C'est la quatrième création de la compagnie Le Nez au Milieu du Village qui nous oblige à mettre le nôtre -de nez- sur les rouages malsains de notre société.
J'ai découvert le travail de Florian Pâque et de Nicolas Schmitt il y a 4 ans avec Etienne A. au formidable ParisOffEstival dont c'était la première édition. Déjà, à cette époque, on ne pouvait s'empêcher de faire le rapprochement avec l'univers de Ken Loach.
Tous deux continuent de tracer le sillon (qui hélas n'est pas près de se combler) de l'invisibilité et de l'ubérisation, au sens large du terme, celle qui à grande échelle entraîne la marchandisation et la robotisation dévorantes des individus. Après la plateforme d'acheminement de colis voici celle qui prend en charge les courses humaines.
Sur le toit de la Grande Tour, Antoine regarde les horizons qui s’ouvrent devant lui. Il rêve de s’envoler vers Patong en Thaïlande, loin de sa ville où tous les citadins, vus du ciel, semblent des fourmis à l’ouvrage. Pour Antoine, l’échappatoire serait de devenir chauffeur à son compte et de travailler pour "La Plateforme", une application mobile dont les publicités inondent les réseaux sociaux. Les promesses seront-elles toutes tenues ? Et jusqu’à quel sacrifice Antoine sera-t-il prêt à consentir pour échapper à sa condition ?
La Compagnie cultive l’art de la récupération avec cohérence. Antoine est le prénom du fils de celui qui manipulait les cartons qui s’empilaient sur la scène d’Etienne A. et qui ont donné naissance à une ville interminable qui, pour devenir belle et tant soit peu onirique, doit être regardée depuis un toit terrasse.
Vue d’en haut elle devient alors le territoire d’une multitude d’individus qui, à l’instar des fourmis, ne cessent de le parcourir. Si, au Lucernaire, le carré lumineux dessinant sa frontière n’apparaît pas nettement, on peut croire que le spectateur le verra se détacher sur un plateau de 10 mètres d’ouverture.
Au début de la représentation, deux amis grimpent jusqu’au 42 ème étage pour se rendre compte qu’il n’a a rien à voir, si on considère que rêver ce n’est rien. Il suffit que les lumières s’allument dans les cartons pour qu’on convienne que C'est beau une ville la nuit, comme l’écrivait Richard Bohringer dans une autofiction parue en 1988 aux Éditions Denoël.
La ville ne dort jamais. Antoine voudrait savoir où se trouve l’Asie. A droite sur la carte répond Jérémy qui désire rester sur place. Ce n’est pas lui qui ferait des sacrifices pour financer un séjour à Patong, une station balnéaire où il fait éternellement beau, située sur la côte ouest de l'île de Phuket, face à la mer d'Andaman au sud-ouest de la Thaïlande.
Depuis le toit, la ville est sans limite et sans honte, en constante activité. Les lumières bleuissent et des cohortes de fourmis apparaissent en surimpression sur les cartons et circulent de l’un à l’autre. Le dialogue entre les amis devient poétique. La musique s’élève crescendo. Changement de personnage : Florian Pâque est le père, exprimant sa passion pour le football.
C’est lui qui endossera tous les (autres) rôles alors que Nicolas Schmitt restera Antoine, mais on verra l’homme progressivement s’affaiblir car outre le traitement du sujet il faut souligner al qualité de l’interprétation. Son travail dans un Fast Food (où le mot fast n’a jamais résonné avec autant de justesse) le robotise sous les ordres d’un chef odieux, obsédé par le rendement. Il sera une proie facile pour le chant de la sirène Uber (le mot n’est pas dit mais on le devine) qui lui promet de la rejoindre pour faire baisser la pression. Il ne s’en doute pas : le pire est à venir.
Mais pour l’heure la ville de ce nouveau monde moderne est devenue rose avec la promesse très tentante de gagner 8 000 euros par mois, pourvu qu’il accepte de rouler dans une belle voiture, qui lui demandera donc d’investir 30 000 euros, et bien entendu de s’endetter au-delà de ses capacités de trésorerie et de remboursement. Au final, en travaillant comme un dingue, même la nuit, il n’arrivera qu’à se faire 600 euros par mois.
Les chiffres sont sans doute exacts, à peu près. On pourrait faire un portrait semblable de certains agriculteurs qui se ruinent en enchaînant des heures harassantes. Edouard Bergeon l’a dénoncé en 2011 dans un documentaire qu’il a tourné après le suicide de son père, et qui fut brillamment adapté au théâtre par Elise Noiraud, qui ensuite fera un autre travail remarquable dans le domaine des Ressources humaines.. Et de ceux qui reprennent des fonds de commerce sous enseigne célèbre promettant monts et merveilles. Beaucoup ne parviennent même pas à se salarier après plusieurs années harassantes et finissent par mettre la clé sous la porte. Ou enfin de ces nouveaux agents immobiliers qui se disent indépendants mais qui sont les acteurs d’une extension de l’ubérisation. Et même de ces chargés de diffusion qui, dans le secteur culturel, cumulent les contrats avec une quarantaine de compagnies qu’ils ne pourront pas satisfaire toutes. On pourrait multiplier les exemples sans parvenir à exprimer une hiérarchie dans l’horreur. On pense aussi au livre À pied d’œuvre de Franck Courtès même s’il se déroule dans le cadre de ce qu’on appelle les petits boulots.
