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La publication des articles est conçue selon une alternance entre le culinaire et la culture où prennent place des critiques de spectacles, de films, de concerts, de livres et d’expositions … pour y défendre les valeurs liées au patrimoine et la création, sous toutes ses formes.

samedi 31 août 2024

Voir la vasque olympique de loin … et de près

La flamme olympique n'existait pas dans les Jeux olympiques antiques. Elle appartient au cérémonial moderne : allumage puis relais de la flamme, le dernier relayeur faisant le tour du stade avant de rejoindre une vasque (ou "chaudron olympique") qu'il embrase grâce à sa torche.

Il me semble que les Jeux de Paris 2024 se seront particulièrement distingués sur ce cérémonial qui a été une attraction qui a beaucoup fait parler d’elle et dont on ne sait pas encore si elle va subsister.

Si l’accès à l'enceinte était gratuit il était fortement réglementé et le seul moyen d’obtenir une place était de se connecter sur le site dédié le matin même à 8 heures. Le nombre de places était limité et ce n’est qu’à la fin de l’été qu’il était devenu facile d’en obtenir.

C’est donc de loin que j’ai d’abord vu ce qu’on appelle la vasque. Les files d’attente pour passer le contrôle de sécurité étaient clairsemées au cours de l'après-midi mais aucune place supplémentaire n'était délivrée en journée. Je me suis contentée de ces points de vue généraux, d'ailleurs assez beaux.

On pouvait deviner l’ensemble de l’œuvre en se plaçant à certains endroits, en bordure des grilles des Tuileries, fermées évidemment car le périmètre de balade était restreint, quoique assez vaste.

J’étais heureuse de ce moment mais mon désir de la voir de près me poussa à tenter ma chance quelques jours plus tard. J'ai obtenu un rendez-vous à 13 heures, et pas question de se présenter avec plus de 10 minutes d’avance. On n’est pas autorisé à transgresser.

Les contrôles furent assez longs mais l’accueil fut sympathique. Comme il n'y a plus foule on a maintenant tout le loisir de prendre des photos de près sans devoir patienter. En particulier pour la flamme originelle qui continue de briller à l’intérieur de cette lanterne.
Il y a en réalité plusieurs séries de flammes, que l'on doit à un allemand et à un anglais. D'une part les olympiques, d'autre part les paralympiques. De plus, on a celle qu'on considère comme originelle qui est conservée dans une petite lanterne, et puis celle plus spectaculaire de la vasque.

C'est à un certain Carl Diem, secrétaire général du comité d'organisation des Jeux de Berlin, que l'on doit l'idée de reprendre les courses aux flambeaux de la Grèce antique. Il est le premier à proposer qu'une flamme soit allumée à Olympie pour être ensuite relayée jusqu'à Berlin. En 1936 plus de 3000 athlètes originaires de sept pays participent au relais.

Aujourd'hui, les JO étant clôturés c'est la flamme paralympique allumée à Stoke Mandeville que j'ai vue de près. Son histoire est particulière et résumée sur une plaque sous la lanterne.

jeudi 29 août 2024

L’extraordinaire destinée de Sarah Bernhardt

Il y a des spectacles dont on attend beaucoup en sachant qu’il est impossible qu’ils nous déçoivent, ce qui ne veux pas dire qu’ils ne nous surprendront pas.

C’est tout à fait le cas de L’extraordinaire destinée de Sarah Bernhardt, qui m’a réjouie encore plus que prévu. Il fera date, c’est certain. 

Les compliments se bousculent et je les formulerai dans l’ordre dans lequel ils me viennent. Géraldine Martineau nous offre des trouvailles de mise en scène, et je n’en citerai qu’une, la première à nous surprendre avec ces masques des religieuses du pensionnat évoquant d’immenses hosties.

Elle ne se contente pas de placer deux musiciens sur la scène, Bastien Dollinger au piano et à la clarinette et Florence Hennequin au violoncelle. Ils sont régulièrement associés au jeu des comédiens et il arrive que le fils de Sarah joue lui-même du piano. S’il ne fallait retenir qu’un mot ce serait "fluidité" tant les scènes s’enchaînent sans qu’on repère de fracture de l’une à l’autre alors que pourtant les années passent. Chaque déplacement, chaque action, chaque réplique sont justifiés et à la bonne place.

Estelle Meyer est une interprète d'exception et c’est aussi un enchantement lorsqu'elle interprète les chansons qu'elle a spécialement co-écrites. Ce genre d'intervention est si souvent plaqué sur tant d’autres spectacles. On aimerait qu'elle nous en redonne une après les saluts, mais il faudrait peut-être la rappeler 17 fois comme le fut Sarah.

Retenez en tout cas le nom de cette comédienne qui n’a pas fini de nous surprendre et qui se glisse avec flamboyance et sensibilité dans les costumes d'une femme qu’on connaissait mal et sur laquelle on avait associé des clichés.

La direction d’acteurs est sans faille. La plupart des comédiens interprètent plusieurs rôles et c’est à peine si on distingue qu’ils ne sont pas une trentaine. Il me faut pour être honnête tous les citer : Marie-Christine Letort, Isabelle Gardien, Blanche Leleu, Priscilla Bescond, Adrien Melin, Sylvain Dieuaide et Antoine Cholet.

Je n’ai pas envie de multiplier davantage les compliments. Je deviendrais suspecte alors que tout ce que je vous souhaite c’est de découvrir par vous-même ce chef d’œuvre. Je parie qu’il restera longtemps à l’affiche mais qui sait … ne tardez pas. Vous vous priveriez de bonheur, non mais … quand même ! Car telle était la devise de cette grande dame, intelligente, frondeuse, courageuse, actrice capable d'interpréter des rôles féminins comme masculins, osant réclamer l'égalité des salaires, capable de quitter par deux fois la Comédie Française, première en de multiples points et notamment en tant que star internationale, et femme de coeur aussi puisque malgré l'amputation d'une jambe en 1915, elle effectuera des tournées aux États-Unis afin d'inciter le pays à entrer en guerre. Elle n'hésitera pas davantage à se produire sur le front pour soutenir le moral des troupes.

Soyez attentif aussi à ce théâtre du Palais-Royal qui rappelle certaines de ses extravagances dans une alcôve de l'escalier :
Tout est formidable dans ce spectacle. Y compris l’affiche, de Pierre et le Loup, tout à fait dans l’esprit de celles qu’Alfons Mucha réalisa pour l’actrice et qui valurent la célébrité à ce peintre et dessinateur d’origine tchèque.
L’Extraordinaire destinée de Sarah Bernhardt
Texte et mise en scène Géraldine Martineau
Avec Estelle Meyer, Marie-Christine Letort, Isabelle Gardien, Blanche Leleu, Priscilla Bescond, Adrien Melin, Sylvain Dieuaide, Antoine Cholet, Florence Hennequin, Bastien Dollinger
Scénographie Salma Bordes
Lumière et vidéo Bertrand Couderc
Costumes Cindy Lombardi
Composition musicale Simon Dalmais, Estelle Meyer
Chant Estelle Meyer
Chorégraphie Caroline Marcade
Perruques et maquillages Judith Scotto
Collaboration artistique Sylvain Dieuaide
Au Théâtre du Palais-Royal, 38, rue de Montpensier - 75001 Paris
du 27 août au 31 décembre 2024 (et on espère plus encore)

mardi 27 août 2024

Emilia Pérez, écrit, produit et réalisé par Jacques Audiard

Emilia Pérez est un drame musical français écrit, produit et réalisé par Jacques Audiard, sorti en 2024.

On attendait un peu le réalisateur au tournant après le grand succès de Un prophète. Celui-ci est encore "plus" et il fera date, le doute n’est pas permis. Tous les spectateurs sont unanymes pour convenir que c’est une ovni incroyable, en particulier ceux qui étaient réticents à le découvrir.

