Rémi David prévient tout de suite que Mourir avant que d’apparaître est une œuvre de fiction, en aucun cas une biographie de Jean Genet.
Néanmoins il concède que son roman s’appuie sur des personnages ayant réellement existé et sur des témoignages. On peut se mettre d’accord sur le fait qu’il s’agit d’une interprétation vraisemblable de la réalité.
On lit sur la quatrième de couverture : Lorsque Jean Genet rencontre Abdallah, qui sera un jour la figure centrale de son magnifique texte Le Funambule, le jeune homme a dix-huit ans à peine et vit à Paris. Genet, à quarante-quatre ans, est déjà un écrivain consacré. Il est aussitôt ébloui par le charme de cet acrobate, qui a travaillé plusieurs années au cirque Pinder. Il entreprend le projet fou de le hisser jusqu’à la gloire : son agilité, son expérience du cirque devraient lui permettre de devenir un artiste hors pair. Mais comment, après la chute, demeurer le funambule qui danse dans la lumière, le prodige que le poète a forgé de ses mains ?
Rémi David laisse au lecteur la liberté de forger son avis à propos de cette histoire d’amour et de fascination réciproque à laquelle on assiste comme on le ferait d'un spectacle.
Il traite la notion d'oeuvre, laquelle ne semble pas pouvoir advenir sans courir (ou avoir couru) de risque. Il fait l'hypothèse que si Giacomettti n'avait pas été heurté par une voiture (il se déplaçait avec une canne) il n'aurait sans doute pas créé la série de Lhomme qui marche dont le secret était, Jean Genet l’avait compris, qu’il boitait. Il avait su trouver dans sa faiblesse un élan pour créer.
S’agissant d’Abdallah, on apprend que Jean Genet considérait son parcours artistique comme un chef d’œuvre que, lui, l’écrivain, aurait réussi à créer. Il avait d’ailleurs tout pensé de la scénographie, maquillage, costume et musique. Il apparaît qu’il a modelé le funambule à l’instar du sculpteur ayant modelé ses personnages masculins. A tel point que le cadavre d’Abdallah évoquera pour Genet une sculpture de Giacometti (p. 146).
Le roman de Rémi David nous permet de mieux comprendre la manière dont Genet a conçu son oeuvre. Il donne comme exemple de son style : Lorsque la pluie tombait, Genet pouvait vous la faire voir comme jamais vous ne l’aviez regardée : elle devenait fascinante dans sa façon de tomber, irrégulière au-delà de l’apparente homogénéité qui n’était que son manteau. Elle pouvait se transformer en gouttelettes de peinture venues pour transformer la toile qu’était le sol, posée horizontale, venues y dessiner une œuvre éphémère (p. 74). Mais tout en louant son génie l’auteur ne cache pas qu'en éternel insatisfait l’écrivain recommençait sans cesse, pour sans doute « rater mieux », selon l’expression de Beckett.
Bien qu'il s'agisse d'une histoire d'emprise, tous les personnages suscitent une immense empathie, qu'il s'agisse de Monique, la secrétaire qui tapait les manuscrits chez Gallimard, des célébrités et bien sûr d’Abdallah Bentaga dont l'auteur apprit l'existence alors qu'il travaillait comme dramaturge auprès d’une circassienne. Il a été bouleversé par l'histoire cachée derrière Le Funambule, ce tout petit texte qui est à la fois une lettre d’amour et une réflexion sur l’art.
Abdallah enchaînait les figures bien avant qu’on ne parle de Nouveau cirque, souligne Rémi David p. 103. Le destin de ce fildefériste, bien antérieur au mouvement qui qualifie aujourd’hui le cirque contemporain est purement incroyable. Et il est tout autant surprenant d'apprendre que Genet n’écrivait plus avant de rencontrer Abdallah, et qu’il n’écrira plus après sa mort.
C'est en partie ce qui fait qu'on ne peut s'empêcher de lire ce roman sans multiplier les associations d'idées :
- Sur quel fil avance le garçon alors que le fil de leur histoire d'amour se tend ?
- Genet aurait-il perdu le fil quand Abdallah tomba du sien ?
- En tout cas, en chutant de son fil (pour la seconde fois) Abdallah perd l’estime de son mentor (p. 122)
- La vie d’Abdallah ne tenait qu’à un fil, écrit Rémi David (p. 127).
- Abdallah ne se sent plus à la hauteur alors que Genet est au sommet de sa gloire
- Le fil était-il celui de leur histoire ? Ne dit-on pas perdre le fil quand les paroles se tarissent ?
- Il est tombé, mais je ne le laisserai pas tomber, avait juré Genet.
- C’est encore une histoire de fil quand on apprend qu’Abdallah a débranché la prise téléphonique pour ne pas risquer d’être malheureux que Genet ne l’appelle pas au téléphone lors d’un dîner chez Monique (p. 136).
- Les deux hommes montent en même temps l’échelle de la notoriété. Abdallah tourne dans les plus grands cirques alors que Jean Genet publie Les nègres, un immense succès qu’il lui dédie.
- Quand le funambule tombe, il entraine en quelque sorte l’écrivain dans sa chute.
La fatalité est terrible et on doit l’admettre en regard de cette phrase qui a valeur d’avertissement, au début de l’ouvrage : On ne choisit jamais au hasard ceux vers qui l’on se tourne pour demander conseil. On leur demande conseil parce qu’on a l’intuition qu’ils nous diront, peut-être, ce que l’on souhaite entendre (p. 59).
Est-ce en raison du rôle déterminant de la chute que j’ai pensé à un autre premier roman, Les envolés, d’Etienne Kern ?
J’ai été sensible à cette histoire, parce qu’elle est (en grande partie) vraie, qu’elle touche deux domaines qui me sont familiers, la littérature et le cirque, et aussi parce que l’évocation d’une sorte d’effet papillon négatif est originale : Ce sont de si petites choses, et qui pèsent si peu, qui peuvent faire pencher vers la gauche ou la droite le balancier des funambules que nous sommes tous. De si petites choses qui ont de telles répercussions pourtant (p. 143).
Quant au titre, énigmatique pour qui n’a pas lu Le Funambule, écrit en 1958, il trouve son explication à la fin (p. 144) : Abdallah, qui savait à peine lire, avait fini par lire toute l’œuvre de Genet, la décortiquer. Il avait entouré un passage de tous. Dans Le Funambule : veille de mourir avant que d’apparaître, et qu’un mort danse sur le fil.
En se suicidant en 1964 à 27 ans cet homme a réalisé le vœu de son mentor. Il avait en quelque sorte achevé son œuvre en achevant de vivre.
Rémi David, 38 ans, est écrivain et conseiller artistique auprès de festivals littéraires. Né à Cherbourg, il vit à Alençon depuis six ans. Il pratique la magie au sein de M’Agis, une association qu'il a créée et qui intervient auprès de populations en grande difficulté, en France et à l’étranger.
Il a commencé à travailler ce roman en 2017, lors d’une résidence d’écriture à l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine, près de Caen, où est conservé le fonds Genet.
Mourir avant que d'apparaître de Rémi David, Gallimard, en librairie depuis le 24 août 2022
Article illustré par une photo du spectacle L'Homme-Cirque de et avec David Dimitri, qui s'inscrit résolument dans la mouvance de ce qu'on appelle le Nouveau Cirque, vu le 26 mars 2016 à l’Espace cirque Antony (92)
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