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mercredi 2 octobre 2024

Vous ne connaissez rien de moi de Julie Héraclès

Vous ne connaissez rien de moi nous culpabiliserait presque. On l’a connue sous le nom de "La Tondue de Chartres" parce qu’elle a été photographiée par Robert Capa le 16 août 1944, non loin de la préfecture, rue Collin-d'Harleville (dont cette portion de rue a été renommée place Jean-Moulin). Aurait-elle été jugée -sans forme de procès- par des gens qui voulaient faire un exemple ?

Julie Héraclès a mené l’enquête sur cette terrible époque qui, faisant suite à la Libération, prétendait mettre de l’ordre quitte à dépasser elle aussi les bornes.

Il ne s’agit pas de réhabiliter cette femme dont le comportement n’est pas acceptable. L’intérêt du roman, qui est revendiqué en tant que fiction, est d’éclairer l’époque et de lancer des hypothèques pour nous permettre de comprendre comment les choses ont pu s’enclencher et en arriver là en ce 16 août 44. C’est ce processus sur lequel l’auteure nous alerte en ayant choisi une citation de Philippe Claudel pour figurer en dédicace de son ouvrage : "Les salauds, les saints, j’en ai jamais vu. Rien n’est ni tout noir, ni tout blanc, c’est le gris qui gagne. Les hommes et leurs âmes, c’est pareil… (p. 6).

L’auteure n’a conservé de Simone que le prénom et quelques éléments biographiques connus et indubitables. Pour le reste, il faut considérer son ouvrage comme un roman qui brosse le portrait d’une femme intelligente, maltraitée par la vie, courageuse et volontaire, dénuée (hélas) de sens patriotique, quasi naïve lorsqu’il est question de politique et ignorante des enjeux humains liés à la Seconde guerre mondiale.

J’ai beaucoup apprécié le travail de la romancière, qu’il faut saluer d’autant plus que c’est un premier roman. Mais je me suis aussi intéressée à la véritable femme, Simone Touseau, âgée de 23 ans en 1944, tenant dans ses bras un bébé né quelques mois auparavant de sa relation avec un soldat allemand. Ce forfait lui valu d’être tondue, comme dix autres femmes (dont deux prostituées) mais elle sera la seule à être marquée au fer rouge. 

Le roman s’arrête le 16 août. Après cette journée effroyable, Simone et sa mère seront incarcérées. L’insuffisance de charges contre elles leur permettront de sortir de la prison de la Roquette deux ans plus tard. La famille quittera Chartres pour Saint-Arnoult. Simone travaillera dans une pharmacie, se mariera, aura deux autres enfants, ira rendre visite plusieurs fois à la famille allemande de son aînée. Mais, rattrapée par son passé, elle perdra son emploi, sombrera dans la dépression et l’alcool. Elle mourra en 1966. A seulement 44 ans.

La lecture du roman et la connaissance du contexte amènent forcément à des interrogations. Les choses auraient-elles été différentes si les parents de Simone n’avaient pas été victimes de la dépression économique de 1929 et s’ils avaient supporté leur déclassement ? S’ils n’avaient pas élevé leur fille dans un conservatisme catholique en lui inculquant des "valeurs d’extrême-droite ? S’ils lui avaient permis de se forger un esprit d’analyse et d’acquérir de la maturité (preuve qu’être une excellente élève à l’école ne suffit pas).

On est tenté de répondre que non, que la responsabilité (culpabilité) de Simone est totale puisque sa sœur n’a pas emprunté le même chemin. Mais celle-ci n’a pas étudié l’allemand à l’école, n’est d’ailleurs pas allée dans le même établissement (où Simone a subi des humiliations qui aujourd’hui seraient qualifiées de harcèlement). Elle n’a pas connu, suite à des punitions sévères, une alopécie réactive (p. 34) qui lui donne déjà l’allure d’une tondue.  Elle n’a pas été abusée par le fils de son enseignante, puis rejetée par lui et sa famille.