Moi qui connais bien le Mexique, je craignais un peu que le réalisateur ait utilisé les clichés rebattus sur ce pays. Pas du tout. Et pourtant il a rendu à la perfection l’atmosphère si particulière qui y règne.

La ritournelle qu’on entend sur le générique surprendra ceux qui n’y sont jamais allés. Les autres seront immédiatement en terrain connu. Elle résonnait plusieurs fois par jour quand je me trouvais dans le quartier de Polanco ou dans celui de la Roma. Elle est moins récurrente à Navarte mais les cris racoleurs des vendeurs ambulants au micro sur-puissant de leur camionnette (refrigeradores, lavadoras, micro-ondas, matelas, sommiers, …) restent très représentatifs de l’atmosphère de la rue. Vous n’imaginez pas combien leur litanie d’objets ménagers devient vite obsédante. L’entendre dans la salle de cinéma m'a réjouie. 

Le film commence aussi avec la musique des Mariachis sur une vue aérienne de la capitale, les musiciens typiques des mariages. Il s'achèvera par une musique d'enterrement au cours d'un défilé là encore très traditionnel.

On parle de mort et de violence mais quand les paroles sont trop dures à exprimer on chante et on danse. sur toutes sortes de rythmes, y compris le slam (Cuando tiempo mas ?) … combien de temps encore à s'entretuer … ? Il faut saluer la chanteuse Camille, qui a composé la bande originale avec son compagnon, le musicien Clément Ducol.

Camille chante dans le film mais aussi trois des quatre principales actrices du film, qui ont reçu un prix d'interprétation féminine collectif à Cannes : Karla Sofia Gascon, qui joue un parrain de la drogue mexicain en transition de genre, Zoe Saldana, qui campe son avocate, Selena Gomez et Adriana Paz.

Tout est soigné, y compris la scène de chirurgie plastique qui est filmée de façon très inventive. Plusieurs chorégraphies m'ont fait penser au travail de Pina Bausch.

Nous sommes certes dans l'univers de la comédie musicale mais les enchaînements sont si bien construits qu'on remarque à peine les changements et quand il le faut les comédiens adoptent le mi-parlé/mi-chanté. Avec un rendu émotionnel remarquablement juste, qui rend ce prix d'interprétation féminine collectif amplement mérité.

La porosité entre réalité et fantasmes est parfaite. Les sujets graves (les trafics, la pauvreté, les disparitions de personnes qui s'élèvent tout de même à plus de 110 000, ce qui est considérable) sont abordés en douceur et dans le respect des traditions locales. Beaucoup de figurants portent les costumes traditionnels brodés que l'on voit encore quotidiennement dans les rues est qui étonnent toujours les touristes. Et lorsqu'on entre dans l'appartement d'une modeste femme on remarque la nappe imprimée de Poinsettia, ces fameuses Nochebuenas si représentatives des tables de fêtes de fin d'année.

De ce fait on adhère et on croit à 100% à cette fiction inspirée de faits réels. A la toute fin on reconnait dans Las damas que pasan la si belle chanson de Georges Brassens, Les Passantes.

N'hésitez pas à vous laisser emporter par l'univers d'Emilia Pérez. Il relève de la magie.

lundi 26 août 2024

Badjens de Delphine Minoui

Le peuple iranien, et particulièrement les femmes, ont participé à des manifestations, parfois au péril de leur vie, pour leurs libertés en dénonçant la répression policière du pouvoir dictatorial mené par le président iranien Ebrahim Raissi.

La plus connue est sans doute Masha Amini, une jeune femme de seulement 22 ans, à qui on avait reproché d’avoir porté son voile de manière inappropriée. Elle avait été arrêtée en septembre 2022 à Téhéran, maltraitée par la police des mœurs et était décédée de ses blessures. 

Sa mort avait déclenché un grand mouvement de sympathie parmi des artistes françaises comme Isabelle Huppert, Marion Cotillard, Julie Gaillet, … qui ont coupé une mèche de cheveu par solidarité envers elle et toutes les femmes iraniennes privées de liberté. De nombreuses vidéos ont été publiées sur Instagram. On se souvient tous de cet emballement médiatique dont, hélas, on n’a pas eu le sentiment qu’il avait fait bouger les choses en profondeur, même si des actions continuent d’être recensées ici ou là comme la plantation symbolique d’un hêtre de Perse à Montpellier en avril 2024 en soutien au combat des femmes Iraniennes.

Plusieurs pièces de théâtre dénoncent la situation politique et les déceptions engendrées par la « révolution » qui provoqua le départ du Shah. Comme Les poupées persanes, et bien entendu 4211 km salué cette année aux Molières deux ans après sa création.

Depuis le 6 juillet dernier, le pays est dirigé par Massoud Pezeshkian, 69 ans, un réformateur qui promet un Iran plus tolérant sur le plan social et davantage ouvert à l'Occident. Il assure qu’on ne contraindra plus les femmes à porter le voile par la force. Cependant, on ne peut pas considérer le sujet clos et le livre de Delphine Minoui, qui sort juste après cette élection, mais qui relate des faits situés en 2022, arrive à point nommé pour réactiver la prise de conscience internationale.

Je foudroie du regard ces ayatollahs, symboles d’une pseudo révolution islamique qui castre les femmes depuis 1979 (p. 52), et singulièrement à partir de l’âge de 9 ans qui impose le port du voile, instaurant d’emblée un dedans et un dehors (p. 33).

D’origine iranienne, lauréate du prix Albert-Londres et grand reporter au Figaro, cette autrice couvre depuis vingt-cinq ans l’actualité du Proche et Moyen-Orient. Publiés au Seuil, ses récits empreints de poésie, Je vous écris de Téhéran et Les Passeurs de livres de Daraya (Grand Prix des lectrices ELLE), ont connu un immense succès et ont été traduits dans une dizaine de langues.

Il est évident pour elle que le combat n’est pas gagné. Sans être autobiographique (et on se réjouit qu’elle soit encore en vie), ce roman, autant poétique que politique, très bien documenté, dresse un portrait alarmant d’une jeunesse muselée où la femme ne peut pas échapper au diktat masculin. En tout cas pas encore, mais l’ébullition est manifeste et on sent que les choses devraient changer.

Le titre, Bad-jens, signifie littéralement mauvais genre et pourrait se traduire par espiègle ou effrontée. C’est le surnom que la mère de l’héroïne a choisi de donner à son enfant, après que la gynécologue ait annoncé son sexe au futur papa en ajoutant qu’elle était désolée et que l’homme ait dû renoncer à la faire avorter en raison du tarif prohibitif annoncé par un médecin opportuniste.

Cette maman est soumise à l’impérieuse volonté de son mari, qui élèvera leur fils comme un pacha, entouré d’un amour inconditionnel dans lequel la jeune fille a si peu de place qu’on oubliera sa présence lors d’un incendie. Mais elle veille en sourdine à ce que la gamine puisse bénéficier d'attentions et elle la soutient autant qu’elle le peut, y compris lorsqu’elle exprime sa volonté d’installer à la maison un salon de tatouage privé qui lui permettra de gagner clandestinement de l’argent.

Badjens est un livre court, qui se lit d’une traite, dont le monologue intérieur nous ouvre l’accès aux pensées les plus intimes de cette jeune fille de tout juste 16 ans qui symbolise toute la jeunesse iranienne. T’entends leurs cris dit-elle (p. 12) comme si elle se parlait à elle-même pour s’encourager en ce 24 octobre 2022 qui s’achèvera tragiquement.

