Estelle-Sarah Bulle fait revivre la famille Ezechiel dans un livre au titre curieux, Là où les chiens aboient par la queue, qui combine le plaisir littéraire et la recherche documentaire en nous faisant une chronique douce-amère de la Guadeloupe au XX°siècle, passant en revue les étapes que tant d'habitants ont suivies : l’enfance au fin fond d'une campagne, les splendeurs et les taudis de Pointe-à-Pitre, le commerce en mer des Caraïbes, l’inéluctable exil vers la métropole, une vie de labeur et les espoirs déçus d'une génération d’Antillais pris entre deux mondes.
Ce premier roman dégage une force romanesque remarquable. Il a été couronné de nombreuses récompenses. En choisissant de faire alterner les voix d’Antoine, de sa soeur Lucinde et de Petit Frère, ainsi que sa jeune nièce, de 1947 à 2006, l'auteure parvient à donner au lecteur des points de vue différents sur l'histoire familiale qui subit l'évolution chaotique de ce département d'Outre-mer.
Encore aujourd’hui, les Guadeloupéens disent de Morne-Galant (p.6) : Cé la chyen ka japé pa ké, ce qui se traduit par C’est là où les chiens aboient par la queue, voilà pour l'explication du titre. D'autres expressions sont amusantes, par exemple l'insulte banania dont Antoine qualifie sa sœur Lucinde parce qu’elle se plaint que son désordre lui donnait mal à la tête (p.128).
Antoine est le personnage central. Encore une curiosité, elle porte un prénom habituellement masculin. Elle sera celle qui relie le passé au présent, la Guadeloupe à Paris, comme une racine souterraine et pleine de vie (p.12). On la suivra depuis son île jusqu’au XVIII° arrondissement où elle transposa sa boutique et son capharnaüm.
Antoine est une femme libre dont l’auteure adopte la philosophie de sa tante : je comprenais que je devais être aussi libre qu’elle ; me souvenir sans me retourner sans cesse. (...) J’apprenais à aimer mon histoire et la matière dont elle était faite ; une succession de violences, de destins liés de force entre eux, de soumissions et de révoltes ( p.144).
Elle n'a pas eu d'enfant mais adore sa nièce, qui le lui rend bien. Sa vie est marquée par une forte passion avec Armand, un ancien forçat qu'elle a rencontré à Caracas et avec qui elle fera commerce. Elle relate cette relation amoureuse discontinue avec beaucoup de pudeur.
J'ignore si toutes les expressions sont authentiques mais l'auteure a l'art de nous rendre le créole accessible, et savoureux. Elle a un grand talent de conteuse, sachant mêler l'histoire avec les songes en restaurant les croyances ancestrales. Quand Antoine a la vision d’un "Blanc poudré", elle l’interprète comme un avertissement que lui envoie la Vierge. Elle me prévenait d’un danger qui allait s’abattre sur moi, et je l’en ai remerciée. Il fallait que je prenne garde et j’ai décidé de me tenir bien éveillée (p.154).
La sorcellerie, c’est une bougresse de la campagne ramenée en ville, comme moi, dit-elle plus loin (p.158). Son frère dira d'elle que le passé et le présent dansent dans une même bulle dorée (p.236).
Ce livre est passionnant en raison de ses nombreux niveaux de lecture. La saga familiale est prenante mais on apprécie aussi de suivre l'évolution socio économique de l'île. Enfin l'auteure donne des clés pour comprendre le caractère antillais, marqué selon elle par une absence de solidarité, qu'elle analyse à sa manière : la Guadeloupe, c’est comme une salle d’attente où on a fourré des Nègres qui n’avaient rien à faire ensemble. Ces Nègres ne savent pas trop où se mettre, ils attendent l’arrivée du Blanc où ils cherchent la sortie (p. 9).
Plus loin elle revient sur la question d'une forme de racisme, ou du moins d'ostracisme : On dit "Nèg kont’ Nèg", ça signifie qu’un Nègre malheureux ne supportera jamais qu’un autre Nègre aille mieux que lui. Il admettra la réussite des Blancs, mais n’avalera jamais celle de ses frères d’infortune. Et les femmes, qui sont les plus maltraitées de toute la Création dans cette petite île où prospère la mauvaiseté, sont les plus chamailleuses, comme des coqs de combat (p.159).
La jeune nièce analyse l'évolution des mentalités depuis son grand-père : En comparant mes souvenirs aux paroles d’Antoine, de Lucinde et Petit-Frère, je comprends qu’Hilaire représentait une Guadeloupe rurale frappée de disparition. Aucun de ses enfants n’appartenait au même monde que lui. Ils étaient de l’âge de la modernité, éloignés de la canne, plongés dans l’en-ville (p.149).
Les problèmes d'écologie ne datent pas d'hier. On le constate avec horreur à propos des bananeraies : tout appartenait à des mains puissantes, qui pouvaient payer les douzaines d’hommes cassés en deux dans les sillons, et les machines à ensacher les régimes pour les protéger des rats, et les bidons d’insecticides qui douchent la terre jusqu’au tréfonds, s’infiltrent dans le moindre cours d’eau jusque dans les légumes, les poissons de mer et de rivière, jusque dans le lait des femmes tété par les nourrissons (p.189).
