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mercredi 4 janvier 2017

Letter to a man

Le Théâtre de la Ville (en travaux cette année), présente à l’Espace Pierre Cardin, Letter to a man, un spectacle puissant et inoubliable qui voit s’associer pour la seconde fois deux artistes majeurs : le metteur en scène Robert Wilson et le grand danseur Mikhaïl Baryshnikov. Cela faisait longtemps que nous parlions, Misha et moi, de créer une oeuvre ensemble. Une de nos idées était de travailler sur un texte russe... confie le metteur en scène.

La pièce concerne justement un danseur et chorégraphe de génie, Vaslav Nijinsky (1889-1950) et plus précisément la période où il bascule dans la folie. En 1913, Nijinsky avait quitté son amant Diaghilev, le fondateur des ballets russes dont il était le danseur étoile, pour épouser Romula de Pulszky, une danseuse hongroise. Par dépit amoureux, Diaghilev le congédie et le rapport entre les deux hommes se détériore.

Vaslav Nijinsky a commencé à écrire son journal en janvier 1919. En moins de six semaines, il couche sur le papier de manière complètement décousue, mais avec une intense sensibilité, ses questionnements sur la vie, la mort, le mal, la guerre, Dieu, sa relation brisée avec Diaghilev, sa soif de pureté, et son immense désespoir … Il a 29 ans et sombre dans la schizophrénie. Il survivra pendant 30 ans encore, muré dans le silence, allant d’asiles en hôpitaux psychiatriques.

L’altération de l’esprit du danseur est la source d’inspiration de cette pièce magnifiquement interprétée par Mikhaïl Baryshnikov, lequel âgé de 68 ans, fait preuve d’une souplesse et d’une fluidité dans les mouvements que nous sommes nombreux à lui envier. Il incarne Nijinsky aux prises avec ses démons. Ce n’est pas à proprement parler un spectacle dansé mais plutôt une "performance" dans laquelle mime et gestuelle sont les principaux modes d’expression. Il ne s’agit pas, explique Baryshnikov, de ressembler à Nijinsky (il n’en a pas du tout l’âge) mais d’en faire une figure abstraite car ce n’est pas lui en tant qu’acteur et danseur, c’est lui en tant que passant tragique, une personne durement affectée par sa terrible maladie et en même temps, il est toujours un artiste. Il ne peut pas être simplement un homme.
Le portrait de Nijinsky occupe le centre de l'espace sur le rideau de scène avant que le spectacle ne débute. Il s'ouvre sur un homme (forcément Nijinsky) assis sur une chaise, sanglé dans une camisole de force dont il va se débarrasser pour pouvoir s’exprimer une dernière fois. Les premiers mots, je comprends la guerre, seront à décrypter, on le devine, au second degré.
Nous entendons les réflexions et divagations du personnage par des hauts-parleurs diffusant des voix enregistrées. J’aime les fous car je sais leur parler. Les mêmes incantations sont répétées en boucle comme peuvent l’être les pensées obsessionnelles d’un malade mental. Le texte apparait simultanément en français en surtitrage sur trois écrans. Elles nous parviennent alternativement en anglais, en français, en russe, sur un ton parfois doux, parfois violent très déstabilisant.

Ces voix sont troublantes par leur phrasé, surtout lorsqu'on sait qu'il s'agit de Robert Wilson lui-même et de Lucinda Childs, la grande chorégraphe (qui a collaboré à la réflexion sur les mouvements). Baryshnikov prononce lui aussi parfois ces mêmes phrases, en russe qui est sa langue maternelle, habitant ainsi au plus près l’âme de Nijinsky.

Les musiques sont intimement mêlées aux extraits des carnets. Hall Willner nous donne à entendre Tom Waits, Arvo Pärt, Henry Mancini, ainsi que le compositeur soviétique d’avant-garde Alexandre Mosolov. Le spectre est large, entre le style enlevé, presque pompier du Rabbit hop du groupe Hipnotic brass Ensemble, la Beer Barrel Polka que l'on devine brièvement et un negro spiritual.

Dans ses carnets, Nijinsky qui admirait grandement Diaghilev, en a parlé comme d’une bête féroce : Tu aimes qu’on s’incline devant toi. Je ne veux pas de ton sourire car il sent la mort. On verra la photo de Diaghilev, dans une baignoire, traverser la scène, image tout à fait surréaliste tandis qu’à cour une croix prend soudainement feu et se brise. Tu es méchant et moi je te berce, Tu veux me perdre, je veux te sauver.
Il faut accepter, on pourrait même oser dire "se laisser bercer" par l'univers expressionniste que Robert Wilson parvient à construire. Visage fardé de blanc, sourcils noircis, bouche rougie, queue de pie noire et mains gantées, Baryshnikov enchaîne les mimiques hystériques. Il est à la fois Faune (comme le fût Nijinsky dans le ballet qu’il créa) et Bela Lugosi dans le rôle de Dracula (film de Murnau, 1931). On sent chez Bob Wilson l’influence des films muets au travers d’évocations de Buster Keaton ou Charlie Chaplin et celle du théâtre japonais. Le visage blanc augmente l’expressivité des traits. Malgré la distance, on voit les yeux qui s’écarquillent, la bouche immense qui s’ouvre pour crier la souffrance.
Tout est schizophrénie dès le début du spectacle. Où est le réel, où est l’illusion quand on perd la raison ? C’est la question que semble chercher à poser l’ombre omniprésente du personnage, savamment orchestrée par la mise en lumière de Robert Wilson. Cette ombre est comme un dédoublement envahissant de soi-même, une part sombre de l’esprit dont il n’arrive plus à se défaire.

