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lundi 8 février 2016

Barbara et l'homme en habit rouge

La voix d'Eric Emmanuel Schmitt lance le spectacle sur fond musical à peine perceptible de l'Aigle noir. Nous allons assister à une sorte de rétrospective sur un pan de vie de Barbara, raconté par Roland Romanelli qui partagea la scène une vingtaine d'années avec elle et qui fut son compagnon pendant huit ans, et chantée par Rebecca Mai qui est devenue sa compagne.

En quelque sorte, et comme nous l'annonce le metteur en scène avec à propos, la femme de son présent incarne la femme de son passé. C'est franchement très réussi car si la chanteuse a une voix puissante et grave qui aurait pu la conduire vers l'imitation elle ne cède pas à cette tentation. Elle parvient à faire vivre les chansons sans copier l'artiste qui demeure un modèle.

Roland a une stature de druide, auréolé de cheveux blancs très longs, au regard tendre. Debout au centre de la scène, il raconte le premier rendez-vous avec une sorte de timidité contenue. Il avait à peine 20 ans et passait son temps rue du faubourg Saint-Martin dans la boutique d'un fabriquant d'accordéons. Il connaissait chaque instrument sur le bout des doigts. Accompagner Barbara n'était qu'un rêve qu'il pensait inaccessible. Celle ci l'appelle et lui donne rendez-vous au Moulin de la Galette, suggérant d'apporter son accordéon parce qu'on ne sait jamais.

Elle l'engage sur le champ. Il s'inquiète. Tout ira bien, le rassure-t-elle en le priant de voir avec Marie pour les détails. Deux jours plus tard, ils partaient ensemble en tournée. Il apprendra ultérieurement que Barbara s'était disputée avec son accordéoniste et qu'elle avait cherché un remplaçant en espérant que Roland accepterait. Elle connaissait sa réputation et ne voulait que lui.

Rébecca chante en commençant par des titres peu connus, ce qui est une excellente idée. Je découvre ainsi Gare de Lyon (1964) :
Paris, sous la pluie, Me lasse et m'ennuie. (...)
Car il pleut toujours, Sur le Luxembourg.
Y a d'autres jardins, Pour parler d'amour. (...)
Viens, fais tes bagages. On part en voyage.
J'te donne rendez-vous, A la gare de Lyon,

Roland apprend la musique de trente chansons en vingt-quatre heures. Le soir du 21 mai 1967, Barbara le convie chez elle, au 14 de la rue Rémusat, près du Pont Mirabeau, à la même adresse où vécut Arletty, de 1966 à sa mort en 1992. Barbara y habita de 1961 à 1968, date à laquelle elle quitte l'immeuble à la suite du décès de sa mère, ce qui lui inspira quelques années plus tard la chanson "Rémusat" dans laquelle elle évoque ce double départ.

Mais ce soir de mai, c'est la fête, et Barbara offre à Roland le premier flacon d'un parfum qui ne le quittera plus, Habit rouge de Guerlain qui lui vaudra d'être appelé l'Homme en habit rouge. Leur union fut néanmoins discrète. C'était sans doute plus facile dans les années 60, sans i-phone pour enregistrer des images volées, et surtout sans la propagation des nouvelles sur les réseaux sociaux.

Toujours est-il que Barbara le séduit ce soir là et qu'il nous mime la scène du premier baiser avec romantisme. Je me suis senti gamin avec une vraie femme mais je n'ai pas porté plainte pour harcèlement.

Est-ce à lui qu'elle dédit la prochaine chanson, Toi (1965) ?
Tu me fais des nuits et des jours
Et des jours et des nuits d'amour.
Toi, je le sais, tu pourrais même
M'ensoleiller sous la pluie même.
Avant toi, d'autres sont venus
Que je n'ai jamais reconnus.
Pour toi, je ne suis pas la même.
Toi, ce n'est pas pareil, je t'aime,
Je t'aime.

Il se met à composer pour elle. Par exemple A peine (1970) que Rebecca interprète couchée sur le piano :
A peine le jour s'est levé, A peine la nuit va s'achever (...)
Mon indocile, mon difficile, Et puis docile, mon si fragile,
Tu es la vague où je me noie, Tu es ma force, tu es ma loi.