Ce que certains considèrent comme le développement urbain fait davantage pitié qu'envie (p.103). Le béton n’était fait pour notre île à feu, mais ça ne s’est pas vu tout de suite. C’était ce qu’on utilisait à Paris donc ça flattait les élus et ça impressionnait les ababas. Pour les bêtes qui y dormaient avec nous, on nous vendait des insecticides puissants venus d’Allemagne, à vaporiser toute force matin et soir. Les intérieurs se sont mis à sentir le pétrole exterminateur. (...) Les pauvres ont voulu imiter les riches. Au nom de la modernité, l’île a fini par être cimentée, au grand bonheur de Lafarge. (...) Dans les années 70, toutes les maisons se mirent à arborer des piliers avec des barres de fer griffant le ciel comme des promesses : c’était l’étage à venir pour les enfants. Et comme ce n’était jamais fini, on attendait pour peindre. Le béton grisaillait partout.
Un grand programme de construction a été dessiné par les autorités après la première visite du général de Gaulle, en 1960 (p.151). Ça avait commencé avec la cité Henri IV, un endroit bizarre ou de grands cubes de béton sortaient de terre, pour loger cent familles à la fois. (..) plus de cuisine à l’air libre. Plus de terre sous les pieds ... plus de bidonvilles aussi.
Il est évidemment question d'émigration, depuis les Antilles vers la métropole. Mais la situation dans la capitale parisienne est loin d’être un eldorado. Dans les usines de là-bas, ce n’était guère mieux qu’à Darboussier. Les hommes partageaient le sort des Algériens et des Africains sur les chaînes de montage automobile ; ils étaient maltraités et humiliés. Pour éviter les échecs des premiers exilés, la plupart des nouveaux sont entrés dans l’administration ; les hôpitaux, les PTT, la RATP etc où on les aidait à obtenir un logement (p.177).
Le livre est politique à de nombreux égards. l'auteure met les points sur les "i" à de nombreuses reprises. Par exemple à propos de l'Algérie, où, pour des raisons éminemment politiques, la France décida de faire des opérations de "maintien de l’ordre", envoyant les appelés plutôt que les soldats de métier, histoire de minorer les statistiques de pertes humaines dans l’armée. Des familles guadeloupéennes avaient découvert le conflit algérien sous la forme de cercueils débarqués au port de Pointe-à-Pitre avec les honneurs militaires. De jeunes Antillais avaient péri sous un autre soleil, à des milliers de kilomètres de l’île, pour une France coloniale où les indigènes étaient traités comme des esclaves (p. 187).
Le frère d'Antoine fait le choix de partir en Allemagne, où il est militaire, et y découvre que l’injustice existait hors de la Guadeloupe. Il s’en déclare soulagé et endurci (p. 207). Cependant une fois arrivé à Paris, en 1967, il se réjouira d’une vie plus facile que dans son île. Comme quoi l'expérience des uns n'est pas tout à fait comparable à celle des autres.
A moins que ce soit une question d'époque. C'est l'analyse de cet homme : Ça s’est gâté après les Trente Glorieuses. Je dirais qu’en métropole, avoir du boulot n’est plus allé de soi. Avant ça, le plein-emploi et la jeunesse soudaient les gens, ceux qui n’avaient pas grand-chose, dans une même vigueur et des rêves communs. Bien sûr que le racisme existait, mais pas suffisamment pour gâcher la fête.(...) A paris nous n’étions que des provinciaux parmi d’autres (p.209).
Antoine arrive à Orly à la fin de l’automne 68 et découvre la particularité de cette saison par la même occasion ... et la lointaine banlieue des villes nouvelles. Elle fait à son frère (p.223) l’effet d’un "poisson frais épinglé sur un mur". C’était étrange de la voir en dehors du décor où je l’avais fixée, loin des réunions bibliques de Pointe-à-Pitre et du marché Saint-Antoine. Néanmoins elle se tenait droite et j’ai vite été rassuré sur sa capacité à tordre à nouveau le réel à sa volonté.
Elle est en effet bien décidée à organiser la réouverture de sa boutique de Pointe-à-Pitre, où elle vendra de tout, jusqu'à la musculine, un élixir vendu par les Sénégalais, .... en conseillant de vérifier l’étiquette. Cette femme est fascinée par l’abondance des marchés parisiens et évoque (elle aussi, comme Carole Fives dans un autre livre du Prix) le mythe de la chèvre de monsieur Seguin (p.226).
Antoine connaitra à Paris des hauts et des bas mais prétendra n'avoir jamais voulu retourner en Guadeloupe, à l'inverse de son frère qui y a fait bâtir une petite maison, malgré les embûches et la distance, reconnaissant par là qu’il doit bien lui en rester quelque chose au fond du cœur (p.238) même s'il prétend le contraire : Nous avons fait ce que nous avons pu pour nos enfants. Nous avons quitté notre île et nos parents. Rapidement, il n’a plus été question de revenir. Cette banlieue que tu hésites à aimer ou détester à été notre place, l’endroit de l’oubli et de l’indifférence. Une indifférence libératrice. Nous étions d’accord pour venir ici. Tu peux bien dire que j’ai quitté un nulle part pour un autre nulle part, mais je m’y suis fait (p. 226).