L’action se passe à Chiraz, une très grande ville du centre-sud de l'Iran, renommée pour son histoire littéraire, ses mausolées en l’honneur de poètes et ses jardins.
Au cœur de la révolte « Femme, Vie, Liberté », une Iranienne de 16 ans escalade une benne à ordures, prête à brûler son foulard en public. Face aux encouragements de la foule, et tandis que la peur se dissipe peu à peu, le paysage intime de l’adolescente rebelle défile en flash-back : sa naissance indésirée, son père castrateur, son smartphone rempli de tubes frondeurs, ses copines, ses premières amours, son corps assoiffé de liberté, et ce code vestimentaire, fait d’un bout de tissu sur la tête, dont elle rêve de s’affranchir.
La langue est poétique. La jeune fille est peut-être effrontée mais elle ne dira rien à ses amis de ses démêlés avec la police des meneurs ni du comportement de son cousin (p.79). La musique, le maquillage, la danses, les réunions entre amies permettent d’oublier tous ces soucis. Jusqu’à ce que la situation empire avec la fermeture des écoles suite aux restrictions de circulation pendant la crise Covid. Les devoirs en ligne ne tiennent pas plus de trois semaines avant d’être abandonnés. La jeune fille glisse dans la dépression suite à la mort de son cousin, abattu par l’armée et maquillée en action héroïque. Chaque épreuve est une impasse. Chaque impasse un caveau (p. 98).

Ne lui reste que la possibilité de s’évader grâce à Internet ou au portable, et de se rebeller par le biais de messages placés au coeur de friandises qui seront glissés dans les essuie-glaces des voitures. 

Plusieurs pensées philosophiques ponctuent le récit. Par exemple celle-ci du grand poète soufi Runir : Sois ce que tu parais sinon parais ce que tu es (p. 100).

La révolte est en marche. C’est un roman mais il sonne si juste que le lecteur en frissonne. On en gardera l’empreinte à l’instar de La lumière vacillante de Nino Haratischwili (autre lecture de la rentrée en cours).

Badjens de Delphine Minoui, Editions du Seuil, en librairie depuis le 19 août 2024
Nominé pour le Prix du Roman Fnac 2024

dimanche 25 août 2024

Développement personnel d’Olivier Bourdeaut

J’avoue que c’est le nom d’Olivier Bourdeaut qui m’a fait ouvrir le roman parce que, franchement, le sujet que je devinais affleurer sous le titre Développement personnel me gavait un peu, si vous me permettez l’expression.

Cette lecture estivale m’a réjouie et je vous la conseille pour aborder la rentré avec le sourire.

J’ai vite compris qu’il s’agissait d’une autobiographie, ce qui, pour un auteur encore jeune et n’ayant publié « que » trois livres était en soi un paradoxe. L’homme ayant fait une entrée fracassante sur la scène littéraire avec un premier ouvrage En attendant Bojangles, couronné d’un immense succès (également au théâtre et au cinéma), il était impensable qu’il puisse rencontrer des difficultés d’écriture.

J’avais été emballée par Florida, qui, tout bien considéré, contenait les germes de son quatrième livre même si ce personnage est une sorte d’anti Olivier … ce qui rend l’ensemble assez drôle.

L’auteur s’avoue mythomane et mégalomane mais je le trouve tellement humble et si résilient que je lui accorde toute ma sympathie. Je n’imaginais pas qu’il était dyslexique. Le chapitre consacré à son expérience dans la restauration m’a fait comprendre le calvaire du dyslexique, qui plus est mal-entendant. Jusque là je voulais bien croire qu’il avait été diagnostiqué « dys » mais ça me paraissait être une erreur d’appréciation vu qu’il s’est passionné pour la lecture dès l’enfance et que les souvenirs qu’il raconte témoignent d’un calme inhabituel avec ce type de handicap, d’autant qu’il en cumulait un autre avec une forme de surdité.

Il faut croire que les professionnels de l’éducation ont raison de penser que posséder les mots guérit de tous les maux. Et que c’est la légèreté d’un bagage lexical qui est la première cause de la violence, ce qu’Olivier Bourdeaut souligne d’ailleurs quand il aborde le sujet des classiques revus et corrigés, apurés des mots compliqués.

La réalité était peut-être qu’il était inadapté aux méthodes scolaires si formatives (ou l’inverse ?). Beaucoup se seraient définitivement découragés en recevant une note médiocre pour une rédaction qui semblait réussie, mais comme il en convient, si ça se trouve il l’avait méritée (p. 52). Le secret de sa réussite (tardive mais nette) est sans doute à relier à sa résistance qui contrebalançait son absence de confiance en lui.

L’ennui a forgé sa patience. Et lorsqu’il a été confronté, non pas à la page blanche mais à la page médiocre (p. 22) suite à un déficit d’imagination, il a su contrer ce tarissement avec le même remède, une sorte d’acharnement tranquille. A raison de 720 mots par jour représentant 3 pages, il ne lui fallut que deux mois pour résoudre le problème puisque l’ouvrage compte 168 pages.

Si je puis me permettre cet (autre) trait d’humour il était prévisible, avec la poisse qui a caractérisé sa scolarité, qu’en choisissant un éditeur qui s’appelait Finitude ce genre d’incident se produirait un jour.

Apprenant d’une très sérieuse étude menée à Harvard que parle de soi fait du bien il se lance dans l’exercice comme un plongeur dans une piscine. Voilà pourquoi il choisit, par dérision, de se représenter sur la couverture par un cyprin doré (Carassius auratus), dont la forme domestique est appelée poisson rouge, dont il est amusant d’apprendre que sa croissance est limitée quand il tourne en rond dans un petit bocal alors qu’il atteindra une trentaine de centimètres s’il nage dans un bassin. Cet animal est la métaphore imagée de la personnalité d’Olivier qui a besoin d’espace pour se développer.

Chaque épisode est annoncé par un titre emprunté aux conseils que l’on trouve inévitablement dans l’univers du développement personnel, et qu’on est toujours infichu d’appliquer.

Je me suis régalée à lire ses confessions intimes. Le mytho qu’il a élaboré pour se la péter en faisant croire à sa rencontre avec l’acteur Jean Reno (p. 65) est un morceau d’anthologie. Il est vrai que parfois les mensonges passent mieux que les vérités et pour ma part j’ai retenu depuis longtemps la leçon de Talleyrand : tant qu’à mentir autant ne pas le faire à moitié

Il m’a fait rire avec l’anecdote de la recherche du meilleur endroit pour poser la table sur laquelle il sera le plus à l’aise (et le mieux inspiré) pour écrire (p. 41). Mais n’allez pas conclure que je me moque : il m’est arrivé de faire de même dans une sorte d’élan de procrastination. Nous ne sommes pas les seuls. Marguerite Duras avait acheté sa maison de Neauphle-le-Chateau parce qu’elle avait pressenti qu’elle pourrait y écrire en disposant son bureau devant une fenêtre donnant sur un grand arbre.

Olivier révèle un des meilleurs conseils que son père lui ait donné, celui de se constituer un carnet de vocabulaire (qui était assez à la mode au temps de ma jeunesse mais que je ne pense plus être d’actualité dans les collèges). J’ai donc guetté au fil des pages un mot qui me serait inconnu comme on espère un envol de héron au cours d’une balade en bordure de la Bièvre. Ma patience a été récompensée quand a surgi sardanapalesque (p. 149) qui signifie (j’ai ouvert un dictionnaire) : excessivement luxueux, démesuré et tapageur. Tout le contraire de l’auteur … mais utile à connaître.

Développement personnel d’Olivier Bourdeaut , Finitude, en librairie depuis le 1er mars 2024
Finaliste du Prix Alexandre Vialatte

samedi 24 août 2024

Le roman de Jim, un film d’Arnaud et Jean-Marie Larrieu

Je n’avais pas lu Le Roman de Jim de Pierric Bailly, publié chez POL en mars 2023 mais je savais qu’il avait été très apprécié, méritant ainsi une adaptation presque immédiate au cinéma.

