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lundi 21 juin 2021

Françoise Sagan, Chroniques 1954-2003, Cabaret littéraire mis en scène par Anne-Marie Lazarini

Françoise Sagan reste un personnage particulier mais fascinant, du siècle passé. Le charmant petit monstre, comme disait Mauriac a été un phénomène à tous points de vue par sa jeunesse, ses fulgurances, son audace, ses prises de position, sa fidélité.

Elle avait une façon tout à fait personnelle de vivre à 100 à l’heure tout en sachant s’arrêter sur un détail bucolique, comme lorsqu'elle communique son amour du Lot, à travers un texte de 1993 que nous entendrons à la fin, Cajarc au ralenti.

Femme de tous les excès, elle avait l’art de provoquer la chance, au jeu avec une chance insolente lui permettant de s'offrir une maison de campagne en une nuit, en littérature en osant ce titre de BonjourTristesse.

Il est donc naturel qu’elle suscite l’intérêt du théâtre, elle qui convenait alterner succès et flop, comme elle le disait elle-même. Car elle savait être critique de son propre parcours en toute lucidité.

J’ai souvent parlé de Sagan dans le blog, racontant ma rencontre avec elle, commentant le film éponyme, la sortie de la BD de Bonjour Tristesse en présence de son fils, et relatant l’exceptionnelle interprétation de Caroline Loeb, qui se rejoue à la Luna cet été au festival d'Avignon, et son dernier tour de chant avec les titres écrits par Françoise Sagan.
Anne-Marie Lazarini a choisi de se focaliser sur Sagan chroniqueuse. Bonne idée. Et si ses amis et son entourage ont été invités et installés par le scénographe François Cabanat, ils ne sont là qu’en spectateurs bienveillants et muets, plongés dans leurs souvenirs.

Dans la "bande à Sagan" il y a des personnes très célèbres comme François MitterandBarbaraYves-Saint-Laurent, le colossal et génial Orson Welles et d'autres dont les noms sont moins connus comme Denis Westhoff (son fils), ou Marie Bell, une immense actrice (directrice du Théâtre du Gymnase qui porte désormais son nom) à la chevelure en casque wisigoth, pour laquelle elle écrira Les violons parfaits.

Bien sûr, pour le moment, l’ambiance cabaret n’est pas complète, malgré la musique jouée au piano par Guilheme de Almeida, la présence d'un bar -et d'un barman Sylvain Peyran- et l'installation du public autour de tables de bistro, sur des chaises très confortables. À cause des contraintes sanitaires, il est impossible de proposer aux spectateurs de savourer un martini dry avec une olive verte comme Sagan s’en enivrait. Quand les comédiens doivent s’approcher de très près du public alors ils se masquent, ce qui n’est pas un artifice de mise en scène.

J’ai beaucoup aimé cet hommage rendu à la femme impliquée dans son siècle. Rien ne l’obligeait de prendre le risque de soutenir Billie Holiday. D’aller crapahuter à Cuba en 1960 au devant d'un Castro grand, fort et fatigué. D’attirer l’attention sur les infirmières. Sur cette femme torturée. Anne-Marie Lazzarini a bien fait de mettre cet accent là.
Trois fauteuils de cinéma, un bar, un piano, une pile de livres, parmi lesquels circulent Coco Felgeirolles en tailleur pailleté, Frédérique Lazarini en robe noire, Cédric Colas en maître de cérémonie avec un gardénia à la boutonnière. C'était la fleur préférée de la chanteuse de blues et de jazz Billie Holiday, qui en portait toujours une ou plusieurs dans les cheveux.

Je ne serai donc pas surprise tout à l'heure d'entendre sa voix rauque chanter Strange fruit, qu'elle a popularisé en 1939, l'année de la sortie du film Autant en emporte le vent. Qualifiée de chanson du siècle pour la nature du propos comme de l'interprétation, et surtout de l'engagement (risqué car la chanteuse était menacée) contre les lynchages pratiqués aux Etats-Unis à l'encontre des afro-américains durant la période de la ségrégation (1865-1960 Strange fruit est reconnue comme étant la première chanson protestataire américaine (Protest Song). Elle dénonce les balancements des corps noirs dans la brise du sud, tels des fruits étranges, accrochés aux peupliers, recouverts de sang sur les feuilles et sur les racines. Donald Trump a refusé qu’elle soit interprétée à son investiture.