Ils ont assuré pendant des années plus de 200 concerts par an. On devine la folie du rythme qui scanda leurs vies. On écoute l'accordéon. Et puis la voix de Barbara, si reconnaissable, parfois dans l'obscurité, avec à d'autres moments son visage que l'on aperçoit fugitivement, sur des images d'archives en noir et blanc. Sa manière si particulière de s'exprimer ajoute de l'émotion. Et quand on l'a un peu connue, le rocking-chair renforce sa présence ...
Nantes (1963) nous donne le frisson : Donne-moi la main, Le ciel de Nantes, Rend mon cœur chagrin. 

Barbara confie on n'avance pas vers la vie, on passe par la vie. Elle consent au pardon, faisant une transition avec le prochain titre : Göttingen (1971).

La chanteuse nous est révélée sous plusieurs aspects de son tempérament. Elle ne s'habillait que de noir et elle s'en explique. On veut bien croire néanmoins Roland quand il nous dit qu'elle était la femme la plus drôle qu'il ait rencontrée. Elle ne passait pas inaperçue quand elle se faufilait dans les rayons des Monoprix pour dérober des produits de beauté en pensant qu’elle n’était pas reconnaissable derrière les lunettes noires qui lui mangeaient le visage. Personne n'était dupe.

Elle adorait l'atmosphère des salles de ventes, ce qui lui inspira la chanson Drouot (1970) et avait de curieux hobbys. Tout n'est pas raconté mais je sais par exemple qu'elle pouvait tricoter pendant des heures et que c'était encore son chevalier servant qui était chargé de faire les boutiques pour trouver les plus belles laines.
Les anecdotes ponctuent le récital, faisant revivre une époque où les artistes pouvaient avoir mauvais caractère. Il nous raconte que Jacques Brel, ne parvenant pas à faire accorder le piano à son goût, avait pissé dans les cordes pour justifier qu'il soit changé. La dame brune avait du caractère, s'inquiétant des heures durant d'être dans la bonne lumière. Elle avait un des meilleurs éclairagistes qui soit, Jean Rouveyrollis (qui a aussi mis en lumières le spectacle au Rive Gauche) mais elle pouvait inlassablement interroger Roland pour savoir si elle était mieux deux centimètres plus loin.

Son tabouret devait mesurer 61 cm de hauteur, pas un de moins, pas un de plus. C'était elle qui décidait et tout et avait toujours le dernier mot.

Leurs "meilleurs" moments furent sans doute ceux qu'ils consacrèrent à la création. Barbara exprimait son désir en décrivant les images et les sensations qu'elle attendait que Roland traduise musicalement. C'était complexe et il nous en fait la démonstration au piano alors qu'on entend Barbara en voix off : C'est Paris, c'est un matin de novembre, un matin qui n'est pas encore froid, encore ensoleillé, avec un temps de mars, petit soleil, une petite pluie, oui mais des gouttes qui tomberaient d'un toit désolé ... Quand le résultat n'était pas à la mesure de ses espérances elle pouvait s'énerver, faisant sienne l'affirmation de Miles Davis, pourquoi faire autant de notes alors qu'il suffit de jouer les plus belles ?

Des notes magnifiques, il y en eu à foison. Par exemple l'enchainement de Si mi la ré si mi la ré si sol do fa de la Petite Cantate (1965).
Elle lutte comme elle peut contre les insomnies, abuse probablement des médicaments. Barbara était tourmentée, on le sait tous. Ce fut aussi une grande amoureuse. Pourtant elle-même reconnaissait qu'elle avait des difficultés : Il faut avoir du talent pour vivre à deux. Moi, c'est un talent que je n'ai pas, que je n'ai jamais eu, donc, je pense que dans ces cas-là, si c'est pour être seul à deux, il vaut mieux être seul... Seul et avoir des choses, des passions...