Je suis allée voir le film en confiance, surtout en sachant que parmi les acteurs je retrouverais Karim Leklou (Aymeric) et Sara Giraudeau (Olivia). Je ne dirai pas que c’est un chef d’œuvre mais j’ai été conquise par le traitement de la paternité, un sujet un peu rebattu et qui, ici, confronte habilement le ressenti de chaque protagoniste.

Rien à redire sur l’interprétation, si juste qu’on en oublie qu’on est dans le registre de la fiction. Eol Personne (Jim jeune) est ultra prometteur. Laetitia Dosch (Florence, la mère) est formidable en femme manipulatrice et pourtant sincère, se débrouillant comme elle peut pour concilier maternité et liberté.
À vingt-cinq ans, après une séparation non souhaitée et un séjour en prison, Aymeric, le narrateur, essaie de reprendre contact avec le monde extérieur. À l’occasion d’un concert, il retrouve Florence avec qui il a travaillé quelques années plus tôt. Florence est plus âgée, elle a maintenant quarante ans. Elle est enceinte de six mois et célibataire. Jim va naître. Aymeric assiste à la naissance de l’enfant, et durant les premières années de sa vie, il s’investit auprès de lui comme s’il était son père. D’ailleurs, Jim lui-même pense être le fils d’Aymeric. Ils vivent tous les trois dans un climat harmonieux, en pleine nature, entre vastes combes et forêts d’épicéas. Jusqu’au jour où Christophe, le père biologique du garçon, réapparaît.
Ce qui est formidable dans cette version cinématographique c’est que le spectateur a sans cesse envie de juger, d’intervenir auprès de chacun pour leur souffler un conseil, réprimer un comportement, encourager la prise de décision. Il est bien entendu contraint de suivre l’action au rythme prévu par les réalisateurs, et au moment où il se dit que tout est perdu un ultime renversement de situation justifie le parti-pris artistique.

On en sort bouleversé, évidemment, dans nos propres convictions et surpris de ressentir tant de tolérance face à ces hommes et femmes qui font ce qu’ils peuvent, tout simplement.

La place accordée à la nature (le Haut Jura est filmé avec tendresse) et à l’usage de la photographie qui constitue une sorte de fil rouge est très bien construit. Cet art qui est le symbole du temps qui passe en même temps le témoin « objectif » de ce qui a eu lieu joue un rôle capital dans l’évolution d’Aymeric qui en fera son métier.

On ne peut finalement qu’être admiratif pour le travail d’Arnaud et Jean-Marie Larrieu qui ont réussi à éviter l’écueil mélodramatique au profit d’une certaine forme de douceur, sans pour autant occulter la violence de la situation. C’est élégant et subtil avec, en contrejour, la peinture d’une province où la vie se construit malgré une certaine âpreté.

Le roman de Jim d’Arnaud et Jean-Marie Larrieu, au cinéma depuis le 14 août 2024
Avec Karim Leklou – Aymeric, Laetitia Dosch – Florence, Sara Giraudeau – Olivia, Bertrand Belin – Christophe, Noée Abita – Aurélie, Andranic Manet – Jim 23 ans, Eol Personne – Jim 7 et 10 ans
Festival de Cannes 2024, Sélection officielle, Cannes Première
Festival de La Baule 2024, Grand prix du meilleur film

vendredi 23 août 2024

Kiffe kiffe hier ? de Faïza Guène

Née en 1985 à Bobigny, Faïza Guène est une romancière, scénariste et réalisatrice qui a connu le succès à seulement 19 ans avec Kiffe kiffe demain, best-seller traduit en vingt-six langues. Ses écrits explorent le thème de l’identité, notamment des Français issus de l’immigration maghrébine. 

Vingt ans pile ont passé et voici Kiffe kiffe hier ? Ce roman, qui arrive après plusieurs autres, (Du rêve pour les oufs, Les gens du Balto, Un homme ça ne pleure pas, Millénium blues et La discrétion) est écrit dans un ton proche du premier, comme le titre en témoigne, mais avec davantage de maturité, qui se manifeste par ce point d’interrogation, laissant la porte ouverte à de multiples hypothèses.

Les deux ouvrages sont à la première personne mais le fait que, dans le second, on puisse vérifier que le compte Instagram de la narratrice, qui s’appelle toujours Doria, n’existe pas instaure une légère distance. On sent la présence de l’auteure juste derrière mais on comprend qu’il ne s’agit pas autant (ou plus autant) d’un récit autobiographique même si on retrouve aussi le personnage de la mère, désormais retraitée de son dernier emploi d’employée de cantine scolaire.

Faïza confirme que cet opus est une forme de suite en confiant que la relecture du passé avec les yeux du présent n’est pas une mince affaire (p. 99). On remarquera qu’à plusieurs reprises elle y interroge (encore) l’idéal républicain. Elle n’est pas près de s’arrêter s’il est vrai que son prochain ouvrage s’intitulera Les Rescapés du système scolaire (p. 127).

J’ai relu Kiffe kiffe demain (car en septembre 2004 le blog n'existait pas encore et je ne pouvais pas me référer à ma chronique) et j’ai remarqué qu’elle y promettait, dans la dernière page, d’écrire une révolte intelligente, sans aucune violence, où on se soulèvera pour être reconnus, tous. Elle a tenu parole. 

Elle justifiait le titre qui apparaissait au milieu de l’ouvrage (p. 76) en confiant pour moi c’est kif-kif demain, voulant dire que les choses n’évoluent pas assez vite, ressenti classique des moins de vingt ans pressés de vivre leur vie. Mais elle terminait par un jeu de mots entre kif-fif (pareil en arabe) et kiffer (aimer en verlan), laissant supposer une certaine paix intérieure (p. 192).

Cette fois encore le titre surgit au même endroit (p. 70) : Réussir, c’est devenir une bonne personne (…) sinon ce sera kif kif hier, fini demain. Le point d’interrogation n’est pas ajouté car à ce stade de la narration il n’y a pas de place au doute.

De fait, Doria, 35 ans, vit heureuse entre son fils, sa mère et ses amis fidèles. Elle essaye de concilier ce bonheur avec la présence du père de l'enfant, dont elle est séparée, ainsi qu'avec ses ex-beaux-parents racistes. Parfois, elle regrette l'impression de célébration commune qui avait suivi la Coupe du monde de 1998, mais son humour l'aide à surmonter les tensions du présent.

Kiffe kiffe hier ? est rédigé dans un lexique choisi mais le récit progresse au rythme soutenu d’un langage parlé, avec un humour infatigable, alimenté de comparaisons insensées et pourtant pertinentes. Comme celle qu’elle fait à propos de Marthe Villalonga et dont je ne vais pas vous gâcher la saveur en la racontant.

Quand Fäza Guène force le trait elle emploie souvent les lettres capitales et fait immédiatement amende honorable en nous implorant d’ « arrêter de dire que j’exagère et de respecter son ressenti ». Elle nous rappelle régulièrement qu’elle est devenue réactionnaire, en nous renvoyant au chapitre 9 au cas où nous aurions un doute là-dessus et dans lequel elle s’explique sur son changement de point de vue.

La narration est ponctuée de vannes à deux balles et Faiza compte les points en provoquant notre sourire : L’humour : 1 - Doria : 0 ( p.31) jusqu’au score final L’humour : 11 - Doria : 0 ( p. 231).

Chez elle, humour rime avec amour. Elle dézingue le comportement de sa mère en lui rendant un hommage appuyé. Elle dénonce le diktat des livres de Françoise Dolto dont elle nous rappelle en passant que c’est la mère de Carlos, le chanteur de Big Bisou, ce qui justifie son refus de « recevoir une leçon de cette dame » ( p. 33). Mais elle concède qu’on pense toujours qu’on fera mieux avec nos enfants que ce qu’on fait nos parents avec nous. QUEL CULOT. On ne fait pas mieux, on fait autrement (p. 164).

