Vous voulez rire ? Une cinquantaine de personnes piétinaient en gare de Châlon-sur-Marne sur le quai numéro 1. Il était 17 heures et nous avions une marge de quelques minutes sur l'horaire de 17 h 13, le temps de souffler, mais pas suffisamment pour aller prendre une boisson au café de la gare.
Une annonce au micro provoqua des réactions de colère parmi les passagers. Nous informons notre aimable clientèle que le TGV 2784 en provenance de Bar-le-Duc et à destination de Paris ne s’arrêtera pas en gare de Châlon-sur-Marne pour des raisons techniques. Nous vous remercions de votre compréhension et nous vous informons que le prochain train à destination de Paris est le TER 839162 qui partira demain à 7h 14 quai numéro 2.
Cette annonce était ahurissante. Comment pouvait-on oser faire ça ? Partant du principe qu’il n’y a pas de problème mais seulement des solutions qu’on ignore, je décidai de me mener l’enquête. Après tout, c’était un peu mon métier. J'étais alors directrice d'études en marketing et revenais d'une visite d'usine d'une grande entreprise chimiste française dans le cadre d'une étude sur les avantages et inconvénients des colles amylacées (à base d'amidon) ou cellulosiques (à base d'éthers de cellulose) versus les colles vinyliques ou acryliques auprès des peintres en bâtiment.
Etant donné l’enjeu financier de cette étude nationale et les spécificités techniques il avait été essentiel que la collègue qui serait chargée de la phase dite quantitative et moi-même soyons parfaitement au courant du vocabulaire utilisé par les professionnels et nous avions -si je puis dire- passé une journée en immersion dans l’usine de fabrication.
Nous avions toute la journée collé et recollé des lés de papier peint de différentes épaisseurs en intégrant le geste de la polonaise, cette brosse censée chasser les les bulles d’air. Nous étions fatiguées. Les muscles de nos épaules étaient contractés. Je rêve d’un bain à l’essence de lavande. Marie-Hélène était pressée de rentrer chez elle pour fêter l'anniversaire de sa fille.
J’avise le chef de gare qui se trouvait au téléphone dans son bureau : Pardon monsieur, bonjour, pouvez-vous me dire combien de trains vont circuler sur la ligne d’ici ce soir ?
Il me semble chère madame que vous n’avez pas bien écouté l’annonce qui vient d’être faite : aucun ne s'arrêtera d'ici demain.
Et moi, cher monsieur, il me semble que vous n’avez pas compris ma question : je vous demande combien de trains vont circuler sur la ligne d’ici ce soir ? Qu'il soit prévu ou non qu'ils s'arrêtent.
Le chef de gare repoussa sa casquette en fronçant les sourcils tout en scrutant l’écran de son ordinateur. A part l’Orient-Express, c’est simple, y en a pas.
- Vous êtes complètement folle ! L’Orient-Express n'est pas un train qui peut s'arrêter, dit-il en me regardant avec une certaine moquerie.
- Ah oui, il n’est pas équipé de freins ? me moquant moi aussi.
- Vous faites décidément exprès de ne pas comprendre. Même le président de la République ne pourrait pas arrêter l’Orient-Express.
- Ce n’est évidemment pas dans les prérogatives du Président de la République, je vous l'accorde. Je n’aurais jamais l’idée de lui demander pareille chose et c'est à vous que je m'adresse. Vous qui êtes chef de gare, en avez forcément le pouvoir. Je vois que vous êtes équipé d’un téléphone. Décrochez et appelez votre collègue, qui est dans ce train. Demandez-lui s'il y reste une cinquantaine de places disponibles. Si oui, arrêtez-le. Nous monterons et nous serons tous un tout petit peu en retard sur l’horaire d'arrivée prévu pour Paris. Mais je vous rassure, je prends sur moi le fait que personne ne se plaindra.
- On n’a jamais vu ça. C’est impossible. Et quand bien même ce serait possible, je n’ai pas envie d’avoir des ennuis.
- Vous risquez pourtant d’en avoir. Vous n'imaginez pas le pouvoir de nuisance de cinquante personnes bloquées en gare de Châlon. Ça va forcément faire du bruit. Surtout quand je me serai allongée sur la voie et que ce train -qui n’a pas de système de frein- me sera passé sur le corps. Vos ennuis ne feront que commencer.
- Vous ne pensez tout de même pas que le train va vous écraser !
- Parce qu’il serait capable de freiner pour s’arrêter ?
- Vous ne lâchez jamais rien vous !
- Disons que lorsque j’entrevois une solution, j’ai du mal à accepter qu’on ne la mette pas en œuvre. Mais, après tout, débrouillez-vous avec votre conscience.
De retour sur le quai ma collègue me demanda ce que j’avais bien pu faire.
- Rien de spécial, je suis allée aux toilettes. Les émotions me font toujours mal au ventre.
Dix minutes passèrent. Les voyageurs faisaient les cent pas, échangeant leurs impressions, s’organisant pour prévenir leurs familles. Dans les années 90, il y avait encore peu de téléphones portables et la queue s’allongeait devant l’unique cabine téléphonique.
Je vous demande quelques secondes d’attention. Mesdames Messieurs, la SNCF a le plaisir de vous informer qu’à titre totalement exceptionnel l’Orient-Express va s’arrêter deux minutes voie numéro 2. Les voyageurs à destination de Paris sont invités à prendre le passage souterrain. Je répète voie 2. Nous espérons que vous oublierez rapidement ce petit incident.
L’Orient-Express s’arrêta comme promis. Chacun d’entre nous trouva une place dans un joli wagon à tapissé d'un tissu Bordeaux, décoré de tablettes et de jolies petites lumières. C’était romantique à souhait.
Ma collègue me regardait en coin : Tu n’as tout de même pas osé ?
Je levai les sourcils en guise de protestation. Qui aurait posé les bougies sur le gâteau d’anniversaire de ta fille si tu n’étais pas rentrée ce soir ? Dix ans, c’est une étape qui compte, tu n’es pas d’accord avec moi ?
C'est fait. Je peux cocher la case : J'ai pris l'Orient-Express.
Je précise que cette aventure s'est déroulée en 1993, quand Châlons-en-Champagne s'appelait encore Châlons-sur-Marne. La commune a changé de nom par le décret du 6 novembre 1995.
Pour en savoir plus sur ce train mythique je vous invite à lire l'article que j'avais écrit à propos d'une exposition qui lui était dédiée.
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