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vendredi 13 janvier 2017

Evreux année zéro exposition temporaire au Musée d'Evreux (27) jusqu'au 23 avril 2017

Il y a quelques jours je publiais un article présentant le chantier des fouilles de Sepmanville (27), lequel est traversé par la rivière de l'Iton. Si j'avais arpenté Evreux plus tôt j'aurais sans doute aperçu un étrange pêcheur, arpentant le cours d'eau, à la recherche d'une récolte miraculeuse de tessons disséminés dans le fond de son lit.

Samuel Buckman était alors en pleine recherche d'une manière originale d'approcher les évènements dramatiques consécutifs à la fin de la Seconde guerre mondiale. Cet artiste, né en 1972, a réalisé trois oeuvres, la série Château d'eau, le Jouffu, et Limon que l'ont peut voir jusqu'au 23 avril 2017 au Musée d'Evreux dans une exposition temporaire intitulée Evreux année zéro.

Ces fragments courent aussi le long d'une cimaise qui souligne le parcours de cette exposition dont il est le commissaire.

Château d'eau, 2016, est constitué d'une série de onze aquarelles et tesson sur papier, dont sept sont accrochées dans la première pièce. Chaque morceau de faïence est prétexte à imaginer le plan d'un bâtiment dont il ne subsisterait presque rien, ou à l'inverse participant à une poétique de la Reconstruction.
Cette série, qui fonctionne sur le double thème de l'archéologie et de la reconstruction, peut être vue comme une métaphore de la vie qui reprend après guerre et de la résilience. On peut dire que Samuel Buckman s'est immergé dans son sujet - la ville reconstruite- en en prenant la mesure de ses propres pas. Il a collecté des fragments de matières, silex, clous rouillés, tessons ... Il est parti à la recherche de l'écume du temps, à l'écoute du lointain écho des bombes, humant l'air qui en retient encore le souffle.
 
Plus loin, placée juste à droite de l'immense broderie Bec et ongles, la Dame-Jeanne (jarre de verre remplie de l'eau de l'Iton) porte le "Jouffu" comme un enfant à naitre. Le fragment en suspens dans la panse de verre expose la rondeur des traits d'un très jeune enfant aux prises avec la dureté de ses contours.

C'est à l'été dernier que l'artiste avait lui-même brodé au point de croix Bec et ongles, avec un fil de coton rouge sur une toile de lin. Il rapporte les propos tenus par Martine Bergouignan, née à Evreux en 1936 dont l'expression souligne l'acharnement à résister avec les faibles moyens d'un oiseau. Au revers de la toile, d'innombrables fils rouges pendent de chacune des croix, telles des écorchures d'une peau attaquée par le dur du bec ou des ongles, le fil rouge étant symbolique de la circulation du sang, de l'énergie vitale.

Cette expression, Bec et ongles, appartient à la série des série des Verbatim constituant une collection de cartes que les visiteurs sont invités à emporter. Samuel a en effet autant glané de solides fragments  que la légère parole des habitants. D'autant plus fragile qu'elle est amenée à s'évaporer si personne ne songe à la fixer pour l'éternité.

En 226 caractères (espaces compris) la broderie et les verbatim disent l'exode, l'adaptation à une vie de peu, le danger, la protection, la résistance, la reconstruction et le regret d'un monde à jamais évanoui. Ce sont des paroles d'enfants et le registre animalier y tient une place importante. A travers lui s'exprime l'instinct de protection et la douceur aussi dont ils ont été entourés.
Beaucoup de photos témoignent des dommages que la ville (et les habitants) ont subi. La photographie rehaussée de mine graphite qu'André Lecoq (1897-1964) a faite de la Cathédrale Notre-Dame après les bombardements de juin 1940 (ou Une reconstruction), est tout à fait parlante.
Les dégâts ont été considérables. La série des dossiers relatifs aux dommages de guerre (constats, déclarations, dédommagements, suivi des travaux et prise en charge financière pour la période 1940-1950) constitue, pour la totalité du département de l'Eure, un ensemble de 321 mètres linéaires. On peut en voir un aperçu dans une vitrine regroupant un empilement de dossiers provenant des archives départementales de l'Eure.
A chacun correspond une famille et nombreux sont ceux qui viennent visiter l'exposition comme ils feraient un pèlerinage :
- T'as vu, c'était bien comme ça ! (dit quelqu'un)
- Pas trop dur de raconter ? ( lui demande-t-on, et alors elle reprend une nouvelle fois le récit de ces jours inoubliables).

