Comme j'aimerais connaitre le Japon aussi bien que Mayumi Inaba semble connaitre la France. La lecture de La péninsule aux 24 saisons m'a en tout cas appris beaucoup sur une région qui me semble maintenant familière même si, très souvent j'ignorais jusqu'au nom beaucoup de fruits et de plantes qui y poussent, comme les biwas (p.48), le clérodendron kusagi, couvert de fleurs violettes (p.105), les miscanthes et les les pédèzes (p.118), les holoturies, qu’elle préfère rouges (p.110).
Chacun est décrit à la manière d'un aquarelliste, par petites touches, avec une infinie précision et malgré tout un onirisme très marqué.
Tout est raconté avec la même attention. Chaque objet, même une valise, et a fortiori chaque endroit est décrit comme indispensable, à commencer par le pont Yukio, cependant si fragile, qui ne supporterait pas le passage de plusieurs personnes. Une colline, ou le marais d’où émerge une proue de bateau font l'objet d'extrêmes attentions. L'auteure imagine des scénarios (p.53) justifiant leur présence, puis confronte ses hypothèses avec ses voisins dont l’un d’entre eux a de la famille à Nara, une ville que j'ai récemment découverte.
La péninsule de Shima ressemble (p.16) à un oiseau au long cou en train de se lisser le plumage. Le lieu semble magique. Elle a cependant longtemps pensé que le seul endroit qui lui était nécessaire était Tokyo (p.19) où d’ailleurs elle travaillait. Il aura fallu quinze ans de réflexion avant que la femme se décide à y faire construire une maison, cédant en quelque sorte au sentiment d’y être appelée... par la végétation qui y pousse comme par les sols du Crétacé ou du Jurassique (p.18).
D'autres auraient été effrayés, mais pas elle qui croit entendre des voix lui disant : Ne crains rien, car c’est ici un endroit fait pour nous ! (p. 41). Il est vrai qu'au Moyen-Age les femmes affrontaient la solitude quand les hommes partaient des mois et des mois. Alors pourquoi s'inquiéter des présences invisibles qu'elle devine en permanence dans la forêt ? (p.37) Sa prédilection pour l'univers des Contes de Grimm ... (elle cite le Petit Chaperon Rouge, Raiponce ...) est sans doute ce qui la connecte à ces éléments surnaturels. Elle reconnaît être envoûtée (p.56). Néanmoins elle reste lucide (p.81), reconnaissant qu’il s’agit là d’une retraite provisoire... pour un court moment, et surtout pas un lieu où attendre la vieillesse.
Les 24 saisons du titre sont expliquées (p.45). Elles figurent sur un calendrier, non pas un de douze mois comme elle l’utilisait jusque là, mais sur un almanach qui, divisant chaque mois en deux avec une couleur différente, met en valeur 24 périodes. Elle compare l’entrée dans chacune de ces saisons à des gares où on monterait ou descendrait (p.46) et le trouve très utile pour savoir ce qu’il convient de faire dans le jardin, de planter, ou de récolter. Du coup ce calendrier lui évite de tenir un journal tout en lui permettant de consigner les choses essentielles (p.58).
Le temps s'égrène, et le lecteur partage les émotions de la narratrice qui progressivement trouve (ou retrouve) le goût des choses simples. Mon luxe à moi, c’était de posséder le reste d’une barque enfouie dans une terre qui ne servait plus à rien (p.57). Et surtout loin de Tokyo où chaque jour, les dizaines de publicités trouvées dans sa boîte aux lettres l’obligeaient à se représenter un monde qui un jour disparaîtrait, enseveli sous les déchets (p.75).
On comprend que l’endroit soit en quelque sorte magique si elle y trouve en quelques secondes un sommeil dense comme le miel (p.59). Le séjour n'est pourtant pas dénué de tracas, en particulier les moustiques qui, malgré l’encens, et un produit à base de chrysanthèmes, la piquent sans relâche. La souffrance n'a pas raison de sa motivation et elle ne retourne pas à Tokyo : Je refusais de perdre une seule seconde de chacune des journées des vingt-quatre saisons (p.86).
On aimerait nous aussi découvrir des trésors, comme les huitres sauvages sur la plage, ou dans les champs alentours à la fin de l’automne, akébie, châtaignes, boutons de dioscorée, ... que le système économique dédaigne, laissant les champs à l’abandon, qui sont autant de manifestations de ce qu'elle appelle là encore luxe (p.144).
Les jours défilent, heureux dans une grande douceur. En compagnie de son chat, de ses chaleureux voisins, d'une amie apicultrice, puis de sa mère, handicapée, qui témoignera elle aussi d'un intérêt passionné pour l'endroit, et qui composera avec elle des haïkus, dix-sept syllabes qu’elles griffonnent, raturent, modifient, jusqu'à obtenir un résultat satisfaisant (p.68).
Elle se réjouit d'un envol de lucioles (p.63). Elle suit le rythme des saisons et se laisse purifier par les éléments, le vent, l'eau de la mer où elle redécouvre le plaisir du bain (p. 114). Mais la nostalgie s'infiltre dans ce décor idyllique où elle entend à plusieurs reprises la mise en garde qu’il ne faut pas fréquenter les morts (p.95). Les allusions à la mort sont fréquentes.... et l'expression des dernières volontés est plutôt mélancolique (p.134).
Elle répète que l’homme n’est que de passage (p.155) et pense à la vieillesse, quand viendra le matin où elle se mettra à trembler sur ses jambes. La vie humaine est une étoile filante. Elle ne connaît pas, à la différence de l’eau de source un lointain et long parcours (p.166).
L’auteure multiplie les répétitions, justifications et retours en arrière mais sans que le récit en souffre. Les références sont multiples à des auteurs européens. Elle rend hommage à une romancière française sans se souvenir du titre du livre auquel elle veut faire allusion. Très cinéphile, elle se souvient d’un plan, avec Charlotte Rampling attendant son mari au bord de la mer dans un film (probablement Sous le sable de François Ozon), lui rappelant, on ne comprend cependant pas pourquoi L'Odeur de la papaye verte, un film réalisé par Tran Anh Hung (p.105).
La musique n'est pas en reste. Haendel, Mozart et Glenn Gould traversent le livre. Elle cite une biographie de ce musicien, dont elle donne le titre, Piano solo, et le numéro de page (192) en nous apprenant qu’il a quitté sa planète de méditation, c’est-à-dire les pays du Nord pour se mettre à déambuler dans les rues de New York, et échapper à sa solitude (p.155).
Son séjour aura duré un peu moins de douze mois, nous dit-elle, mais j’ai l’impression d’avoir passé plusieurs années sur cette presqu’île (p.169). Elle entend alors un air oublié depuis longtemps (p.171), que probablement peu de lecteurs français ont en mémoire et qui est fort beau : ma jeunesse fout le camp, nous n’irons plus au bois, que chantait Francoise Hardy en 1967.
Mayumi Inaba reconnaît avec mélancolie que sa jeunesse est finie mais qu'elle peut encore aller au bois ... alors qu’au loin l’attend Tokyo... qui était la ville de sa jeunesse.
Son roman est-il une renaissance ou un chant du cygne ? C'est en tout cas un long poème très sensuel.
La péninsule aux 24 saisons de Mayumi Inaba, traduction d'Elisabeth Suetsugu, aux éditions Picquier, Collection(s) Littérature grand format, en librairie depuis mars 2018
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