Il faut aller au Théâtre de l'Epée de Bois. C'est un de ces lieux que j'affectionne. Parce qu'on s'y sent à l'aise, même si on y vient pour la première fois. Situé au cœur de la Cartoucherie de Vincennes, dans cet espace si propice à la création, au milieu du Bois de Vincennes, dans l’ancienne usine de munitions de l’Armée Française, où cinq entreprises théâtrales ont trouvé leur abri.
Chacune d’entre elles a fait son théâtre dans ces hangars. Le Théâtre de l'Aquarium est métallisé. La Tempête à son caractère propre. L'Epée de bois est, comme son nom l'indique, tout en bois.
Les sièges, comme les murs et le sol de la Salle II (170 personnes), sont entièrement faits en bois. La salle Pierre en accueille 300.
Même l'espace de l'Atelier, où l'on construit les décors, est parfois utilisé pour organiser des spectacles de rue, en raison de sa lumière naturelle, ou encore pour accueillir des associations culturelles.
Le public est surpris dès son arrivée dans le hall. C'est ici que l'on peut se restaurer avant et après le spectacle, dans ce qui ressemble à une guinguette. Parfois, on joue aussi dans cet espace pouvant accueillir 80 spectateurs.
Mesure de nos jours a lieu au premier étage, auquel on accède par la mezzanine. Dans la Salle "Studio"dévolue aux petites formes (pour 70 personnes). Dès l'entrée on respire l'atmosphère d'un confessionnal. Un petit bureau sous un faisceau de lumière. Cinq chaises alignées pour accueillir des confidences.
Chaque comédienne arrive sur scène en tenant un livre serré contre elle, et on imagine un missel alors que ce n'est pas cela.
Le parquet grince. Les talons claquent. Ce n'est pas seulement le bois qui s'exprime. C'est le poids des confidences. Elles étaient 48 à revenir avec Charlotte Delbo d'Auschwitz qui se rappelle ce moment où toutes ses compagnes se sont dissoutes dans la foule qui les attendait à l'Hôtel Lutetia.
Charlotte s'interroge, au bord de la folie : si je confonds les mortes et les vivantes, avec lesquelles suis-je ?
Un étrange canon a capella s'enclenche mécaniquement : vous ne croyez pas ce que nous disons parce que si ce qu'on dit était vrai nous ne serions pas là pour le dire. Le canon sonne, s'élevant crescendo jusqu'à ce cri : pourquoi ? Entraînant une réponse implacable : parce qu'ici tout est inexplicable.
On connait aujourd'hui l'évolution du stress post traumatique. Mais quand Charlotte Delbo est revenue on ne savait rien du processus. Comment faire pour survivre ? Comment faire pour vivre à nouveau ? Que faire de ses souvenirs ?
Avec son écriture singulière, Charlotte dit la vie après, quand toute capacité d’illusion et de rêve semble définitivement perdue. Elle dit cette difficulté à s’inscrire à nouveau dans la réalité, à pouvoir à nouveau tisser des liens profonds avec ceux qui n’ont pas fait le même voyage.
Je vivais comme en filigrane, explique-t-elle.
Chacune relate une expérience et toutes sont aussi terribles. Les sourires ne masquent rien de l'horreur. C'était pire qu'être usée. Être vidée de vivre.
Chacune interroge la finalité de ce qu'elle a subi. Cela n'aura servi à rien puisque le monde reste encore à changer. Le fanatisme demeure. Tous ces morts auraient donc été inutiles ? Il faut qu'elle serve notre revenue!
Les mots n'ont plus le même sens. Dire qu'on a peur, qu'on a faim, qu'on a soif, cela n'a pas le même sens maintenant et pour nous.
Ceux qui nous aiment veulent que nous oublions. Mais ce serait atroce !
De quoi faut-il se souvenir et oublier pour sauver sa tête ?
Le texte de Charlotte n'est pas que plainte et désolation, loin de là. Il s'en échappe un humour et une vitalité et humour vivifiante, aussi étrange que cela puisse paraitre.
Aller à un enterrement est une occasion de revoir les vivants.
La séparation femmes et enfants d'un côté, hommes de l'autre ne m'inspirait pas confiance, analyse l'une des revenantes. J'ai prétendu être adulte. J'ai été placée dans la bonne colonne.
La "bonne" colonne, en ce sens qu'elle n'est pas allée directement prendre la douche dont elle ne serait jamais revenue. On leur avait promis que rien ne serait pareil ( à leur retour). Et elles découvrent que tout est pareil.
Chacune se livrera au public. Elles sont six sur scène, mais elles sont bien davantage ... les récits s'entrecroisant parfois.
Chacune se livrera au public. Elles sont six sur scène, mais elles sont bien davantage ... les récits s'entrecroisant parfois.
De fait j'ai l'impression, moi, simple spectatrice, que je pourrais croiser une de ces dames dans la rue. Rien ne les distingue des personnes "ordinaires".
On frise la confidence authentique. Et on comprend qu'une seule vie ne suffit pas pour soigner un tel traumatisme, qui se répercute donc sur les générations suivantes.
Mesure de nos jours de Charlotte Delbo(Les Editions de Minuit)
Du 5 au 22 mars 2015, Jeudi et vendredi à 20h30, Samedi à 16h00 et 20h30, Dimanche à 16h00
Mise en jeu et en espace : Claude-Alice Peyrottes Assistante: Maryse Ravéra
Avec Sophie Amaury, Sophie Caritté, Marie-Hélène Garnier, Maryse Ravéra, Maud Rayer, Claude-Alice Peyrottes
Costumes Nicolas Fleury
Régie Marco Leroy
Production et création Compagnie Bagages de Sable 2013, Coproduction Centre Dramatique Régional de Haute Normandie, Théâtre des deux Rives / Rouen
Merci à Elise pour la photo des chaises et à Stéphanie Petitjean pour les deux photos de répétition.
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