Je connaissais Emmanuel Dongala parce qu'il avait publié un livre que j'avais beaucoup apprécié, Photo de groupe au bord du fleuve, dont je me suis d'ailleurs réjouie qu'il reçoive plusieurs prix. Cette fiction s'appuyait sur la révolte de femmes vendeuses de cailloux pour obtenir des conditions de vie plus décentes, pour dénoncer, non sans humour, une Afrique contemporaine misogyne et corrompue.
C'est que cet auteur emploie l'art du détour pour faire passer des messages d'engagement, souvent très forts, mais rares. Quand je n'ai rien à dire, je me tais, précisa-t-il avec humour à l'assemblée venue l'écouter dans la salle de conférences du musée Dapper le samedi 18 février dernier.
La lecture de son nouveau livre, La Sonate à Bridgetower, justifie qu'il fallut 7 ans pour l'écrire. Alors qu'il s'était jusque là attelé à des histoires totalement imaginaires il a choisi pour celui-ci de raconter une histoire vraie, quoique tombée dans l'oubli. Il nous introduit dans les milieux artistiques du XVIII° siècle, et qui nous fait voyager à travers l'Europe. Et le résultat est absolument fascinant.
N’en déplaise à l’ingrate postérité, la célèbre Sonate à Kreutzer n’a pas été composée pour le violoniste Rodolphe Kreutzer, qui d’ailleurs ne l’a jamais interprétée, mais pour un jeune violoniste dont le nom n'est pas resté dans les mémoires, pourtant grand virtuose, ami de Beethoven qui écrivit la sonate pour la jouer avec lui.
Il s'agit de George Bridgetower, qui débarqua au début de l’année 1789 à Paris, alors âgé de neuf ans, avec son père, un Noir de la Barbade qui se faisait passer pour un prince d’Abyssinie. Arrivant d’Autriche, où George avait suivi l’enseignement de Haydn, ils étaient venus chercher l’or et la gloire que devait leur assurer le talent du garçon… De Paris à Londres, puis Vienne, ce récit d’apprentissage aussi vivant qu’érudit confronte aux bouleversements politiques et sociaux – notamment la mise en cause de l’esclavage aux colonies et l’évolution de la condition des Noirs en Europe – les transformations majeures que vit le monde des idées, de la musique et des sciences, pour éclairer les paradoxes et les accomplissements du Siècle des lumières.
Emmanuel Dongala a eu envie d'écrire à partir d'un sujet dont il ne connaissait pratiquement rien, si ce n'est le point de départ. Il venait de lire, curieux hasard, la Sonate à Kreutzer de Tolstoï quand il entendit à la radio que la pièce du même nom n'avait pas été écrite par Beethoven pour Kreutzer, très célèbre violoniste français de l'époque, mais pour le jeune George Bridgetower, né de père africain et de mère polonaise. Ecrire un roman à partir de faits réels fut une très forte motivation ...
L'existence d'une élite noire
A cette époque, et malgré la pratique de l'esclavage, la couleur de la peau fascinait dans la haute société. Plusieurs termes étaient employés pour désigner le degré de métissage, celui de mulâtre n'étant alors pas péjoratif, malgré l'origine étymologique faisant référence au mulet. Quand on était à moitié blanc, on était mulâtre, avec un quart de sang blanc quarteron, un huitième octavon, un seizième mamelouk, et ainsi de suite.
Le mariage était interdit entre un homme noir et une femme blanche mais il y avait évidemment des naissances de parents différents. Classiquement, le mulâtre était censé être l'enfant d'un maître blanc ayant engrossé une esclave noire. La situation de George Bridgetower, avec une mère polonaise et un père noir était une situation inimaginable. Si bien qu'au cours de son voyage on demande souvent au père de Georges qui est "le père" de l'enfant tout en acceptant l'idée qu'il soit son fils, mais "adoptif".
Plus loin on apprend que Angelo Soliman, valet de chambre du prince von Lobkowitz, puis précepteur du prince Franz Josef Wenzel du Liechtenstein, épousera secrètement la sœur du général français Kellermann. Mais on sera outré aussi de lire qu'il fut à sa mort naturalisé et exposé dans un musée, comme en rend compte Musil dans l'Homme sans qualité.
L'orientalisme était à la mode comme en atteste une scène du Bourgeois gentilhomme. Le père de Georges, qui parlait couramment cinq langues, s'appuiera sur cette vogue et sera bien accepté dans la haute société, comme le furent en France des gens comme le Chevalier Saint-George (très proche de la reine Marie Antoinette) ou Alexandre Dumas (dont le père était blanc) ou en Autriche Beethoven qui avait un seizième de sang noir. Le roman à un intérêt historique manifeste pour qui s'intéresse à la musique mais aussi de nous révéler comment les noirs étaient perçus dans le Paris de 1789. Il est amusant de constater que le libraire auquel le père demande un conseil de lecture va proposer Paul et Virginie.
