive. Son père, chirurgien réputé et grand amateur d’art, est aussi un mécène qui côtoie les plus grands artistes de l’époque. Sa mère, pianiste de talent, soigne son spleen auprès du docteur Freud dont elle est l’une des premières patientes.
Au cœur de ce bouillonnement culturel, Almah chemine vers l’âge adulte. Elle grandit dans une Autriche terriblement meurtrie par la guerre et marquée par la chute de la maison Habsbourg, tandis que se profile le spectre du nazisme.
À travers l’enfance et la jeunesse privilégiées d’Almah, ses amitiés, ses doutes et les premières épreuves infligées par la vie, Catherine Bardon dresse le tableau d’une Vienne qui jette ses derniers feux dans une Autriche au bord du gouffre, livrée aux soubresauts de l’Histoire.
Almah est le portrait puissant et ciselé d’une enfant puis d’une jeune femme vive, effrontée, indépendante et habitée par une soif d’absolu qui ne la quittera jamais.
Sur un plan strictement personnel, ce retour sur la jeunesse d’Almah me permet d’approcher le contexte que ma propre grand-mère a connu, puisqu’elle est née à la même époque. L’auteure a procédé comme toujours, en creusant encore davantage la documentation qu’elle avait rassemblée. Elle s’en est expliqué au cours d’une très intéressante rencontre qui a eu lieu ce matin en distanciel (une chance pour moi puisque je me trouvais encore au Mexique).

Catherine Bardon a passé beaucoup de temps à Vienne car la famille d’Almah est viennoise avant d’être autrichienne. Les Kahn étaient autrichiens depuis cinq générations, médecins de père en fils, et nul n’aurait pu être plus viennois (p. 106). Il était nécessaire de s’imprégner de l’atmosphère d’une ville qui a la réputation non usurpée d’être envoûtante et qui était le phare culturel de l’Europe au début du XX° siècle. C’est là qu’est née la psychanalyse et il était important que Freud soit présent dans le roman. La capitale est encore marquée par la culture des cafés où les écrivains s’installent des heures durant, à tel point qu’ils s’y font livrer leur courrier. Les monuments y ont été sauvegardés ou reconstruits et de nombreux hôtels particuliers ont subsisté.

Ce séjour était essentiel pour pouvoir restituer au mieux cette famille bourgeoise, cultivée et aimante et le mode de vie des habitants qui par exemple vont à l’opéra quelle que soit leur catégorie sociale.

Également pour témoigner de la déliquescence de l’empire autrichien en même temps que s’opère un glissement dans l’antisémitisme et vers le nazisme (même si celui ci n’est pas né dans ce pays). Les protagonistes se bercent d’illusions, refusant de voir les signes, manquant cruellement de lucidité. Jusqu’à ce qu’un jour la guerre les rattrape. Cette guerre que personne n’avait voulue et que l’on acclamait aujourd’hui avec ivresse. Même les écrivains s’en mêlaient, publiant essais et poèmes aux accents patriotiques, où guerre rimait avec victoire. Moins d’une semaine plus tard, par le jeu des alliances, l’Europe toute entière s’embrasait dans un conflit mondial (p. 42). Plus dure fut leur chute. 

La société y est encore traditionnelle. Les femmes ont rarement un métier, élèvent leurs enfants, tiennent salon. Leurs filles commencent à aller à l’université. Almah est élevée comme un garcon, avec une liberté équivalente, et choisira une profession qui est plutôt associée à des hommes, celle de dentiste. C’est encore une fois la réalité qui en est la raison puisque la dentiste du kibboutz de Sosúa était une femme.

Par contre Catherine avait déjà une connaissance intime des personnages et plusieurs éléments caractéristiques de la famille existaient préalablement. Elle les a repris comme la collection d’œuvres picturales de Julius (le père), chirurgien de renom et mécène. Voilà d’ailleurs pourquoi figurent, dans la version papier, deux tableaux de Max Kurzweil, un des cofondateurs de la Sécession viennoise en 1897, avec Gustav Klimt. Ces oeuvres sont toutes deux encore visibles à Vienne mais je ne saurais les décrire puisque j’ai lu le roman en version numérique. Je n’ai malgré tout pas oublié que le premier jouera un rôle important pour monnayer certaines choses pour Almah et son mari.