Ces récits figurent par bribes en illustration de documents. On peut aussi les entendre après s'être équipé d'un casque audio. 
Ma mère dans sa terreur du feu, a simplement emporté une petite statue de la Vierge et douze douzaine de torchons qui faisaient partie de son trousseau de jeune fille. Elle y a laissé tout le reste. (témoignage de Mme P. née en 1928)
Une série d'objets emblématiques de la période, comme des cigarettes de troupe (c'est écrit sur le paquet) ou un pain de guerre, de 420 grammes, provenant de la Biscuiterie normande, sont disposés sur des plans horizontaux. On peut voir aussi toute l'ingéniosité des habitants qui fabriquaient leurs vêtements avec ce qu'ils avaient à disposition, inventant avant l'heure le concept moderne du recyclage.
Comme cette Robe de baptème, vers 1942, en toile de parachute, prêtée par le mémorial de Caen. 
D'autres oeuvres témoignent plus directement de de la barbarie menée par l'Occupant. Le peintre Jean Fautrier (1898-1064) a réalisé en 1945 cette huile sur papier marouflé sur toile (prêtée par le musée de Sceaux), et appartenant à la série des Otages. L'artiste habita au 34 rue Eugène Sinet à Châtenay-Malabry (92) de 1945 à 1964 dans une propriété qu'il appela (et qui porte toujours ce nom),  L'Île Verte, du nom d'un de ses tableaux. Rachetée en 2003 par le Conseil Général des Hauts de Seine, elle fait partie de l'ensemble de verdure de la Vallée aux Loups, avec la maison de Châteaubriand et l'Arboretum.
Avec la paix vint le temps de la reconstruction, d'abord provisoire, à l'instar de celles du Parvis ouest  de la cathédrale Notre-Dame, datées du 19 aout 1945, telles que nous le montre André-Louis Guillaume (1903-1982).

Cette exposition ne pouvait pas ignorer la présence américaine. On a du construire plusieurs villages, le village de la Forêt, la sablonnière et la Cité Lafayette pour loger les américains qui sont arrivés au début des années 50 sur la base de l'OTAN d'Evreux-Fauville, avec leur mode de vie et leurs loisirs préférés.
Rien d'étonnant à ce qu'on remarque un blouson, une quille de bowling. Mais les américains adoptèrent aussi le design français, comme le fameux tabouret H, modèle de 1934, de Xavier Pauchard (1880-1948) prêté par le magasin de la base aérienne 105. A noter que les chaises A de cet industriel ont meublé le Normandy. 
Une cuisine aménagée, dans son jus 1952, provenant d'une des résidences d'officiers américains de la Cité Lafayette témoigne du modernisme de l'époque.
Sous l’occupation allemande, la musique "Jazz" des réveils de la marque horlogère est suspecte, pro-américaine, et la censure est contournée en ajoutant le dessin d’un oiseau jaseur, oiseau migrateur de la taille d’un étourneau. Cette astuce permet à la marque de poursuivre son ascension. En 1943, le cap du dix millionième réveil est franchi, et à la Libération, JAZ devint la première marque horlogère française. Elle sera extrêmement vendue aux USA ... peut-être en souvenir de sa présence dans les logements des soldats américains dans notre pays.

Parmi les témoignages, celui d'Alain Lambert né à Evreux en 1947, apporte un éclairage souriant et sociologique à la fois : J'avais onze ans. Je me baladais à vélo dans le quartier Saint-Michel et j'ai fait la connaissance d'un Américain, une jeune de mon âge. Grace à lui j'ai découvert l'Amérique. Petit à petit je me suis inséré dans la communauté. J'allais au cinéma à la base. Il y avait aussi un bowling extraordinaire et une piscine qui existe encore. J'allais à l'église, une architecture américaine, avec un clocher en bois. Je suis allé à la messe par curiosité. Tout le monde endimanché, les américains très chic, c'était bien sur multiconfessionnel. J'ai aussi fait des Thanksgiving avec mes parents. Mais il n'y avait pas beaucoup de relations entre les gens d'ici et les américains. Des relations amoureuses chez les jeunes. Plusieurs mariages, bien sur, mais sortir avec un américain, c'était mal vu. On s'en méfiait un peu. Les américains m'ont aidé pour la musique. Ils étaient en avance sur nous avec de beaux instruments, de belles guitares, de belles batteries .... J'admirais tout ça. A l'arrivée du rock n'roll en France les guitares étaient françaises, moyennes. On n'avait pas les belles Fender et autres, le bon matériel (on comprend pourquoi Christophe a jeté son dévolu sur ces guitares). J'ai connu des musiciens et j'ai joué avec eux. J'allais aussi écouter des groupes itinérants qui étaient engagés par l'armée de l'air américaine pour animer les soirées des clubs dans les différentes bases de l'OTAN éparpillées sur le territoire européen. C'était des musiciens professionnels, de bons orchestres de jazz. C'était le vendredi soir et ils appelaient cela le floor show avec des ventriloques, des claquettes; ils adoraient les claquettes, des chanteurs et chanteuses et beaucoup de jazz. Chez les hommes de troupe c'était plutôt rock n'roll. C'était le début des Rolling Stones. Il y avait plein de groupes anglais qui faisaient la tournée des bases.

Evreux année zéro exposition temporaire au Musée d'Evreux (27)
Musée d'Art, Histoire et Archéologie, 6 Rue Charles Corbeau, 27000 Évreux
Du 10 décembre au 23 avril 2017
Entrée libre et gratuite
Du mardi au dimanche, de 10 à 12 h et de 14 à 18
Fermé le lundi

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