Olympe de Gouges, et ses Réflexions sur les hommes nègres, écrite en février 1788, traverse le livre. Il met en lumière les nègres extraordinaires, comme aussi Ignatio Sancho qui fut le premier député noir au Parlement anglais. Et on croise Camille Desmoulins haranguant la foule.
A l'opposé certains philosophes comme Voltaire osaient des propos radicalement racistes. Il existe alors bel et bien une police des noirs que l'on voit à l'oeuvre dans le livre. Le port d'une cartouche est obligatoire et toute personne en situation illégale risquait d'être envoyée au Havre et de là dans les colonies. Quelques personnalités s'expriment favorablement comme les Réflexions sur l'esclavage des nègres publiées en 1781 par Condorcet sous le pseudonyme de Joachim Schwartz.
Une immersion nécessaire dans les musiques
En fait c'est le second livre situé dans l'univers musical. Car Dongala, bien que se défendant d'être musicien et avouant chanter faux aime néanmoins énormément le jazz. Je ne connaissais pas grand-chose sur le sujet, reconnait l'auteur avec humilité. J’ai pris des cours de musique baroque, puis de musique dite classique (période couvrant Mozart jusqu’à Beethoven) puis même de musique romantique. Je connaissais vaguement l’histoire de la Révolution française, un peu Londres et Vienne du XIX°. Je me suis donc déplacé sur les trois villes. Je tenais à ce que la déambulation de mes personnages du Grand Palais au Pont Neuf soit crédible.
Il a voulu montrer combien Londres présentait alors un contexte différent, assombrie par un triste smog provoqué par l'industrialisation, et investie par la montée d'un militantisme engagé par une population noire installée depuis longtemps dans la capitale. Quant à Vienne, c'était alors vraiment le centre de la musique, et la typicité de la ville est formidablement analysée (p 270).
Emmanuel Dongala s'est rendu dans tous les lieux clés du roman, y compris le Palais Esterházy. Il a réuni pendant 5 ou 6 ans une grosse documentation dont il ne savait que faire. Mon éducation universitaire repose sur le postulat des sciences physiques qui veulent qu’on reste fidèle à ses sources alors que le romancier est encouragé à en sortir, à imaginer, mentir si besoin. Emmanuel Dongala fera référence au mentir-vrai de Louis Aragon en reconnaissant que oui il a menti ... Pour que ce soit vrai.
Mais il n'a pu s'empêcher, et c'est un bonheur, de ponctuer le récit de découvertes scientifiques comme celle de la planète Uranus (p. 209), témoignant que derrière l'écrivain, le scientifique n'est jamais loin. Les rapports entre astronomie et musique sont fort bien analysés (p. 250).
Mais il n'a pu s'empêcher, et c'est un bonheur, de ponctuer le récit de découvertes scientifiques comme celle de la planète Uranus (p. 209), témoignant que derrière l'écrivain, le scientifique n'est jamais loin. Les rapports entre astronomie et musique sont fort bien analysés (p. 250).
Des documents authentiques glissés dans le corps du texte
D'authentiques documents sont reproduits, comme par exemple l'annonce du premier concert du "jeune nègre des colonies" au concert spirituel en 1789, paru au Mercure de France, et bien entendu quelques portées de la Sonata Mulattica.
La dernière phrase, pointant le talent aussi vrai que précoce peut témoigner d'un débat sur la capacité des noirs à réaliser des performances. Un violoniste prodige de neuf ans, noir de surcroît, c'était forcément rare.
Un parcours historique
George arrive avec son père à Paris en avril 1789, quelques semaines avant la prise de la Bastille. Il y a de quoi être effrayés par les émeutes qui se multiplient et que l'auteur nous décrit avec une plume réaliste.
L'auteur a l'art de placer le lecteur au coeur de la société parisienne à quelques semaines de la folie révolutionnaire de 1789. La fuite pour Londres est salutaire. Le prince de Galles futur roi George, prend l'enfant sous sa protection et il vivra dans cette ville jusqu'à l'âge de 24 ans. Un voyage à Dresde lui permettra alors de retrouver sa mère et son jeune frère, restés vivre dans ce pays, avant de poursuivre à Vienne parce que c'est la ville où tout musicien se doit d'être. De fait il y connaitra la gloire.
L'auteur a l'art de placer le lecteur au coeur de la société parisienne à quelques semaines de la folie révolutionnaire de 1789. La fuite pour Londres est salutaire. Le prince de Galles futur roi George, prend l'enfant sous sa protection et il vivra dans cette ville jusqu'à l'âge de 24 ans. Un voyage à Dresde lui permettra alors de retrouver sa mère et son jeune frère, restés vivre dans ce pays, avant de poursuivre à Vienne parce que c'est la ville où tout musicien se doit d'être. De fait il y connaitra la gloire.
