Si l'ouvrage n'avait pas été sélectionné par les bibliothécaires du Plessis pour le Prix Robinsonnais 2012 je crois que je ne l'aurais jamais ouvert. Je n'avais pas particulièrement envie qu'on me raconte cette désastreuse et véritable histoire du gang des barbares qui nous renvoie à une cruauté d'un autre âge. Etre sérieuse a du bon. J'ai décidé de le lire et je peux vous dire que c'est un récit qu'on ne lâche pas.
Il y a vingt ans, Morgan Sportès signait L’appât, roman dont l’adaptation au cinéma par Bertrand Tavernier reçut l’Ours d’or à Berlin. C'est dire combien il était légitime qu'il ait eu envie de regarder de près cette affaire qui commence par un guet-apens amoureux.
Mais, très habilement, il met en avant une citation de Nietzsche : Il n'y a pas de faits, il n'y a que des interprétations. Et nous voici d'accord pour l'écouter, et avaler toute l'affaire sans chercher à discuter le point de vue que l'éditeur présente de cette façon :
En 2006, après des mois de coups tordus et d’opérations avortées, une petite bande de banlieue enlève un jeune homme. La rançon exigée ne correspond en rien au milieu plutôt modeste dont ce dernier est issu. Mais le choix de ses agresseurs s’est porté sur lui parce que, en tant que Juif, il est supposé riche. Séquestré vingtquatre jours, soumis à des brutalités, il est finalement assassiné. Les auteurs de ce forfait sont chômeurs, livreurs de pizzas, lycéens, délinquants. Certains ont des enfants, d’autres sont encore mineurs. Mais la bande est soudée par cette obsession morbide: «Tout, tout de suite.»
Morgan Sportès a reconstitué pièce par pièce leur acte de démence. Sans s’autoriser le moindre jugement, il s’attache à restituer leurs dialogues confondants d’inconscience, à retracer leur parcours de fast-foods en cybercafés, de la cave glaciale où ils retiennent leur otage aux cabines téléphoniques d’où ils vocifèrent leurs menaces, dans une guerre psychologique avec la famille de la victime au désespoir et des policiers que cette affaire, devenue hautement «politique», met sur les dents.
Yacef est le cerveau (dérangé) de toute l'affaire. Il a compris que ce n'est pas en "taffant" qu'il gagnera du blé (p.29) alors que'il croit savoir comment en ramasser à la pelle. Le caïd ne vapes se gêner... Dommage ! Tout petit il hésitait entre bandit et baveux (avocat). L'école a décidé pour lui en l'envoyant au lycée professionnel, une structure dans laquelle il ne trouvera pas sa place.
Il grandit entre haine de soi et narcissisme, honteux de se origines. Sa position de hors-la-loi l'entraine à enchainer les délits. Après un enlèvement raté il récidive en choisissant, au hasard, un feuj (juif) d'une boutique de téléphonie du boulevard Voltaire, non pas par racisme, mais par strict intérêt commercial puisqu'il le croit riche, donc moneyable.
L'auteur pointe la responsabilité de la police qui interdit le paiement de la rançon (p.255). En suivant cette recommandation la famille du jeune homme condamne leur enfant. Il aurait fallu en quelque sorte éponger les frais, et faire en sorte que les ravisseurs gardent la tête hors de l'eau. La police de proximité aurait sans doute été plus clairvoyante que la profiteuse chargée du dossier. Tant qu'on imagine avoir affaire à un crime raciste on ne peut pas le traiter correctement.
La"crim" suivra "l'africain au bonnet noir" comme dans un jeu vidéo, de taxiphone en publiphone, en cybercafé, sans le serrer. La bande sillonne la région parisienne du nord au sud, en voiture ou par les transports en commun. On se dit en frissonnant qu'on a sans doute croisé l'un d'entre eux dans le bus 128 ...
Et l'otage pendant ce temps ? La police ne semble guère s'inquiéter de lui. La marchandise n'est pas cotée. Les boss de Bobigny n'investiront plus sur le cheval. Ils laissent choir Yacef que quelques rares fidèles continuent à soutenir, la trouille au ventre. Tous les rêves s'écroulent. Etre fan de la série télévisée les Experts ne suffira pas pour gagner la partie. La logistique est déplorablement défectueuse. Le lecteur constate avec effroi que personne n'est à la hauteur et que finalement l'affaire se caractérise par un stupide problème de communication.
Il est hors de question de cautionner l'enlèvement au motif que les petits malfrats avaient besoin de thune. Ceci posé l'auteur réussit à partager son désir de comprendre. La force du livre est de restituer le déroulement sans juger. Et de nous donner des pistes, par exemple avec cette citation de Patrick Le Lay, ex-président de TF1 (p.119) : Pour qu'un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour ovation de le rendre disponible : c'est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible.
Une même affirmation que je lirai dans le récit autobiographique de Dominique Cantien, et dont je rendrai compte dans quelques jours ...
Si, en effet, tout prenait racine dans l'indigence intellectuelle et morale de nombre de quartiers marqués autant par une indigence architecturale et culturelle. La société a laissé se creuser un effroyable vide qui menace de l’aspirer tout entière.
Tout, tout de suite de Morgan Sportès, Fayard, 2011, Prix Interrallié
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