Le lecteur se fera sa propre opinion mais il sera ébranlé par ce roman qui parlera à tous les déracinés.
Un grand programme de construction a été dessiné par les autorités après la première visite du général de Gaulle, en 1960 (p.151). Ça avait commencé avec la cité Henri IV, un endroit bizarre ou de grands cubes de béton sortaient de terre, pour loger cent familles à la fois. (..) plus de cuisine à l’air libre. Plus de terre sous les pieds ... plus de bidonvilles aussi.
Il est évidemment question d'émigration, depuis les Antilles vers la métropole. Mais la situation dans la capitale parisienne est loin d’être un eldorado. Dans les usines de là-bas, ce n’était guère mieux qu’à Darboussier. Les hommes partageaient le sort des Algériens et des Africains sur les chaînes de montage automobile ; ils étaient maltraités et humiliés. Pour éviter les échecs des premiers exilés, la plupart des nouveaux sont entrés dans l’administration ; les hôpitaux, les PTT, la RATP etc où on les aidait à obtenir un logement (p.177).
Le livre est politique à de nombreux égards. l'auteure met les points sur les "i" à de nombreuses reprises. Par exemple à propos de l'Algérie, où, pour des raisons éminemment politiques, la France décida de faire des opérations de "maintien de l’ordre", envoyant les appelés plutôt que les soldats de métier, histoire de minorer les statistiques de pertes humaines dans l’armée. Des familles guadeloupéennes avaient découvert le conflit algérien sous la forme de cercueils débarqués au port de Pointe-à-Pitre avec les honneurs militaires. De jeunes Antillais avaient péri sous un autre soleil, à des milliers de kilomètres de l’île, pour une France coloniale où les indigènes étaient traités comme des esclaves (p. 187).
Le frère d'Antoine fait le choix de partir en Allemagne, où il est militaire, et y découvre que l’injustice existait hors de la Guadeloupe. Il s’en déclare soulagé et endurci (p. 207). Cependant une fois arrivé à Paris, en 1967, il se réjouira d’une vie plus facile que dans son île. Comme quoi l'expérience des uns n'est pas tout à fait comparable à celle des autres.
A moins que ce soit une question d'époque. C'est l'analyse de cet homme : Ça s’est gâté après les Trente Glorieuses. Je dirais qu’en métropole, avoir du boulot n’est plus allé de soi. Avant ça, le plein-emploi et la jeunesse soudaient les gens, ceux qui n’avaient pas grand-chose, dans une même vigueur et des rêves communs. Bien sûr que le racisme existait, mais pas suffisamment pour gâcher la fête.(...) A paris nous n’étions que des provinciaux parmi d’autres (p.209).
Antoine arrive à Orly à la fin de l’automne 68 et découvre la particularité de cette saison par la même occasion ... et la lointaine banlieue des villes nouvelles. Elle fait à son frère (p.223) l’effet d’un "poisson frais épinglé sur un mur". C’était étrange de la voir en dehors du décor où je l’avais fixée, loin des réunions bibliques de Pointe-à-Pitre et du marché Saint-Antoine. Néanmoins elle se tenait droite et j’ai vite été rassuré sur sa capacité à tordre à nouveau le réel à sa volonté.
Elle est en effet bien décidée à organiser la réouverture de sa boutique de Pointe-à-Pitre, où elle vendra de tout, jusqu'à la musculine, un élixir vendu par les Sénégalais, .... en conseillant de vérifier l’étiquette. Cette femme est fascinée par l’abondance des marchés parisiens et évoque (elle aussi, comme Carole Fives dans un autre livre du Prix) le mythe de la chèvre de monsieur Seguin (p.226).
Antoine connaitra à Paris des hauts et des bas mais prétendra n'avoir jamais voulu retourner en Guadeloupe, à l'inverse de son frère qui y a fait bâtir une petite maison, malgré les embûches et la distance, reconnaissant par là qu’il doit bien lui en rester quelque chose au fond du cœur (p.238) même s'il prétend le contraire : Nous avons fait ce que nous avons pu pour nos enfants. Nous avons quitté notre île et nos parents. Rapidement, il n’a plus été question de revenir. Cette banlieue que tu hésites à aimer ou détester à été notre place, l’endroit de l’oubli et de l’indifférence. Une indifférence libératrice. Nous étions d’accord pour venir ici. Tu peux bien dire que j’ai quitté un nulle part pour un autre nulle part, mais je m’y suis fait (p. 226).
Le lecteur se fera sa propre opinion mais il sera ébranlé par ce roman qui parlera à tous les déracinés.
Là où les chiens aboient par la queue d'Estelle-Sarah Bulle, paru chez Liana Lévi, en librairie depuis le 23 août 2018
Lu dans le cadre du Prix des Lecteurs de la Ville d'Antony (92) dans une version numérique de 248 pages.
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