Je connais (un peu) l’œuvre d’Akli Tadjer et je l’apprécie. Alors quand Les Escales, sa nouvelle maison d’édition, m’a proposé de lire avant sa parution en librairie D’audace et de liberté j’ai accepté avec enthousiasme.
Je trouvais que le titre ressemblait étonnamment au roman qu’il avait publié chez eux un an auparavant, D’amour et de guerre, mais j’y ai vu une coïncidence. Je n'ai pas eu la curiosité de le lire avant. Je savais que je l’aurais très bientôt entre les mains puisqu’il figure dans la sélection du nouveau prix littéraire lancé par Pocket et dont je fais partie.
Ce n’est que ce soir, alors que les premières lectrices échangeaient en visio-conférence que j’ai compris qu’ils s’agissait d’une histoire en deux tomes, et même peut-être d’une trilogie si un troisième surgit plus tard.
L’auteur a voulu, en tout cas, composer deux romans indépendants, même si on retrouve plusieurs personnages. Il est vrai que je n’ai pas été beaucoup dérangée de n’avoir pas lu le précédent, excepté sur un point, celui de la temporalité.
Je me suis interrogée sur la date à laquelle se déroulent les faits, ce qui a ralenti ma lecture car je recherchais des indices. C’est page 39 qu’on la découvre, le 3 avril 1947. Ensuite, la tension monte d’un cran puisque malgré la « bonne » raison d’Adam de revenir pour l’enterrement de sa tante sa présence est malgré tout suspecte.
La description qu’il nous fait du rite funéraire est instructive. J’ai retrouvé la plume qui m’avait touchée dans Les Thermes du paradis. Il citait déjà Paul Eluard affirmant Il n'y a pas de hasard. Il n'y a que des rendez-vous (p.104). Le livre que j’avais entre les mains allait m’en offrir une nouvelle démonstration avec le poème Liberté qu’Adam fait découvrir à son ouvrier Mohamed (p. 146).
Je me suis demandé, depuis, si le fait d’avoir respiré, enfant, des odeurs de pourriture et d’avoir été confronté aux peaux écorchées n’a pas induit une espèce de fascination pour la mort. Son propre père travaillait en effet dans une tannerie, installée à Gentilly, dont il nous apprendra au cours de la soirée qu’elle lui a inspiré le cadre du roman. Il est vrai qu’il est tout à fait original et l’avoir connu tout petit crédibilise totalement les descriptions, comme c’est le cas aussi pour Bousoulem, le village de Kabylie qui est celui de ses parents. La tannerie a fini par être vendue et est devenue un studio d’enregistrement de musique … car le monde change.
Après La reine du tango, Akli Tadjer a eu raison de resituer une saga dans cette Algérie qui était déjà le théâtre de plusieurs de ses romans. Il le fait en creusant différemment le sillon. En choisissant une période de l’histoire qui est rarement invoquée pour comprendre pourquoi (ce sont ses termes) entre l’Algérie et la France c’est je t’aime moi non plus et juste après embrassons-nous Folleville !
Il est attaché viscéralement à la question de l’altérité pour éviter l’écueil de l’égocentrisme. Il est donc capital de comprendre l’autre. L’histoire officielle de l’Algérie contemporaine commence en 1962 à l'Indépendance. Ce qui s’est passé avant est plutôt habituellement caché. Il y a pourtant beaucoup d’éléments qui méritent qu’on les éclaire comme le code de l’Indigénat, dont j’ignorais totalement l’existence. Et bien entendu aussi les tensions qui ont précédé la création de l’Etat d’Israël avec les conséquences dramatiques pour les musulmans qui y habitaient.
Il rend compte de cette situation. On sent la tension monter à Jérusalem « depuis que des nouveaux Juifs arrivent chaque semaine, par centaines parfois (…) Avec des visages d’Occidentaux, ne sachant pas un mot d’arabe et marmonnant à peine l’hébreu (…) Les vrais, les sincères, elle les connaît parce qu’ils ont toujours vécu ensemble (…) Le but : acheter des terrains aux Palestiniens les plus démunis afin qu’ils bâtissent des maisons dans toute la cité (…) Méfie toi, Adam. Ici, avant de dire ce que tu penses, achète-toi un cheval pour t’enfuir (p. 88).