Elle raille l’obligation scolaire de connaître par coeur le théorème de Pythagore qui ne sera JAMAIS utile ultérieurement (p. 69). Et justifie le recours aux majuscules pour signifier son degré de désapprobation.

Se acabó la fiesta amigos. On sera d’accord avec elle : ça en jette plus de dire en espagnol que la fête est finie. Et c’est vrai que cette langue donne une dimension tragique à la vie pour qui connaît les films de Pedro Almodóvar (p.37). Si les chapitres sont régulièrement ponctués d’espagnol, l’auteure ne rechigne pas à avoir recours aussi à l’italien. 

Il ne faut pas se méprendre. Ses pirouettes masquent souvent une désillusion teintée d’amertume. Comme elle le dit avec pertinence : La vie n’est pas une cassette vidéo, impossible de revenir en arrière (p. 144). A propos des hommes elle pointe, dans le pire des cas nous tuent et dans le meilleur nous prennent tout notre temps en s’imaginant que nous n’avons rien de mieux à faire qu’être en leur compagnie (p.83).

Elle saute agilement du coq à l’âne, rapprochant des situations qui, a priori, n’ont rien en commun. Ainsi elle regrette les changements de nom des villages (qui perdent l’identité à laquelle tiennent tant les natifs du coin) en suggérant que l’hebdomadaire France-Dimanche s’appelle plutôt France-Vendredi puisque c’est son jour de sortie (p. 145). De là à conclure que les propos divulgués dans ce canard sont de quasi fake-news, il n’y a qu’un pas qu’elle franchit en avançant des arguments. Nous sommes proches de l’opinion de Marie Mangez dans Les vérités parallèles, qui sort lui aussi cette rentrée.

Elle raille le nom de la ville mexicaine de Chihuahua qui porte un nom de chien (p. 189) sauf que, comme elle en fait (aussi) l’hypothèse c’est pile le contraire, un chien qui porte un nom d’Etat (car c’est aussi un État mexicain) dont la capitale s’appelle pareillement. Je vais suffisamment souvent dans ce pays pour le savoir de source sûre, même si les chihuahuas que j’ai de mes yeux vus trottinaient dans un autre État, celui de Oaxaca. A croire que malgré leurs courtes pattes ils ont une grande capacité à se déplacer.

Même si l’humour marquait aussi son premier livre il est ici plus vif, très contemporain et on a régulièrement le sentiment d’être assis dans une salle de spectacle et d’assister à un stand-up. S’il lui prend un jour l’idée de se lancer le show est quasi écrit. Elle pourra reprendre sa diatribe à propos de France-Dimanche … ou l’offrir à une autre humoriste.

Si comme moi vous avez la curiosité d’aller fouiner sur Instagram vous  constaterez qu’il existe un compte intitulé Doria la malice, ne comportant que 8 publications, 12 followers et 14 suivies. On aura compris que ce n’est pas le sien.

Kiffe kiffe hier ? de Faïza Guène, chez Fayard, en librairie le 21 août 2024

jeudi 22 août 2024

In The Sky With, premier album de Gérard Loussine

Je n’avais pas retenu l’album de Loussine lorsque je l’ai écouté pour la première fois il y a quelques semaines. Sachant que c’était un premier album (bien que l’artiste ait dépassé les 70 balais sans carte senior comme il le proclame lui-même) je n’allais pas conclure par un verdict sans appel. Ce n’est pas le genre de la maison.

Et puis j’appréciais l’homme en tant qu’acteur, l’ayant applaudi dans Deux euros 20, une comédie écrite par Marc Fayet, que j’avais vue à Théâtre Actuel au festival d’Avignon dans la mise en scène de José Paul en Juillet 2019.

J’ai la chance d’avoir encore un lecteur de CD dans ma voiture, ce qui autorise une écoute différente, plus intime que celle qu’on fait en branchant le câble d’un smartphone. Glisser le disque dans le lecteur est un geste qui conditionne une plus grande attention.

Quand j'ai redécouvert Loussine in the sky with … je n’ai pas compris pourquoi je l’avais écarté. Peut-être m’était-il parvenu en compagnie de musiques qui m’étaient plus familières ou qui correspondaient davantage à mon humeur du moment.

Sans doute étais-je passé à côté du jeu de mots du titre de l'album avec le si fameux Lucy in the sky with diamonds qu'avaient créé les Beatles en 1967.

Ecouter Loussine c'est vibrer de mille références. Au micro d'la dame (piste 1) m’évoque fugitivement Art Mengo, un chanteur trop rare et dont j’apprécie beaucoup la voix si particulière. Ecoutez donc Les parfums de sa vie si vous ne le connaissez pas, vous serez conquis. Il a collaboré avec Johnny Hallyday, Henri Salvador, Enrico Macias, Florent Pagny, Jane Birkin, Juliette Greco, Philippe Léotard, Liane Foly, Eddy Mitchell ou encore Maurane… et sa Victoire de la musique révélation masculine (1991) était amplement méritée.

C’est à un chanteur plus célèbre, Renaud, que j’ai pensé ensuite sur C'était comme çà (piste 7) à la fois par le ton de la voix et par le choix de ce prénom, Lola.

La vraie originalité de Gérard Loussine est de nous offrir un univers différent à chaque chanson et c'est très agréable. Il y a différentes formes d'humour, parfois tendre, avec Chanson en English (piste 2) parce qu'il faut bien cacher ce que j'ose pas t'dire, parfois grinçant pour accepter le pire avec Tu disais (piste 4).

L'orchestration est très belle, avec l'emploi de l'harmonica sur Les gens d'ailleurs (piste 5) dans laquelle l'artiste témoigne de son intérêt pour les autres, qu'il ne faudrait pas oublier.

Et pourtant c'est en premier lieu pour ses deux petites filles, Thelma (piste 8) et Frida (piste 6) qu'il a décidé de composer cet album qui leur est dédié.

L'emploi de la guitare est superbe sur La douleur fait moins mal que la fin (piste 3), un texte bouleversant. Les cordes peuvent être jouées de manière à convoquer des accents rock comme sur J'voulais pas (piste 9) avant de revenir à la nostalgie sur Le temps qui passe (piste 10).

La voix est chantée, mais aussi parlée sur Ça roulait pas (piste 11) et bien sûr dans la dernière Chanson pour … (piste 12) si émouvante pour nous qui n'avons pas oublié les années 70 et leur musique planante dont l'évocation s'élève crescendo.

Je salue donc largement les musiciens, Loussine et Georges Bodossian à la guitare électrique. Gilles Polvé à la basse, Diabolo aux harmonicas, Christophe Dubois et Claude (Coco) Meyer à la batterie, et Georges Bodossian et Jean-Paul Résimont aux claviers. L'album doit sans doute beaucoup à la réalisation et aux arrangements de Georges Bodossian, légendaire guitariste du groupe Océan.

Bravo aussi aux auteurs, Sandie Masson, Vincent Baguian, Marc Fayet et Jean-Marie Moreau dont les textes se répondent à la perfection  pour donner un ensemble cohérent de textes souvent autobiographiques, entre rock, blues et chanson.

Gérard Loussine combine plusieurs talents lui ayant permis de mener une prolixe carrière prolixe de musicien mais aussi de comédien au théâtre depuis 1972, au cinéma et à la télévision. Il a tourné une soixantaine de films avec de nombreux réalisateurs tels que Pierre Tchernia, Alain Corneau, Marc Simenon, Jacques Bral, Pierre Sabbagh, Gilles Grangier, Nina Companeez, Michel Favart, Luis Rego, Michel Lang, Eric le Hung, Roger Kahanne, Jacques Rouffio ou encore Jean-Claude Sussfeld. On peut notamment le voir dans les films Le Choix des Armes ou Pinot Simple Flic.