La musique fut leur passion commune sans aucun doute. C'est Roland Romanelli qui mit des notes sur les très belles paroles de Vienne (1972) :
Si je t'écris ce soir de Vienne, J'aimerais bien que tu comprennes
Que j'ai choisi l'absence, Comme dernière chance, Notre ciel devenait si lourd.
Barbara aurait voulu avoir la capacité de réinventer l'amour. Elle tenait à ce que Roland découvre chaque jour une phrase de la torah. Il faut tous les jours étonner l'autre, s'il faut s'habituer c'est un piège, alors il faut partir. Elle l'exprimait déjà en 1966 avec Parce que je t'aime 
C'est parce que ton épaule à mon épaule, 
Ta bouche à mes cheveux 
Et ta main sur mon cou, 
(...)
C'est parce que je t'aime 
Que je préfère m'en aller. 
C'est mieux, bien mieux, de se quitter 
Avant que ne meure le temps d'aimer. 

Un soir Roland arrive accompagné d'un garçonnet d'une dizaine d'années, Olivier, qu'il lui présente comme son fils. Elle écrit la nuit suivante les paroles de cet enfant-là qu'il met immédiatement en musique :
Cet enfant-là , Te ressemble, te ressemble. 
Il a de toi, Je ne sais quoi : Le sourire 
Ou peut-être, Quand il marche, Ta démarche. 
Il hésite et s'avance. 
Cet enfant-là, Te ressemble, Et j'en tremble. 

Le spectacle se poursuit avec une émotion qui grandit. La solitude (1965) alourdit l'atmosphère :
Je l'ai trouvée devant ma porte, Un soir, que je rentrais chez moi.
Partout, elle me fait escorte. Elle est revenue, elle est là, La renifleuse des amours mortes.
(...) Elle m'attend devant ma porte. Elle est revenue, elle est là, La solitude, la solitude...

Roland Romanelli achève ses confidences : Elle m'a tout donné. Mais Lily passion nous a séparés. C'était pas bon. Je le lui ai dit. elle m'a priée de quitter le plateau et de ne plus revenir.

L'histoire ne peut pas se rejouer. Cela fait presque quinze ans que sous une forme plus ou moins semblable, Roland Romanelli célèbre la mémoire de la dame brune qui restera à jamais dans son coeur bien qu'il soit sorti définitivement de sa vie. Un soir, elle l'appela pour peut-être renouer le lien. Elle le fit avec son humour si personnel demandant à parler à Jean-Michel Jarre. Sans plus réfléchir, il répondit : madame, vous vous trompez. Elle raccrocha. A qui la faute ?

Né à Alger en 1946, le musicien reste discret sur son cursus plutôt glorieux. Il a été accompagnateur de Colette Renard et Mouloudji. Il a travaillé aussi avec Charles Aznavour, Serge Lama, Michel Polnareff… Patrick Bruel, Céline Dion… et surtout Jean-Jacques Goldman avec qui il signe la musique du premier Astérix. Il fut le pionnier en France du synthétiseur avec l’album Space vendu à 8 millions d’exemplaires.
 Il a collaboré avec Vladimir Cosma et Francis Lai autour de plusieurs musiques de film, notamment La Boum ou Les Ripoux. C'est lui qui a composé la bande originale d'Union sacrée. Mais c'est de Barbara qu'il se souvient avec une émotion qui ne tarit jamais.

Chanteuse, comédienne, danseuse classique, Rebecca Mai a co-écrit le spectacle avec lui. Ils avaient aussi commis ensemble "Les Poètes Disparus" et "Paris Coquines".

Rebecca termine avec Ma plus belle histoire, (1966) une rose rouge à la main. Pas besoin de rappel pour entendre l'Aigle noir (1970) dans une version chorale très impressionnante, donnant à la soirée une dimension nouvelle qui permet au public de quitter la salle sans trop de nostalgie.

C'est un spectacle qui va plaire à tous, que l'on connaisse ou non le répertoire de la chanteuse parce que c'est une célébration ardente et magnifique.

Barbara et l'homme en habit rouge
Un spectacle musical de Roland Romanelli et Rébecca Mai

Jean-Philippe Audin, violoncelle
Mise en scène Eric-Emmanuel Schmitt
Lumières Jacques Rouveyrollis
Depuis le 28 janvier 2016

Théâtre Rive Gauche
6 rue de la Gaité
75014 Paris
01 43 35 32 31
Du mardi au samedi à 19h

Matinée le samedi à 15h
Au moins jusqu'au jeudi 31 mars 2016

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