On le voit, le style est une combinaison de faits historiques, vus alternativement du point de vue des Juifs et de celui des Musulmans lorsqu’on est à Jérusalem, du point de vue des rapatriés (comme on le disait) ou des Français de souche quand on est en France. Et l’opinion diffère selon qu’on se place à un endroit ou à un autre. Même si le lecteur n’aura aucun doute à faire la part des choses entre le bien et le mal il admettra que la vérité se situe dans un entre-deux. C’est l’art de l’auteur d’accorder une part de lumière aux plus mauvais de ses personnages, y compris à ceux qui ont des idées d’extrême-droite.
Néanmoins le rôle de la police soulève le coeur … tout autant que l’intolérance du père d’Elvire, incapable d’admettre qu’elle puisse continuer à vivre avec un homme qui ne soit pas de sa religion et disposé à offrir sa tannerie en échange de la liberté de sa fille qu’il veut marier à l’ami qui a séjourné avec lui dans les camps (p. 115). Quant aux manifestations racistes à l’égard du fils de Zina, elles font froid dans le dos. On imagine ce qui pourrait se passer dans quelques mois, si l’écrivain nous raconte la suite dans un troisième tome.
A cet égard, la jeune femme aurait pu se rebeller malgré la très forte pression paternelle mais elle cède. On remarquera que l’audace et la liberté sont des chemins diversement empruntés selon qu’on est un homme ou une femme, et selon les femmes. L’action se déroule à une période où les parents, quelle que soit leur confession, avaient encore beaucoup d’influence sur le mariage de leurs enfants. On le voit avec le père d’Elvire en Israël, mais aussi avec celui de Nour qui la verrait bien s’unir avec Adam (p. 205).
La liberté d’action, célébrée auparavant et qui avait suscité la surprise du musicien de voir pour la première fois un musulman et une juive mélanger leurs sangs (p. 80) était illusoire même si Elvire dira alors qu’ils ne sont pas mariés mais que c’est tout comme. La suite des évènements démontrera que ce n’est pas tout comme.
Les références à la liberté sont parfois discrètes, et ce n’est pas un hasard si Adam vit à Denfert Rochereau, en face du lion de Bartholdi, le sculpteur de la statue qui accueille les arrivants dans le port de New-York. D’autant qu’il n’est pas loin de Gentilly qu’il peut rallier par la fameuse ligne de Sceaux, préfigurant le futur RER B.
L’audace est plus nettement invoquée, d’abord en écho à la phrase de Danton qui est citée une première fois p. 52 puis qu’Adam reprend plus loin à son compte : Pour vaincre il nous faut de l’audace, toujours de l’audace, encore de l’audace, et nous sortirons de la longue nuit coloniale (p. 144).
J’ai beaucoup apprécié qu’Akli Tadjer éclaire pour nous les faits historiques qui sont peu le sujet de livres, et de films car Indigènes n’aborde que la guerre. Est-ce un lapsus d’invoquer le passé compliqué (p.48) au lieu du passé composé ? C’est en tout cas bien vu.
Le personnage d’Adam est sympathique. Il est tolérant, ouvert. Alors qu’Elvire n’ose pas le lui demander il est immédiatement d’accord pour l’accompagner à Jérusalem dès qu’ils apprennent que son père est encore en vie (p. 64). Il est émouvant dans sa maladresse avec les femmes et dans certains aspects de son machisme, qu’il faut situer dans la culture méditerranéenne et son éducation.
Sur le plan politique il semble modéré, mais il est conscient et souffre d’être resté aux yeux des français ce que nous n’avons jamais cessé d’être : des colonisés corvéables à merci. Ce qui nous rapproche et nous unit c’est cette soif de justice et de liberté (p. 152). Les réunions politiques qu’il organise semblent totalement justifiées.
Si le roman interpelle sur les prémices d’émancipation féminine, surtout à travers du personnage de Nour, il Interroge aussi sur la paternité. Hormis Zina, les femmes, en tant que mères sont très absentes, et toujours défaillantes, de par leur volonté ou en raison des événements.
D’audace et de liberté est un roman essentiel pour commencer à comprendre l’histoire de l’Algérie et des Algériens vivant en France. Il fait parfois Écho aux Déracinés de Catherine Bardon, paru lui aussi aux Escales et retraçant la fondation de la République dominicaine, sans occulter la création d’Israël.
Akli Tadjer est l’auteur de nombreux romans, traduits à l’étranger, dont trois ont été adaptés à la télévision : Les ANI du « Tassili », Le Porteur de cartable et Il était une fois… peut-être pas. Son livre La Reine du tango (JC Lattès, 2016) a reçu le prix Nice Baie des Anges et D’amour et de guerre le Grand Prix du Roman Métis 2021.
D’audace et de liberté de Akli Tadjer, Les Escales, en librairie le 25 mai 2022
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