D’autres écueils sont à craindre. Comme la rencontre malheureuse avec un client difficile qui laissera un avis pourri sur le site. On le voit bien dans l’excellent film de Boris Lodjkine L’histoire de Souleymane primé au Festival Paysages de cinéastes où recevoir une étoile comme appréciation a des répercussions catastrophiques. S’il y a au moins une chose que nous, clients (sauf à ne pas l’être) pouvons faire c’est d’avoir un peu d’indulgence et de ne pas écrire d’avis négatif. Et d’imaginer des solutions plus respectueuses, comme l’a fait la ville de Sainte-Suzanne avec l’initiative d’un taxi collectif à 4 euros la course pour que ses habitants puissent se rendre à Laval.
Antoine bosse encore davantage, jusqu’à s’abrutir, et le voilà qu’on entend scander en boucle "J’y arrive pas. Je dors pas". Franck, le représentant allégorique de la plateforme, qui porte le prénom véritable de l’algorithme d’Uber, et qui était (aussi, et c’est un hasard) le prénom du manager d’Etienne A., détient la solution : il suffirait de copier la fourmi qui peut faire 250 micro siestes par jour. Ce fut d’ailleurs le secret du dynamisme de Jacques Chirac pendant sa présidence de la République, même s’il n’atteignait pas un tel nombre de temps de repos, à l’inverse d’autres hommes politiques ayant besoin d’une récupération nocturne de plus de huit heures.
Cette injonction ironique de Franck est une forme de manipulation car l’insecte dont les capacités cognitives lui ont permis de survivre aux dinosaures n’agit jamais pour son propre compte mais pour le bien de la colonie. Je l’ai appris en visitant Mille milliards de fourmis au Palais de la découverte il y a une dizaine d’années une exposition très intéressante nous apprenant leur mode de vie sociétale.
Ce personnage apparaît régulièrement sous les traits d’une sorte de cyclope toujours plus harcelant et avide de profit. Son œil exorbité se retrouve sur l’affiche avec une fourmi qui chatouille son iris. Il rappelle plusieurs références, comme celle de 1984, le roman dystopique de George Orwell publié en 1949. Mais il évoque surtout la surveillance constante à laquelle sont soumis les prolétaires pressurés par toutes les plateformes.
A force de rouler Antoine va crouler et se couper de tout son entourage. La fin n’est malgré tout pas aussi tragique que dans la vraie vie puisqu’il ne perdra pas son copain et qu’il fera la paix avec son père, laissant le public sur la perspective d’un message d’espoir.
On a tous des envies de voyage. Certains partiront. D’autres accrocheront un poster. Réfléchissons qu’ailleurs n’est peut-être pas un monde meilleur et qu’il serait stupide d’y répliquer notre façon de vivre en profitant d’un pouvoir d’achat supérieur. N’oublions pas que nous sommes responsables de celui dans lequel on se trouve. A nous d’en faire bouger (positivement) les limites. Et d’éviter de devenir la fourmi d’un autre … un comble à une époque où le maître mot à la mode est devenu "bienveillance" dans la bouche des professionnels des relations humaines.
Les deux artistes multiplient volontiers les rencontres-débats avec collégiens et étudiants dans un cadre scolaire. Chaque élève a le souvenir d’avoir récité en classe La cigale et la fourmi. S’il y a des avantages tentants à vivre en cigale chacun a retenu la leçon de La Fontaine. Il vaut mieux se comporter en fourmi si on veut pouvoir manger à sa faim. Mais est-ce si certain ?
Fourmi(s) constituait le dernier volet d’un tryptique consacré à l’ubérisation. Ils vont continuer à nous interroger sur d’autres questions sociététales, ce qu’on désigne sous le terme de "double contrainte" avec leur prochain spectacle dont le titre sera "Appuyez sur dièse", avec un texte déjà édité lui aussi chez Lansman. Comme à leur habitude ils sont partis d’une série d’entretiens car s’il ne s’agit pas de théâtre documentaire ni militant, c’est tout de même du théâtre documenté, réellement engagé, a minima engageant, en ce sens qu’il nous incite à réfléchir sur nos comportements enfin de rendre la vie plus humaine. Et s’ils font un tant soit peu trembloter le capital ils auront le sentiment d’avoir accompli ce qui devait l’être.
Il y aura cette fois plus de comédiens sur le plateau et nous serons projetés dans l’univers de la santé. Le point de départ est le décès d’une femme en raison du non déplacement d’une équipe du Samu. Le résultat sera encore une fois très sourcé mais fictionalisé. D’ici là Fourmi(s) effectuera une longue tournée en France, en Belgique et même à Monaco.
Avec Florian Pâque (le père, Franck, Jérémy, etc …) et Nicolas Schmitt (Antoine)
Création sonore Camille Vitté
Costumes Rémy Vitté
Création lumières et vidéo Hugo Fleurance
Du 18 septembre au 3 novembre 2024
Du mardi au samedi à 21 h, le dimanche à 17 h 30
Au Lucernaire - 53, rue Notre-Dame-des-Champs - 75006 Paris
Le texte de la pièce est publié aux éditions Lansman
Dans le silence des paumes, de Florian Pâque (2023)
Fourmi(s), de Florian Pâque (2023)
Sisyphes, de Florian Pâque (2021)
Étienne A., de Florian Pâque (2020)
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