La musique a toujours occupé une grande part dans sa vie et cet attachement se concrétise aujourd'hui avec son premier album dont il cautionne la promotion avec un sens de la dérision proche de celui du constructeur automobile Renault disant de ses voitures, qu'on en dise du bien ou du mal, peu m'importe pourvu qu'on en parle.

Gérard espère que cet album vous plaira et il en sera très heureux, et s’il ne vous plait pas il en sera très heureux aussi, mais moins.

mercredi 21 août 2024

La fille de Lake Placid de Marie Charrel

J'ai été étonnée par la lecture du dernier roman de Marie Charrel. Jusque là, je le confesse humblement, je ne savais rien de Lana Del Rey, chanteuse pourtant ultra célèbre qui d'ailleurs fait l'ouverture ce soir des festival Rock-en-Seine.

C'est elle La fille de Lake Placid. C'est mieux de connaitre ses chansons et son univers musical, mais sans être nécessaire, ce qui fait que le roman est plutôt facile à lire.

Surtout si on aime la musique et comprendre ce qui alimente une vocation.

Lake Placid est l'endroit où la jeune Elizabeth grandit. En 1996, à 11 ans, elle échappe à la vigilance de ses parents pour retrouver son ami Parker dans les bois, la nuit. Un matin, les deux enfants tombent sur une mystérieuse femme nue, à la peau diaphane et à la bouche rouge sang, et Parker disparaît. Cette vision, réelle ou fantasmée, tout comme l'existence de cet ami, sera déterminante pour forger l'écriture de la future Lana dont on apprendra comment elle a choisi son pseudonyme, avec ou sans "a".

En 2019, Lana Del Rey est en Californie et tente de convaincre Joan Baez de monter avec elle sur scène pour chanter Diamonds and Rust comme celle-ci l'a fait autrefois avec Bob Dylan, the original vagabond. La reine du pop-folk des seventies est d’abord méfiante face à celle qu’elle prend pour un produit marketing. Mais au fil des jours, elle découvre une jeune femme intelligente, une artiste et, au-delà, une poétesse portant au cœur la nostalgie d’un rêve américain impossible et brisé. Alors, elle accepte de jouer avec elle lors d’un concert (qui s’est réellement produit), puis elle peindra son portrait (qui existe réellement).

Marie Charrel jongle entre les deux périodes et fait surgir dans une atmosphère souvent onirique, où s’entremêlent illusion et réalité, une jeune femme complexe et fascinante, mystérieuse mais attachante, irréductible à tous les clichés. Elle n'occulte pas son addiction pour l'alcool et ses cures de désintoxication, plus ou moins positives. Mieux en tout cas que sa grande idole Amy Winehouse, dont le biopic a récemment été porté à l'écran avec qui elle aurait rêvé de faire un duo autant qu'avec Joan Baez (mais on peut douter de l'influence qu'elle aurait eu sur elle).

Ce qui est particulièrement réussi dans ce roman c'est l'intelligence et la pertinence avec lesquelles  Marie Charrel restitue les atmosphères et le parcours de vie de l'artiste. Elle s'est appuyée sur une très abondante documentations dont elle donne les références à la fin du livre. Elle s'est aussi inspiré du travail de David Lynch (cité p. 131) et de Sylvia Plath (p. 169) que Lana aimait beaucoup. Elle restitue à merveille le processus d'écriture et comment la poésie a conduit l'artiste à la composition musicale.

Longtemps elle s'est interdit de se penser digne de devenir autrice-compositrice-interprète et la révélation lui viendra d'Eminem p. 98). Jusque là elle écrivait des poèmes. Après avoir entendu le rappeur elle comprend qu'il est possible de tout dire avec des mots et qu'elle peut transmettre ses idées par la chanson.

Il faut lire ce livre si on est fan de la chanteuse, si on a d'elle uniquement l’aura sulfureuse de vamp gothique qu’elle a tissée pour se protéger est trop souvent prise au premier degré (p. 105) ou si on ne la connait pas du tout.

La couverture illustre l'atmosphère qui se dégage du roman et est bien dans le ton de la collection "Les Audacieuses" dont j'avais découvert Le portrait de Greta G. par Catherine Locandro. 

La fille de Lake Placid de Marie Charrel, Éditions Les Pérégrines, en librairie depuis le 5 janvier 2024

mardi 20 août 2024

De minuit à minuit de Sara Mychkine

La couverture a attiré mon attention et plus encore le choix de Sara Mychkine d’écrire De minuit à minuit sous une forme poétique. Le résultat est éblouissant, dégageant une humanité exceptionnelle.

Bien qu’elle s’exprime avec un langage très personnel et inhabituel cette femme existe incroyablement et son cri est déchirant. L’amour de cette mère à qui on vient de retirer son enfant explose avec dignité.

On devine la fin dès le début mais on fait fausse route puisque ce cri est un début. C’est le feu qui accompagnera la petite fille tout au long d’un chemin qu’on imagine (on le souhaite tant) meilleur que celui de sa mère, voire de sa grand-mère car on comprend que l’histoire se répète en lisant : je t’écris cette lettre parce que ma mère ne m’en a pas laissé. C’est gouffre sur lequel on se penche (p. 57).
Cette longue lettre revient sur les fragilités et les traumatismes qui ont conduit à ce déchirement, mais aussi sur les déterminismes sociaux, historiques et de genre qui ont conditionné leur existence à toutes deux. Face à la désolation d’un quotidien misérable, face à la violence de l’addiction, se dresse le rempart d’amour absolu qu’une mère a érigé pour sa fille, quitte à la perdre, quitte à se perdre. C’est la poésie ardente et lumineuse de ce roman en vers libres qui parvient à conjurer la noirceur de son sujet, à sauver une vie infime de l’effacement.
Cette maman s’adresse à son enfant en employant "ma douce", un terme banal dans la bouche d’une mère qui ici prend un sens particulier car on sait que c’est un adieu. L’ensemble est construit comme un morceau de musique qui s’amplifie de mouvement en mouvement, parfois fugace comme le quatrième qui tient sur une seule page (p. 39).

C’est musical, avec un jeu de rythmes qui composent une sorte de chorégraphie, déployant un fil à tisser, du langage à tresser en allant "de minuit à minuit" (p. 13), donnant ainsi son titre au roman.

L’auteure dit écrire vers minuit, assise sur son lit, à la main dans un carnet, sans intention particulière. J’en déduis que le récit est comme une incantation, un chant intérieur qui monte en volutes.

La colline à laquelle elle fait référence est celle dite du crack, un campement de consommateurs de cette drogue hautement addictive, et de trafiquant, à Paris, à proximité de la porte de la Chapelle depuis une vingtaine d’années. Cette mère dénonce l’indifférence générale qu’elle qualifie de "menton-poignard"  et en ajoutant : lorsqu’on est sur la colline, ma douce, on ne peut que survivre à l’instant.

En ce sens ce roman a une forte dimension sociale même si le lecteur se sent impuissant. Il écoute, compatit et c'est sans doute le préalable à tout.

Née en 1998 à Paris, de mère française et de père tunisien, Sara Mychkine a grandi près de Niort. Elle est actuellement élève à l’école du Louvre après avoir étudié le droit et la philosophie. Avant ce premier roman elle a publié un recueil de poésie, L’éthé (Frison-Roche Belles-Lettres, juin 2022).