Il aurait pu être choisi pour illustrer le livre, ce qui était d’ailleurs la première intention de l’auteure parce que le tableau d’Almah à cinq ans symbolise toute la poésie de l’enfance. Cependant la couverture retenue in fine reflète admirablement l’esthétisme des années 1930 tout autant que le potentiel d’une jeune femme en devenir.

Hannah (la mère) apparaissait déjà dépressive et fragile dans le tome 1 de la saga. Mais débordante d’amour pour son mari et son enfant. Solaire également car très cultivée, belle et pianiste talentueuse. Le choix du prénom de sa fille est justifié par cet amour pour la musique. En l’honneur d’Alma Mahler, artiste et figure féminine libre qu’elle admirait. Et avec un H final, comme à son propre prénom. Julius était d’accord. Il était toujours d’accord avec les décisions de son épouse (p. 12). Une autre raison est à chercher dans l’œuvre du compositeur du lied n° 4, le Chant pour des enfants morts, car le couple a perdu un garçon quelques années auparavant. Julius le sait parfaitement : Quand il entendait sa femme jouer ce morceau, ce n’était pas bon signe, et pire (p. 13).

On connaissait la volonté et le caractère bien trempé d’Almah. Nous ne sommes pas surpris de la voir enfant comme une boule d’énergie, une tornade de bonne humeur. Vu du point de vue de sa mère elle allait la rendre folle. Cette enfant, on ne pouvait la contenir, elle avait trop de vitalité, elle désobéissait sans arrêt et n’en faisait qu’à sa tête (p. 39). Catherine s’est amusée à écrire les chapitres qui illustrent son impertinence et sa détermination. C’est habile également d’orienter parfois notre regard sur le couple de domestiques, Alois et Teofila.  On retrouve la vivacité de son style, suffisamment imagé pour qu’on ait le sentiment d’y être. Les chapitres sont courts. Notre seule envie est de poursuivre la lecture.

Ce livre ne déroge pas aux autres. L’amitié y est essentielle , et particulièrement pour le sexe féminin. Sur le plan de la construction narrative la présence d’une "meilleure" amie permet de camper un contrepoint qui peut agir différemment et faire d’autres choix. C’est un personnage totalement fictif (qui n’apparaît pas plus tard au sein de la saga proprement dite) et qui permet aussi à Almah une première confrontation avec le drame.

Les nouveaux lecteurs pourront aussi bien commencer par celui-ci que par le tome 1. Cependant Une jeunesse viennoise offre l’intérêt de mieux faire connaître les parents et d’entrer progressivement dans le bouleversement historique qui pour nous, avec le recul, semble une évidence mais qui ne l’était pas pour tout le monde à l’époque. Pour les autres ce sera "une petite gourmandise à déguster après la quadrilogie".

On pourrait conseiller de lire en écoutant de la musique comme Catherine confie l’avoir fait pendant l’écriture : avec les symphonies et les lieder de Gustav Mahler, les poèmes symphoniques de Richard Strauss et les sonates de Franz Schubert (p. 182), auxquels on pourrait ajouter des valses viennoises, Wagner, également Mozart qu’Hannah interprète au piano.

Intitulé Le mot de la fin, le dernier chapitre donne l’impression que la boucle est bouclée et qu’un point final est posé à la saga. Le dernier chapitre est émouvant . Cependant le livre se termine par une invitation : On se donne rendez-vous pour une prochaine aventure ? (p. 183)

Interrogée sur ses projets, Catherine a exprimé un doute sur le choix d’un nouveau destin de femme en finissant par lâcher que ce serait peut-être un récit davantage fictif. Pour ma part j’aurais parié sur un autre prequel, orienté sur la jeunesse de Wil, le futur époux d’Almah. Parce que nous sommes très nombreux à ne pas vouloir quitter ces Déracinés. 

Almah - une jeunesse viennoise - 1911-1932 de Catherine Bardon, Les Escales, en librairie depuis le 10 octobre 2024
L’un en version numérique de 192 pages

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