Pour mieux refléter le vacillement de la raison de Nijinsky, le comédien avance, recule, trébuche. Il est l’homme au bord du précipice : I am not afraid to fall and therefore will not fall.

Pourtant de nombreuses pensées paradoxales l’envahissent. Le metteur en scène parvient même à glisser des moments humoristiques avec la parodie d’une folie (Bergère). Le métronome, maître du temps s’étouffe. Trois arbres gelés zèbrent le ciel de leur silhouette.
Ses contradictions sont métaphorisées par les mouvements de Baryshnikov. L’homme se déplace avec légèreté puis soudain se fige dans une longue immobilité comme hanté par une forme de rêve éveillé où il écoute ses voix intérieures. Quand la répétition des pensées se fait trop lancinante, le danseur écarte un bras, fait mine de se débattre contre quelque chose d’horrible, suspend son geste puis le reprend, accompagné cette fois par le bruit d’un éventail qui claque. Le mouvement est rapide, s’interrompt et le silence accompagne l’immobilité, comme pour signifier qu’il parvient encore à faire taire sa folie. Chacun de ces instantanés s’accompagne d’une couleur particulière, toujours intense, et la dernière est d’un rouge sang, presque poudré.

C’est cet obsédant monologue intérieur éternellement répété qui peut paraître un peu pesant. Le spectateur a vraiment besoin de reprendre son souffle quand est suspendu quelques secondes ce chaos de sons et de lumières syncopées ou lorsque l’acteur élève le regard vers la lumière d’une grande fenêtre permettant ainsi au public de se remettre de la violence de son faciès grimaçant.

Par moment il est convaincu d’être un homme mauvais. Je suis un homme méchant, je n’aime personne. Je me tirerai une balle dans la tête si Dieu le veut. Quelques instants après, il est tout autre : Je suis un homme d’amour. Je suis un homme simple. J’ai de mauvaises habitudes. Je veux les changer.

Sa relation à Dieu aussi est intense et contradictoire. Parfois il se demande si Dieu le teste tandis qu’à d’autres moments il sent Dieu vibrer en lui au point qu’il se demande s’il n’est pas le fils de Dieu. D’où cette répétition : Je ne suis pas le Christ, je suis Nijinsky, je ne suis pas le Christ, je suis Nijinsky… qui finit par devenir une scansion comme pour tenter de s’auto-convaincre alors que s’élève une valse romantique.

L’écran tombe. Les gens vont à l’église parce qu’ils ont peur de Dieu. Je suis un homme d’amour. La voix se mue en cri rauque. On entend des cris de paon. Les couleurs sont saturées, intenses comme l’était probablement son rapport au sexe. Je n’aime pas la luxure. Il est déchiré entre sa soif de pureté et son passé de boulimie sexuelle. Il confesse avoir beaucoup fréquenté les "cocottes" dans sa jeunesse et considère sa vie de débauche passée comme un errement. Apparait alors sur scène une poule de taille gigantesque en carton tirée par une toute petite fille. L’image surprend et fait sourire tout le monde ! Vous la retrouverez dans l'extrait qui figure à la fin du billet.

C’est un spectacle dérangeant qui fera fuir certains spectateurs après les applaudissements d’usage. C’est une soirée magique qui clouera d’autres sur leur siège longtemps après les rappels. Pourquoi cela nous touche-t-il si profondément ? Certainement parce que nous avons tous ces moments de panique où la folie n’est pas loin et qu'il est peut-être préférable de ne pas chercher à tout expliquer au profit des émotions suggérées par les différents tableaux. Chacun son ressenti et Isabelle (qui a co-rédigé cette chronique) ne partage pas totalement mon avis.

Baryshnikov n’a pas connu Nijinsky mais il a rencontré sa femme dans les années 1970 ainsi que ses filles dont la cadette de 96 ans, Tamara, qui a récemment assisté au spectacle à Los Angeles. Les deux hommes sont toujours considérés comme les plus grands danseurs sortis de l’école et du ballet de Marinsky de Saint- Petersbourg. 

A la toute fin, alors que la voix de Barrelhouse Woman volume 2 (1925-1928) envahit l’espace on perçoit le titre de cette chanson, Nobody knows, alors qu'une ultime citation nous est offerte : je travaille beaucoup la danse.
LETTER TO A MAN
d'après les carnets de Vaslav Nijinski (première française)
Spectacle en anglais et russe avec des sous-titres français
Texte Christian Dumais-Lvowski
Mise en scène, scénographie, lumières Robert Wilson
Avec Mikhail Baryshnikov
Dramaturgie Darryl Pinckney
Musique Hal Willner
Costumes Jacques Reynaud
Collaboration aux mouvements et textes parlés Lucinda Childs
Création lumière A.J. Weissbard
Du 15 décembre 2016 au 21 janvier 2017
Théâtre de la Ville - Espace Pierre Cardin
1 avenue Gabriel - 75008 Paris
Téléphone : 01.42.74.22.77

Les photos qui ne sont pas logotypées A bride abattue sont de Lucie Jansch

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