De minuit à minuit, éditions le bruit du monde, en librairie depuis le 2 février 2023

lundi 19 août 2024

Les vérités parallèles de Marie Mangez

J'ai lu cet été Les vérités parallèles avec un très grand intérêt parce que je n'avais pas été totalement conquise par le premier livre de Marie Mangez, paru lui aussi chez Finitude il y a deux ans.

Je reprochais en substance à l'auteure du Le parfum des cendres la proximité de son humour avec le langage parlé et surtout d’avoir puisé de l’inspiration sans citer ses sources. Je ne regrette pas mes mots mais comme je l’écrivais, j’avais promis d’être attentive à son second livre et je suis très heureuse d’avoir pu le découvrir en avant-première. Je suis heureuse de pouvoir en dire tout le bien que j’en pense. Marie Mangez n’a sans doute pas fini de nous surprendre et de nous secouer. Puis-je parier que le prochain sera encore un sujet fort ?

Avec Les vérités parallèles elle nous décrit la vie parfaite d’Arnaud Daguerre :
Le petit garçon modèle – quoiqu’un peu lunaire – est devenu un mari irréprochable – quoiqu’un peu distrait –, puis un papa attentionné – quoiqu’un peu absent.
Et surtout, Arnaud a accompli son rêve d’enfant : il est aujourd’hui Grand Reporter au Miroir, le célèbre hebdomadaire. Ses reportages sont admirés, célébrés même, puisque récompensés par la distinction suprême, le prestigieux prix Albert Londres.
Pourtant Arnaud vit un enfer quotidien. Sa timidité, son manque d’assurance le paralysent face à tous ces gens qu’il doit contacter, rencontrer, interviewer pour faire son métier.
Alors Arnaud est tenté d’ouvrir la boîte de Pandore : faire appel à son imagination. Si quelques arrangements avec la vérité permettent d’accrocher le lecteur et, accessoirement, de faire monter le tirage du journal, est-ce si grave ?
On ne saurait définir le métier de journaliste en quelques mots. Il est évident que l’on n’aura pas les mêmes exigences envers celui qui écrit pour un hebdo à sensation (comme on dit) et à l’encontre de celui qui interviewe une grande figure politique.

Et pourtant, quand on lit les papiers du premier, on réalise que l’angle de vue a tordu la réalité sans que celle-ci ait été véritablement pipautée. On rage juste un moment de s’être fait berner par un titre accrocheur.

On a tendance à prendre davantage pour argent comptant ce qui nous est rapporté par un grand reporter ou un journaliste de renom même si on a tous en mémoire le plagiat de l’ex-présentateur du Journal Télévisé qui avait aussi truqué un entretien avec un chef d’état. Si ma mémoire ne me fait pas défaut, il n’a pas été sanctionné pour autant. Par contre son comportement à l’égard des femmes aura été plus sévèrement condamné.

Marie Mangez a fait des études de journalisme. Elle connait bien son sujet et écrit diablement bien. On est happé par le parcours d’Arnaud alors même qu’on a été prévenu par un chapitre 0 que sa trajectoire professionnelle sera déviée par une tricherie faite à l’école.

Il est astucieux que l’écrivaine rende indirectement les parents responsables de la conduite du fils qui cherche avant tout à satisfaire leur ambition. Ils attendent tant de leur progéniture qu’ils la poussent à la faute. De fil en aiguille, selon l’adage qui vole un œuf vole un bœuf, le voilà contraint de ne jamais cesser de recouvrir de feuilles d’or sa peau d’homme défaillant (p. 177 comme le lui rappelle sans cesse l’éclat du Dôme des Invalides. La métaphore est d’autant plus percutente que Marie Mangez n’abuse pas de cette figure de rhétorique. Il nous faudra du temps pour apprécier le choix du patronyme Daguerre qui nous sera expliqué bien plus tard. C’est plutôt malin (et bien plus astucieux que dans son précédent livre avec celui de Bragonard.

Son roman est très actuel et son raisonnement nous amène à nous interroger à propos de notre boulimie d’informations qui pousse les médias à creuser toujours plus bas dans la mine du sensationnel. Le vrai ne suffit jamais s’il n’engendre pas de fortes sensations.

A l’instar du coach qui inciterait son poulain à dépasser ses limites pourvu qu’il rapporte une médaille, ne serions-nous pas responsables, à notre niveau, du choix d’Arnaud de pousser le curseur de ses reportages aussi loin que le permet le plausible ? Pour satisfaire un monde des apparences que dénonçait en son temps Saint-Exupéry en faisant s’étonner son petit prince à propos de la beauté d’une maison qui éclate aux yeux de ses interlocuteurs non pas pour ses caractéristiques mais par l’énormité de son prix, provoquant un stupide « qu’elle est belle ! » à l’annonce du montant.

Car ce qui est très fort c’est que la motivation d’Arnaud n’est ni l’argent ni la quête du pouvoir (même s’il ne le refuse pas). Il s’interroge régulièrement sur la manière de faire autrement. Mais sa plume est trop agile, son imagination trop efficace pour renoncer à la facilité. Même si sa conscience tente régulièrement de le mettre en garde à travers le personnage de Rudy qui s’impose à intervalles réguliers comme l’oeil de la tombe regardait Caïn ou à l’instar du grillon Jiminy Cricket impuissant à freiner Pinocchio.

Arnaud sait intuitivement qu’il ne faudrait pas continuer sur cette pente. Les pages consacrées à la description de la paranoïa et de la quasi folie qui le guette sont puissantes. Il distingue si mal la réalité de la fiction que les attentats du 13 novembre 2015 (que l’auteure évoque avec une pudeur remarquable) pourraient se confondre dans son cerveau avec un mauvais rêve, mais le lecteur saura faire la part des choses en se repérant à la date (p. 123).

L’auteure nous donne les éléments pour juger mais ne condamne pas son personnage. Elle démontre qu’il n’a pas le choix, de toute façon. Être faussaire, c’est tout ce qu’il sait faire. (…) Arnaud tient entre ses doigts ce pouvoir vertigineux : celui de transformer le réel, de créer des vérités parallèles. Mais ce pouvoir a un prix (p. 183).

Pourtant, et très habilement, elle avait instillé le doute plus tôt en pointant qu’en histoire de l’art, la question du faussaire, génie ou escroc n’était jamais tranchée (p. 75).

Le syndrome de l’imposteur est un sujet fréquemment traité. Ici, il se trouve en quelque sorte inversé puisque le personnage principal sait pertinemment qu’il usurpe sa place (il ne ressent pas un complexe injustifié) mais il est pris dans une spirale qui ne se dénoue pas, malgré, parfois, une tentative, pour travailler selon des règles correctes. Le doute s’infiltre régulièrement dans son cerveau, à la faveur de tel ou tel évènement et le lecteur pense un instant qu’il redressera la barre mais la situation est inextricable. On va suivre de 2007 à 2020, la progression de sa carrière, son ascension et sa chute inéluctable, on l’a bien compris.

Si Arnaud avait choisi de devenir romancier, personne n’y aurait vu à redire. A peine me suis-je faite cette réflexion que je sens que ce sera la conclusion vers laquelle nous serons conduits. Entre temps une famille aura sombré, laissant notre homme coupable alors que nous sommes si friands d’informations qu’il se pourrait que nous soyons les premiers condamnables.

Après avoir pointé les dérives des réseaux sociaux, c’est à un autre pan de la communication que s’est attaquée Marie Mangez en abordant les fake news, dont elle décortique l’origine en englobant tout ce qui n’est pas exact, même si ce n’est pas totalement infondé. En ce sens, Les vérités parallèles est un roman contemporain qui effraie un peu et qui doit nous amener à rester clairvoyant.

