Dès notre entrée sur la scène à Vélizy (78) (parce que pour cette fois nous y sommes tous, acteurs, spectateurs et techniciens) on sent les odeurs de cuisine. Les parfums promettent que l'on va se régaler.
Un vestiaire est installé en amont pour qu'on soit à l'aise sur notre tabouret. Un olibrius nous accueille et nous aide à gravir les quelques marques du kiosque à musique avant de nous guider vers les places libres. Musicien, serveur, clown ... il assumera plusieurs rôles. Comme ses camarades. Nous voilà au complet, le film peut commencer.
Le film ? On se croyait au théâtre et nous voilà face à la projection d'un cinéma muet. Une histoire un peu loufoque d'un certain Roger, chef cuisinier ... chef c'est beaucoup dire, cuisinier aussi d'ailleurs parce que ses pratiques sont douteuses. Ce n'est pas sa technique pour émincer le poireau qui lui permettrait de remporter le casting de Master chef. Il aura tôt fait de jeter la toque.
Les images sont en noir et blanc, dans un rythme saccadé qui fait craindre la rupture de la pellicule. La musique est jouée en direct et on se passe de paroles comme au temps du cinéma de Pagnol ou de Chaplin.
La farine se renverse et on tousse. Le son vient tout à coup de l'intérieur. Il est temps de boire un coup. L'image crève l'écran, c'est le cas de le dire. Place au théâtre !
Au théâtre ? On se croirait au restaurant. La nappe est prête, couverts inclus pour 6 personnes. Il y a des idées à breveter coté déco. Et sur scène, la découpe du concombre au ventilateur amuse autant qu'elle inquiète quand on nous apporte le breuvage qui compose le premier plat, dans le même broc de verre qui a recueilli le jus à la sortie de la canalisation de l'évier.
La frayeur est de courte durée. Cette entrée en matière est de bonne facture. On va vite deviner que les ingrédients avec lesquels les comédiens s'amusent sont les mêmes qui sont travaillés backstage pour atterrir dans nos assiettes. Le saumon qui fait un pied de nez au serveur sera fumé puis toasté entre deux gaufrettes.
Nous assisterons à une multiplication des brocs et des brochettes et on se prend à rêver à une cuisine idéale où on pourrait nous aussi ouvrir à l'infini la porte du frigo ou du four pour récupérer un second, puis un troisième plat identique ... Si c'est pas de la magie ...
De la magie ? Un énorme travail en fait, qui a démarré à 16 heures cet après-midi, et qui ne s'achèvera qu'une heure après notre départ car il y a une montagne de vaisselle à laver, et le décor à remettre d'aplomb. Nous découvrirons après les saluts qu'ils sont assez nombreux en coulisse à s'activer pour régler le ballet aux petits oignons. Le repas a été conçu pour 108 convives, pas un de plus, pas un de moins. Deux spectateurs font défaut. Il faudra liquider les restes.
Cela ressemble à une joyeuse pagaille. La désorganisation règne en reine. Ce sera Jean le fournisseur qui sera réquisitionné pour imaginer le plat principal. François coupe-tout tranchera les oeufs. Une carotte fera office de rouleau à pâtisserie. C'est pas dans la poche ...
Dans la poche ? Ah si, tout s'y retrouve et celle de François semble sans fond. Jacqueline se fait obéir au doigt et à l'oeil, surtout à l'oeil. C'est qu'il faut sortir un plat qui se tienne. ce sera une sorte de calzone de poulet aux petits légumes. Fort surprenant et fort savoureux à la fois.
La viande cuit avec du fenouil, des carottes artistiquement tournées en billes, du thym et de l'orange, le tout à l'étouffé dans une pâte à pain faite (et c'est là le secret de sa saveur) pour un tiers avec de la farine de sarrasin, pour un autre de farine de blé et pour le dernier de farine de blé dur.
C'est bon, très bon, copieux. On se régale. On vit une autre époque. Nous sommes au milieu des années cinquante, peut-être avant. Serveur et serveuse peuvent roucouler tranquille derrière le piano.
Nous on déguste la Kriek, avec modération s'entend, une vraie de vraie, fermentée avec des cerises acides. C'est un vrai voyage.
La gestion du temps est aussi parfaite que celle du suspense. On a oublié qu'on était au théâtre et pourtant voilà qu'on annonce la "fin". La fin du film mais pas celle de la pièce ni du repas dont on s'évertue à deviner le dessert.
On jurerait qu'il sera question d'une crème brûlée. C'est presque ça, mais en cornet.
Cela fait 15 ans que Peter De Bie de la Cie Laika ne choisit plus entre son amour pour le théâtre et sa passion pour la cuisine. Ce soir il les combine avec son intérêt pour les slapsticks, des sortes de comédies cinématographiques qu'il réinvente avec la complicité de Ief Gilis du Cirque Ripopolo. Leur Cucinema nous a littéralement transportés hors du temps en bousculant nos repères. Ce repas partagé avec nos voisins de table est une expérience hors du commun. Nous sommes à la fois spectateurs et pourtant acteurs. Nous vivons le présent en oubliant qu'il y avait un avant et qu'il y aura un après.
Et nous pourrons même rééditer le menu dans notre propre cuisine puisque les recettes nous sont distribuées à la sortie.
Lionel Massétat peut se réjouir d'avoir réalisé son rêve : construire un théâtre autour d'un restaurant. La démonstration est magistrale. Nos repartons avec le sentiment d'avoir changé ... et une petite culpabilité tout de même de leur laisser la vaisselle et le rangement.
La semaine prochaine, à Calais, c'est un autre monument, Don Giovanni, que Peter adaptera à sa sauce. Opera Buffa sera le titre de ce spectacle où le chef sera chargé de séduire une assemblée de 200 spectateurs.
Cucinema : Concept Peter De Bie et Ief Gilis, avec Stef Geers, Katrien Pierlet/Ellen Dierckx, Alain Rinckhout, Michiel Soete, Cinéaste Stefan Vanbergen, Conseil musical Peter Vermeersch, Costumes Manuela Lauwers, Gestuelle Bert Van Gorp, Regard extérieur Jo Roets, Lumières Anton Van Haver, Technique Pieter Smet, Rik Van Gysegem, Dramaturgie Caroline Fransens.
Les 22, 23 et 24 mars prochains Cucinema s'installera à la Ferme du Buisson (tel 01 64 62 77 77)
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