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vendredi 21 avril 2023

Les tourmentés de Lucas Belvaux

Le sujet des Tourmentés est horrible et amoral mais les chapitres étant courts on se dit allez, je continue, encore un.

Et comme Lucas Belvaux sait bien écrire, et même très bien de toute évidence, en suivant le regard de chaque protagoniste, on ne lâchera pas le livre qui nous surprendra jusqu’au bout.
Dix ans que les deux hommes s’étaient perdus de vue et puis, d’un coup, ils se retrouvaient au détour d’une rue, face à face. Le hasard, paraît-il, fait bien les choses. S’il s’agissait de lui, il aurait mieux fait ce jour-là de se mêler de ce qui le regardait, mais il n’y était pour rien. Skender le comprendrait bientôt, ce n’est pas le hasard qui avait mis Max et Madame sur son chemin. Il le comprendrait bientôt.
L’auteur connait parfaitement les rapports de force et les enjeux politiques. Ses films l’ont amplement démontré. Il n’est pas différent en tant qu’écrivain et sa plume, toujours lyrique, porte le texte à la frange d'un surréalisme figuratif en opposant le blanc et le noir, l’orient et l’occident, le bien et le mal.

Memento mori, camarade. La formule qui remonte à l’Antiquité, aurait été dite par un esclave à un légionnaire, donc inversant le rapport de forces entre eux. Elle sera invoquée à plusieurs reprises.

Ce n’est pas tuer qui m’amuse (…) Je serai l’arbitre de leur folie (p. 40) prétend Max mais tiendra-t-il parole ? Plus le temps passe et plus je (Max) vois ce que je ne voulais pas voir. Ce que je ne voulais pas qu’il advienne, qui arrivera pourtant et qui me hantera jusqu’à mon dernier souffle, car leur histoire est la mienne, que je le veuille ou non (…). J’ai écrit son (Skender) histoire, j’en suis l’auteur, que je le veuille ou non (p. 330). 

On suit les affrontements qui ne sont peut-être qu’un jeu de dupes, dont on est nous-mêmes crédules, car on prend parti à propos de qui devrait l’emporter dans ce pacte à la vie, à la mort, qui va déraper, avec audace. Alors on revient sur notre opinion, on se range dans le camp adverse, avant de reconsidérer notre avis.

Que vaut la vie d’un homme ? Qui mérite d’être sacrifié et au nom de quoi après tout ?
La rédemption est-elle un concept désuet où reste-t-elle envisageable ? Une fin heureuse est-elle possible ?
Jusqu’où est-on engagé dans un contrat ? Peut-on invoquer une clause de renoncement ?

Max et Skender ont commis l’horrible, l’indicible. Ils ont fait ou laissé faire, même s’ils se chamaillent sur ce point il n’y a pas de pardon possible aux exactions auxquelles ils ont participé, comme acteur ou spectateur volontaire. L’intrigue nous met sous tension, dans une construction parfaitement maîtrisée, jamais manipulatrice du lecteur qui conserve son libre-arbitre et qui révèlera une humanité surprenante jusqu’au dernier mot.

Le style est excellent, parfois lyrique, mais jamais trop, par exemple quand Skender exprime la volonté de leur (leur, ce sont ses enfants) donner les armes pour aimer plutôt que se battre (p. 286). Ou dans la description de la maison des Corbières, dans le pays des Cathares, le pays des « bons hommes » (p. 148). Qui n’aurait pas envie de s’y installer sans délai ?  Et encore dans la description quasi romantique du terrain de chasse (p. 152).

Lyrique donc, mais aussi poétique. Comme ici par exemple : Skender prit ma main ou peut-être ai-je pris la sienne (p. 273) qui reviendra régulièrement en leitmotiv comme dans un poème en prose.

L’auteur ne s’interdit pas quelques touches d’humour. Quand Max annonce le départ pour les Carpates Skender répond joyeusement on se carapate (p. 150).

L’écriture est chorale, toute en subtilité comme un fil qui ne noue d’un personnage à l’autre, développant une pensée collaborative. D’ailleurs Max et Skender lisent l’un et l’autre dans leurs pensées. Belvaux tisse une toile autour de ses personnages. Ils sont 6 à être pris dans la nasse car il ne faut oublier ni Madame, ni l’ex-compagne de Skender, ni leurs deux enfants. Et on remarquera que la moitié des protagonistes sont désignés par un prénom ou un surnom qui commence par un M.

Sont-ils alors si radicalement différents que ce qu’on perçoit dans les premiers chapitres ? Max comme Skender, et même Madame aurait pu penser ceci, à un moment ou un autre du récit : Besoin de se sentir utile, de protéger, de me protéger. (…) J’accepte la réalité comme elle est et je n’ai plus peur depuis longtemps, c’est tout. Plus peur de rien. Ni de mourir, ni de souffrir (…) Je n’attends rien des jours qui viennent, je ne les crains pas non plus. Je me contente de les vivre, acceptant ce que chacun m’apporte (p. 50).

Chacun a des motivations « respectables ». Ainsi Madame relate qu’il (Skender) a demandé trois millions. Cette discussion ne m’intéresse plus. Elle est obscène, comme s’il se vendait, que je l’achetais. Il n’est pas question de ça. Pas d’argent. Il est question de vie et de mort. Je n’ai pas envie de marchander. Passons à autre chose. Vite. Alors elle accepte le marché : - D’accord. Trois millions (p. 94).

Trois millions en échange de sa vie (je ne spoile pas grand chose). La somme pourra-t-elle compenser l’amour qu’il n’a pas donné à ses enfants (p. 154) ?

Lucas Belvaux aura-t-il l’intention d’en écrire le scénario ? On sait qu’il en a toutes les capacités. Il attend peut-être que nous en manifestions l’envie. Ce serait dans la continuité du film consacré à la guerre d’Algérie Des hommes. Quoiqu’il en soit il faut saluer la naissance d’un écrivain et souhaiter qu’il poursuive sur cette voie où il est déjà salué par les plus grands auteurs contemporains.

Né à Namur en 1961, Lucas Belvaux est acteur, réalisateur et scénariste. Pour le cinéma, il a réalisé plus d’une dizaine de films dont La Raison du plus faible (2006), Rapt (2009), 38 témoins (2012), Pas son genre (2014), Chez nous (2017), Des hommes (2020). Les Tourmentés est son premier roman.

Les Tourmentés de Lucas Belvaux, Alma éditeur, en librairie depuis 19 août 2022
Prix Régine Deforges du premier roman
Prix Claude Chabrol 2023

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