Je ne peux pas terminer ma chronique sans d’abord balayer les sollicitations que nous avons, journalistes comme blogueurs, de publier des textes sans les avoir écrit nous-mêmes. Combien de fois ai-je refusé de recopier un communiqué à un(e) attaché(e) de presse animée de soit-disant bonnes intentions puisque cela me ferait gagner du temps ! Ma règle est inoxydable : je ne parle que de ce que j’ai vu, lu, goûté, expérimenté moi-même. Quand je fais une série d’articles sur la Crète (lien) ou en Mayenne (lien) je suis allée partout et j’ai rencontré les personnes que je cite (d’ailleurs je leur envoie mes articles et elles ont la liberté de me faire savoir une imprécision que je corrige ensuite). Je m’efforce de recueillir les éléments à la source et de croiser le cas échéant les informations. Pourtant je ne me revendique pas du tout grand reporter.

Sans être un essai, Marie Mangez aborde la concurrence entre média papier et web. Elle souligne que tous les grands supports ont fini par créer un site web et pointe la concurrence des blogs qu’elle qualifie de rude. En tant que journalistes, on doit plus que jamais affirmer notre plus-value par rapport aux amateurs, montrer notre déontologie et nos compétences professionnelles en matière de fact-checking … (…) Des blogueurs amateurs ne pourront jamais remplacer les vrais journalistes. Livrer des info véridiques (véridiques est en italiques dans le texte) et pas des carabistouilles déguisées en fait irréfutables, c’est un métier (p. 39).

Quand je suis interrogée sur le sujet je transpose à l’univers du sport. Les amateurs ne sont pas déméritants par rapport aux professionnels pourvu qu’ils suivent les mêmes règles. Et je fais observer que, dans le domaine culturel qui est celui où j’ai publié le plus d’articles il arrive très souvent que ce soit des publications de blogueurs qui non seulement construisent la réputation d’un artiste mais aussi décident des médias plus « importants » à s’y intéresser.

Les vérités parallèles de Marie Mangez, Finitude, en librairie le 23 Août 2024
Sélection Prix Georges Brassens
Sélection Prix Talent Cultura
Sélection Prix A livre ou verre

lundi 5 août 2024

3 pièces d'Éric-Emmanuel Schmitt disponibles en DVD

Éric-Emmanuel Schmitt (auteur, acteur, réalisateur) est aujourd'hui l'un des auteurs francophones contemporains le plus joué au monde. Et pourtant, c’est la premières fois que plusieurs de ses pièces sont conjointement éditées en DVD, et qui plus est, en collaboration avec lui.

Un coffret de trois pièces, filmées par Serge Khalfon, est proposé par les Éditions Montparnasse. Et nous sommes heureux que ce soit l’interprétation de l’auteur, car il est un très bon comédien, que l’on puisse suivre dans deux d’entre elles, Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran et Madame Pylinska et le secret de Chopin

Ce coffret contient aussi un entretien exclusif avec Éric-Emmanuel Schmitt, tourné dans son théâtre à Paris (Théâtre Rive Gauche) qui a été mené avec précision par François Vila. On y apprend qu’il est devenu comédien en quelque sorte pour rendre service (il s’agissait d’effectuer un remplacement juste quelques soirs et il avait l’avantage évident de ne pas devoir apprendre le texte). Il s’est -comme on dit- pris au jeu. De fait, il est excellent et la version interprétée par lui a été plébiscitée par le public. Il a donc poursuivi.

C’est cependant une autre pièce qui a révélé et consacré Éric-Emmanuel Schmitt en France en obtenant 3 Molière et c’est elle qui est la plus jouée dans le monde. Le visiteur est présentée ici dans la mise en scène de Johanna Boyé qui a rencontré un beau succès autant au festival d’Avignon (article 15 juillet 21) -où j’ai eu la chance de la découvrir- qu’à Paris en 2020.

C’est avec plaisir que j’ai regardé ces trois pièces dont je connaissais bien le texte pour la première et la troisième et qui fut une découverte pour la seconde. Je vais brièvement les présenter en espérant provoquer votre intérêt à les voir, en l’occurrence dans leur version filmée, car elle est très réussie et ensuite au théâtre lors d’une reprise éventuelle parce que leur intérêt est intemporel.

Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran (enregistré en 2020)
Anne Bourgeois singe une mise en scène, efficace, comme à son habitude. La scénographie est fonctionnelle, se déployant entre trois zones. La boutique est symbolisée par trois cageots et quelques pommes posés au centre de la scène 

La conversation entre l’enfant et l’épicier se limitera d’abord à une phrase par jour. Eric-Emanuel Schmitt prend un malin plaisir à imiter les voix de l’enfant et de l’épicier. Il faut dire qu’il y excelle et que le spectateur y discernera une franche gourmandise. L’enregistrement ayant été fait en public on apprécie d’entendre les réactions joyeuses de la salle. En tant qu’auteur il fait l’éloge du vol et l’apologie du sourire avec un sens de la formule hors pair, comparant la Seine et ses ponts au bras d’une femme ornés de bracelets. Ou présentant Monsieur Ibrahim comme le seul arabe d’une rue juive, qualificatif qu’il refuse d’ailleurs d’accepter, préférant se dire musulman.

Les dialogues nous valent des leçons  de philosophie : il faut aller chercher le « oui ». Le « non » on l’a déjà dans la poche. Il sait faire preuve d’ironie, se plaignant que les dictionnaires n’expliquent bien que les mots qu’on connait déjà. Mais c’est surtout la tendresse qui marque cette oeuvre glorifiant la paternité de substitution.

Un seul détail m’a dérangée, l’emploi de la bande-son du film Le mépris de Jean-Luc Godard (1963) parce que le film est bien postérieur à l’époque supposée des faits qui sont racontés. Cela étant le dialogue entre Brigitte Bardot et Michel Piccoli est un morceau d’anthologie fort savoureux.

Madame Pylinska et le secret de Chopin  (enregistré en 2022)
En tant que spectateur on ressent cette histoire en éprouvant le sentiment d’entendre une confession autobiographique. En effet, il aurait pu faire semblant de jouer du piano mais non, et l’instrument n’est pas un accessoire.

Il le décrit comme un animal et sait trouver les mots pour nous faire entrer dans son univers : Les avares n’écoutent qu’avec leurs oreilles alors qu’il faut laisser la musique envahir la totalité du corps.

Le spectacle est ponctué de quelques extraits mais aussi de longs morceaux et l’auteur-comédien partagé véritablement la scène avec le musicien qui est, à juste titre, applaudi régulièrement.

Nous assistons autant à du théâtre qu’à un récital. J’ai reconnu la Valse de l’adieu, composée en 1835 par Frédéric Chopin, qui arrive à point nommé mais on peut juste regretter que la liste des morceaux ne figure pas au générique.

Comme dans la première pièce, Eric-Emmanuel Schmitt joue avec les accents. Madame Pylinska est probablement inspirée du phrasé d’Alice Sapricht mais point n’est besoin de l’avoir connue pour apprécier l’interprétation. Et la prononciation du nom de Litz est inhabituelle pour nous mais savoureuse.

Quant à la méthode de la professeure de piano, si elle semble farfelue, construite autour d’exercices de ronds dans l’eau et de rosée, elle se révèlera pleine de bons sens.
Le visiteur  (enregistré en 2023)
Je ne vais pas redire tout le bien que j’en ai pensé en 2021. Tout est dit dans cet article.
Cette fois, c’est Johanna Boyé qui signe la mise en scène. Si l’auteur n’y apparaît pas, on retrouve avec plaisir deux grands comédiens (Sam Karmann et Franck Desmedt) et leurs acolytes Katia Ghanty et Maxime de Toledo, Il est logique que ce soit devenu une pièce fétiche avec trois Molières.

Éric-Emmanuel Schmitt sur scène, coffret contenant trois DVD (durée totale près de 6 heures)
Réalisation Serge Khalfon, Editions Montparnasse, disponible depuis le 25 juin 2024.

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