C'est en 1954 que Sagan tiendra à aller l'applaudir, au fin fond du Connecticut, où elle se rend avec son complice musical Michel Magne.

Mais pour le moment, la soirée débute comme un conte : Il était une fois un bébé au nez pointu … avant d'arriver en 1954 à la publication de Bonjour Tristesse, qui n'est pas une chronique mais qui demeure incontournable dans le mythe fondateur. Les deux comédiennes s'amusent en titillant le public à propos de l'incipit, citant comme plausible des lignes de Nizan ou de Lewis Caroll, surtout pas de Proust puisque Françoise ne s'est jamais couchée de bonne heure, ce qui ne l'empêcha pas d'emprunter son nom de plume à la Princesse de Sagan imaginée par Marcel.
Sur ce sentiment inconnu dont l’ennui, la douceur m’obsèdent, j’hésite à apposer le nom, le beau nom grave de tristesse. C’est un sentiment si complet, si égoïste que j’en ai presque honte alors que la tristesse m’a toujours paru honorable. Je ne la connaissais pas, elle, mais l’ennui, le regret, plus rarement le remords. Aujourd’hui, quelque chose se replie sur moi comme une soie, énervante et douce, et me sépare des autres.
Ces premières lignes ont sans doute touché Hélène Lazareff, la fondatrice en 1945 du magazine féminin Elle.  Elle lancera la carrière de Françoise Sagan chroniqueuse qui en écrira jusqu'en 2003. Elle voyagera dans le monde entier, de Cuba à Venise et ses avenues liquides, de New York, belle comme un rêve de pierre, à Jérusalem. Est-ce la raison qui la conduit à employer une sorte de langage "italo-anglo-germano-français" qui est tout à fait savoureux dans la bouche de Frédérique Lazarini ?
Françoise Sagan n'est pas une touriste ordinaire. Elle s'émeut aux côtés de Billie Hollyday, prend la défense de Djamila Boupacha, une jeune fille algérienne torturée par l’armée française en signant le Manifeste des 141, comme plus tard elle signera celui des 343 salopes en faveur du droit à l'avortement, et s'insurge contre le manque de reconnaissance à l'égard des infirmières. Nous sommes en 1991. Qu'aurait- elle dit pendant le Covid ?
Bien sûr elle vécu de mille excès. Elle n'a pas tout réussi mais on ne peut pas lui reprocher d'avoir tout tenté. Elle demeure un personnage extrêmement généreux. Et retenons cette sage parole : Un échec n’est pas la fin du monde.

Hormis le Prélude de la Traviata, les intermèdes musicaux ont été spécialement composées par Andy Emler. Il s'est inspiré pour chacun de la thématique d’une chronique. Par exemple For Billie à la manière d’un standard de jazz, dans le style de l’époque, comme l’aurait joué un Art Tatum. Enjoy ze croisière est une mélodie arrangée, pour suggérer l'humour et la dérision qui teintait aussi le regard que Sagan posait sur ses contemporains. Guapa libre est une variation sur un rythme de Rumba.
Françoise Sagan, Chroniques 1954-2003, Cabaret littéraire mis en scène par Anne-Marie Lazarini, assistée de Lydia Nicaud
Musique Andy Emler, interprétée au piano par Guilherme de Almeida
Scénographie François Cabanat
Textes additionnels et costumes Dominique Bourde (assistée d’Isabelle Cloarec)
Avec Cédric Colas, Coco Felgeirolles et Frédérique Lazarini
Collaboration artistique : Henri Coueignoux (son), Marion Duhamel (recherche documentaire/ photographies),
Hugo Givort (animation photos/vidéo)
Collaboration technique : Marie Malaterre (poursuite), Sylvain Peyran (régie bar)

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