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La publication des articles est conçue selon une alternance entre le culinaire et la culture où prennent place des critiques de spectacles, de films, de concerts, de livres et d’expositions … pour y défendre les valeurs liées au patrimoine et la création, sous toutes ses formes.

jeudi 22 décembre 2011

D'acier de Silvia Avallone

Les lecteurs français ont bien de la chance que le livre ait été traduit (par Françoise Brun) pour découvrir ce roman qui est déjà un grand succès en Italie depuis un an. Silvia Avallone a vingt-cinq ans et écrit déjà avec l’autorité des grands. Sans fioritures, mais avec une puissante élégance. Elle s’y entend pour mettre le nez du lecteur en face de réalités sociales et économiques qu’il se passerait bien de voir. On aimerait tourner la tête, laisser échapper notre regard vers des cieux plus cléments. Nous en tirer avec une moue dédaigneuse en ironisant que c’est du cinéma.

Sauf qu’on a compris que pour cracher un premier roman de cette veine là il faut avoir puisé dans un creuset que l’on connait par cœur. L’auteure a vécu dans la petite ville toscane de Piombino, et la fiction qu’elle nous livre est directement inspirée de ses années d’adolescence, lesquelles sont encore très fraiches dans sa jeune mémoire.

Soleil de plomb, violences de toutes sortes, sociales, conjugales, dans un univers régi par des codes où les valeurs ne sont pas « amour, gloire et beauté » mais « amitié, sensualité et rivalité ». Un peu à l’instar de la Corniche Kennedy de Maylis de Kerangal.

On serait tentée d’établir un parallèle avec le Nord de la France, ses mines, les combats de Germinal. L’histoire ne se déroule pas au siècle dernier, dans une atmosphère d’exploitation du monde ouvrier par la bourgeoisie montante, pas davantage à l’époque des années 60 quand le capitalisme offrait encore de réelles promesses d’ascension sociale aux courageux.

Nous sommes dans le contexte de la mondialisation, avec ses menaces de délocalisation. L’usine assure la survie d’une poignée de personnes qui se réduit alors que la pénibilité du travail ne recule pas.
Fuggire, si ma dove ? S’enfuir, mais où ? comme le voudrait la chanteuse Raffaela Carrà (p.19) Les protagonistes attendent tous que quelque chose se passe dans ce printemps qui commençait à peine, dans ce putain de trou (p. 287). Comme s’il y avait une issue …
Il y a la Méditerranée, la lumière, l’île d’Elbe au loin. Mais ce n’est pas un lieu de vacances. C’est une terre sur laquelle ont poussé brutalement les usines et les barres de béton. Depuis les balcons uniformes, on a vue sur la mer, sur les jeux des enfants qui ont fait de la plage leur cour de récréation. La plage, une scène idéale pour la jeunesse de Piombino. Entre drague et petites combines, les garçons se rêvent en chefs de bandes, les filles en starlettes de la télévision. De quoi oublier les conditions de travail à l’aciérie, les mères accablées, les pères démissionnaires, le délitement environnant… Anna et Francesca, bientôt quatorze ans, sont les souveraines de ce royaume cabossé. Ensemble, elles jouent de leur éclatante beauté, rêvent d’évasion et parient sur une amitié inconditionnelle pour s’emparer de l’avenir.
Il faut avaler les premiers chapitres, entrer dedans progressivement. On ne peut pas se jeter dans un tel milieu sans le tâter du bout des yeux, comme on le ferait d’une mer trop froide, orteil après orteil.

D'acier devient polysémique au fur et à mesure de la lecture. C'est en premier lieu la référence évidente à l'usine de production de l'alliage, principal employeur de la région. Le titre français est très proche du titre italien. Dans le langage courant, dans l’une comme l’autre langue, avoir des nerfs d’acier se dit de quelqu’un qui a le caractère bien trempé, suffisamment solide pour résister à un stress intense, mais assez souple pour plier sans rompre.

Chacun son palliatif pour supporter le quotidien sans craquer. Les filles s’étourdissent dans les fringues, le maquillage, et leurs rêves de starlettes, à supposer que la beauté puisse faire rempart. Les femmes serrent les dents et font comme si, se promettant d’affronter la situation, mais plus tard. Les garçons sniffent et draguent. Les plus âgés se satisfont de l’alcool en baissant les bras sur leur incapacité à faire changer le monde ... ou en les levant sur leur famille. L’univers se réduit à la cité, l’usine et une petite bande de plage en face de l’île d’Elbe. Bientôt on s’interpellera par des diminutifs, comme si la force de prononcer le prénom entier leur manquait brutalement. C’est le monde entier qui se ratatine avant de s’écrouler mais chacun y croit encore. Le 11 septembre 2001 est pour demain.

Sur la couverture, regard charbonneux perdu dans le même horizon, Anna la brune et Francesca la blonde, différentes, même si elles sont pareilles. La première vit entre son imbécile de père et son malheureux frère. La seconde entre un salaud et une mère soumise. Toutes deux ont grandi dans le périmètre restreint de quatre barres d’immeubles d’où tombent des morceaux de balcon et d’amiante, dans une cour où les enfants jouent à côté des jeunes qui dealent et des vieilles qui puent (…) où il est normal de ne pas partir en vacances, de ne pas aller au cinéma, de ne rien savoir du monde, de ne pas feuilleter les journaux, de ne pas lire de livres. (p.38)

Pourtant, si l’on ne peut pas décider de la mondialisation, on peut, malgré tout, quand on est né ici, devenir ouvrier ou voleur, travailler au rayon charcuterie de la Coop ou bien se prostituer (p. 91). Silvia Avallone a grandi, elle aussi, dans ce bout de monde compris entre la via Nenni et la via Togliatti, mais elle n’a fait qu’y passer, a poursuivi sa route en s’engageant dans des études de philosophie, et a concrétisé son (premier) rêve, en parler ! Ce premier roman claque au vent comme un drapeau.

Il faudrait inventer pour elle, un équivalent à "road movie", pourquoi pas "city movie", encore que steel movie serait davantage de circonstance ... Rien d’étonnant à ce que le jury du prix des lecteurs de L'Express lui ait décerné la première place cette année.

D'acier, roman de Silvia Avallone, traduit par Françoise Brun, chez Liana Lévi, 2011
Livre découvert et
chroniqué dans le cadre du Prix robinsonnais, dont je donnerai la sélection début janvier.

1 commentaire:

rotko a dit…

bonjour

le thème est interessant et l'aciérie a une vraie présence dans tous les domaines de la vie.

Avallone sait montrer une vie familiale assez révoltante, mais ses adolescentes ne sont pas encore les petites femmes que regardent les voisins...

http://tinyurl.com/729vkro

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