Un parcours vrai et exemplaire
Georges avait suivi dès l'âge de cinq ans des cours auprès de Haydn ce qui avait favorisé son talent. Son père avait eu la folle idée de suivre l'exemple du père de Mozart en le produisant dans les grandes capitales européennes. C'est non seulement une histoire vraie mais aussi parfaitement logique car la musique était un art central, pratiqué dans tous les salons où l'on débattait aussi d'idées philosophiques et qui jouaient le rôle qu'ont aujourd'hui les réseaux sociaux. Il y avait donc une opportunité pour quelqu'un de talentueux et qui plus est, d'exotique.
Le Prince de Galles prendra ensuite l'enfant sous son aile. Assez vite alors Georges va alors s'éloigner de ce père flambeur et joueur qui perdra du coup sa source de revenus. Des rumeurs feront état que Frédérick de Augustus aurait rejoint les forces de Toussaint-Louverture à Saint Domingues (p.268) mais sa trace a été perdue peu après son expulsion d'Angleterre. Georges apprendra tardivement l'activité anti-esclavagiste de son père, ce qui éclairera le tempérament bouillonnant qui le choquait lorsque il était encore enfant.
Emmanuel Dongala nous montre la société évoluer. Ainsi dans le domaine de la danse, on passe de la contredanse et du menuet, qui sont des danses ou l'on se touche à peine, à un changement profond avec la valse qui permet de tenir sa partenaire entre ses bras.
Le roman démontre aussi l'influence des villes d'eaux, que ce soit en Angleterre (à Bath) comme en Autriche (Teplitz) où là aussi les finances de l'artiste pourront être renflouées en se produisant en concert.
Une rencontre déterminante avec Beethoven
Le musicien trentenaire a une réputation de sale caractère mais Dongala en révèle la bonté. Son amitié à l'égard de George sera très bénéfique. Il jouera sa première symphonie à Dresde. Le compositeur lui écrira cette sonate pour violon et piano, qu'au départ il a appelée "Sonata mulattica" (Sonate au mulâtre) qu'ils joueront ensemble mais qui dans l'histoire sera connue sous un autre nom, celui d'un violoniste qui ne l'aura jamais interprétée. La volte-face de Beethoven est un mouvement d'humeur, suite à une vexation que vous ne découvrirez qu'à la fin du roman.
Un auteur porte parole
Emmanuel Dongala est né en 1941 d'un père congolais et d'une mère centrafricaine. Il a quitté le Congo au moment de la guerre civile de 1997, a longtemps enseigné la chimie et la littérature à Bard College at Simon's Rock et vit actuellement entre la France et les Etats-Unis.
Son oeuvre est traduite dans une douzaine de langues et son roman Johnny chien méchant (Le Serpent à plumes, 2002) a été adapté au cinéma par Jean-Stéphane Sauvaire sous le titre Johnny Mad Dog. C'est Philip Roth qui l'a poussé à écrire sur la violence qui est au centre de ce roman. Si le personnage est imaginaire il est néanmoins bâti à partir d'enfants qui ont été soldats. Emmanuel Dongala parle avec pudeur de cette période de guerre civile mais il doit à l'Ambassade des Etats-Unis d''avoir pu être exfiltré et d'être encore en vie.
Emmanuel Dongala va continuer à écrire sur l'Afrique mais il tient à ce qu'aucun de ses livres ne se ressemble. Aucun risque avec lui de voir la moindre répétition.
Le débat qui suivi l'entretien mené par Valérie Marin La Meslée, journaliste au Point fut passionnant. Interrogé à la fin sur la manière dont il se percevait, il a répondu, avec cet humour qui le caractérise si bien, qu'il n'était ni noir, ni blanc, mais humain.
Je vous recommande son oeuvre entière, ce livre en particulier, qui fourmille d'anecdotes placées toujours à bon escient, et aussi la visite à ce musée Dapper dont la librairie-carterie est passionnante, qui comporte aussi quelques objets artisanaux comme ces tabliers réalisés par des femmes sénégalaises.
Le musée offre aussi un remarquable programme d'activités. Je vous parlerai bientôt de ses collections où l'on peut admirer, à titre d'exemple cette tête en terre cuite, datant du XVIII°, donc contemporaine des protagonistes du roman, et provenant du Ghana.
La Sonate à Bridgetower (Sonata mulattica) d'Emmanuel Dongala, Actes sud, janvier 2017
Musée Dapper, 35 bis Rue Paul Valéry, 75116 Paris
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