Quel moment pathétique quand elle annonce sa grossesse à celle qu’elle imaginaire devenir sa belle-mère mais se heurte à un mur : "Ça suffit, Simone. Ne me parle pas de famille. Les gens comme toi, on leur donne la main et ils se croient autorisés à toutes les grossièretés. Nous n’avons plus rien à nous dire. Adieu, Simone." ( p. 132)

Quelle horreur que de devoir alors avorter, dans les conditions périlleuses. On pense au film Une affaire de femmes de Claude Chabrol, à bon escient puisque Julie Héraclès l’a revu. Il n’empêche que cette fiction fut une horrible réalité, parfois mortelle.

Il ne s’agit pas de chercher des circonstances atténuantes mais on notera tout de même que le fils "bon" patriote se conduit comme un salaud, à ce moment là, et guère mieux à la Libération quand il n’intervient pas pour protéger Simone de la folie de ses tortionnaires.

Elle va continuer à être une excellente élève, avec pour principal objectif de réussir le bachot. Simone doit ensuite travailler. Elle est embauchée par l’administration allemande (et ce n’est pas un agent secret, loin de là). Elle tombe amoureuse d’un soldat allemand qui garde ses distances vis à vis du mouvement nazi. On ne peut pas dire qu’elle est grandement coupable d’avoir eu de vrais sentiments. On en a la preuve en apprenant avec quel courage elle est allée le retrouver en Allemagne dans l’hôpital où il est soigné à son évacuation du front russe.

Le lecteur n’a aucune peine à entrer dans son cerveau en ce 16 août 1944 qui constitue le fil rouge du roman : Aujourd’hui, vous m’avez rasé le crâne, vous m’avez marquée au fer rouge et maintenant vous m’insultez comme une chienne. Mais vous ne me détruirez pas. Vous n’aurez pas cette étincelle qui me pousse à continuer, envers et contre tout. Car, aujourd’hui, encore plus qu’hier, je suis forte d’un trésor inestimable. Un trésor que beaucoup d’entre vous passerez toute une vie à chercher et n’obtiendrez jamais. J’ai aimé. Et j’ai été aimée.

Ce qui est admirable dans la construction littéraire, c’est d’avoir inséré des épisodes qui auraient pu déclencher une prise de conscience. Comme son amitié avec sa camarade de classe, Colette dont elle ne prête pas attention à la religion (juive). Il faut dire que Simone est naïve, ne fait pas grande différence entre les personnes et qu’en octobre 1939 la guerre est encore invisible pour elle. Et pourtant elle refuse alors d’intégrer un groupe de jeunes désireux d’ordre et qu’elle devine trop extrémiste.

Une chose est certaine, Simone ne manigance pas. Elle dit les choses en face et si elle connaissait la réalité elle s’offusquerait. Le personnage s’exprime quasiment sans filtre et le récit étant à la première personne nous sommes dans sa tête, parfois dans ses tripes, et on ne peut alors que compatir lorsqu’elle se heurte à l’injustice, apprécier les interventions régulières et bienfaisantes de sa sœur, accepter son admiration pour cet allemand philanthrope qui l’aime d’abord d’un amour platonique.

J’ai retrouvé avec bonheur des mots qui appartiennent à mon enfance et que je n’entends plus comme croûter ou becqueter pour signifier avec humour le moment de déjeuner. Il ne fait aucun doute que Julie Héraclès s’est documentée sur le lexique quotidien de l’époque. Etant elle-même une habitante de Chartres elle a soigné ses descriptions de la ville et c’est un autre point fort de sa narration.

Rien n’est ni tout noir, ni tout blanc Il était important de nuancer ce moment consécutif à la Libération. Simone fut tondue (et marquée au fer rouge). Certaines femmes ont été torturées, violées ou même assassinées. Ce furent des épisodes de joie et d’excès, emprunts de folie. On a condamné sans juger et Julie Héraclèes, elle, considère, pèse, estime, propose.

Son roman est remarquable. Je ne suis pas étonnée qu’une adaptation cinématographique soit déjà envisagée. Et je ne le serai pas davantage de voir bientôt un nouvel ouvrage sous la plume de cette auteure.

Vous ne connaissez rien de moi de Julie Héraclès, ICLattès, en librairie depuis le 23 août 2023
Prix Stanislas 2023 Meilleur premier roman de la rentrée littéraire

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